Rapports de Human Rights Watch

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IV. La proliferation des milices pro-gouvernementales

Depuis 2000, lorsque le Président Gbagbo est arrivé au pouvoir après des élections entachées d’irrégularités, le gouvernement s’est appuyé de plus en plus sur les milices à la fois pour faire appliquer la loi et, à la suite de la tentative de coup d’état de 2002, pour combattre la rébellion. Les milices sont utilisées par le gouvernement et par les officiels régionaux gouvernementaux pour réprimer violemment les manifestations et l’activité des partis politiques de l’opposition, museler la presse et attaquer les ouvriers agricoles immigrés ouest-africains en conflit pour l’usage de la terre et pour les ressources agricoles.16

L’une des plus importantes menaces pour la protection de l’autorité de la loi et des droits humains en Côte d’Ivoire est la prolifération de milices civiles qui sont souvent armées et semblent opérer au su et avec l’assistance du gouvernement et de puissants officiels locaux.17 Des groupes ouvertement armés partisans du Président Gbagbo sillonnent les villages dans des parties de la Côte d’Ivoire surnommés “l’Ouest sauvage” le long de la frontière avec le Liberia, selon des témoins. A Abidjan et d’autres villes du sud, des milliers d’hommes jeunes, pour la plupart sans emploi et sous-employés, peuvent être jetés dans les rues en quelques minutes par les chefs des milices qui jouissent du soutien de proches associés du Président.

Les milices n’ont pas de légitimité et le gouvernement ne leur demande pas de rendre compte de leurs actions. Ces groupes sont accusés de brutalités politiques et d’intimidation de politiciens et de journalistes de l’opposition et opèrent en toute impunité, ne craignant ni les forces de la loi et de l’ordre, ni celles de la justice. Certains de leurs membres sont régulièrement et ouvertement impliqués dans des crimes, extorquant des marchandises et de l’argent à des négociants et des entrepreneurs, parfois en collusion avec les services de sécurité.

Des groupes tels que les Jeunes Patriotes monopolisent le discours politique et la plupart des forums publics pour le débat politique. Aucun groupe d’opposition ne peut tenir une réunion publique sans craindre d’être attaqué tandis que la police regarde ailleurs, selon des militants ivoiriens des droits humains.18

Le phénomène des milices et leur croissance continuelle est un motif de grave préoccupation pour les groupes ivoiriens oeuvrant pour les droits humains et pour les organismes humanitaires internationaux. Le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan relève cela dans son rapport de mars 2005 au Conseil de Sécurité des Nations Unies, dans lequel il notait que la « mobilisation de groupes de milices se développe dans tout le pays ». Il ajoutait : “Je suis profondément préoccupé par l’armement de ces milices, et leurs activités de plus en plus dangereuses.” Il a demandé qu’il soit mis un frein à l’activité des milices armées et que leurs dirigeants soient tenus pour responsables des attaques contre les civils et contre les forces de maintien de la paix.19

Les groupes de milices

Au moins sept principaux groupes de milices opèrent dans le sud et l’ouest de la Côte d’Ivoire.20 La plupart de leurs recrues sont des supporters du parti du Président Gbagbo, le FPI. Beaucoup viennent aussi du groupe Bété, l’ethnie du Président, les groupes liés Attie, Abey et Dida 21 ou leurs alliés dans l’ouest du pays, les tribus Wé et Krou.22

Les Jeunes Patriotes (Congrès Panafricain des Jeunes Patriotes, COJEP) sont parmi les groupes les plus importants. Ils sont dirigés par Charles Blé Goudé. Le Groupe Patriotique pour la Paix (GPP) a pour chef Moussa “Zeguen” Touré, et Eugène Djué est à la tête de l’Union pour la Libération Totale de la Côte d’Ivoire (UPLTCI). Les dirigeants de ces trois groupes se sont fait les dents en politique au sein de la Fédération estudiantine et lycéenne de Côte d’Ivoire (FESCI), tout comme le chef rebelle Guillaume Soro. La FESCI est une association étudiante déclarée qui soutient activement le Président Gbagbo et musèle les dissidents anti-gouvernementaux dans les campus lycéens et universitaires.23

Les Jeunes Patriotes revendiquent 25 000 membres dans le sud du pays. Des officiels occidentaux estiment qu’ils sont environ 13 000.24  Le GPP compte, selon ses dirigeants, environ 60 000 membres, dont 15 000 à Abidjan, et le reste dans le sud du pays.25  Des officiels occidentaux fixent leur nombre à environ 6000.26 Le groupe a été officiellement dissous par le gouvernement en octobre 2003 mais il n’a jamais arrêté de fonctionner et au moment où nous écrivons, il continue à fonctionner ouvertement à Abidjan et ailleurs. L’UPLTCI prétend avoir environ 70 000 “patriotes” mais encore une fois des sources étrangères estiment que leur nombre est de beaucoup inférieur. Des diplomates occidentaux pensent qu’au total l’effectif de toutes les milices pour les zones tenues par le gouvernement est d’environ 31 000. La Commission Nationale pour le désarmement, la démobilisation et la réintégration, instituée dans le cadre des accords de Linas-Marcoussis, estime l’effectif total des milices à 10 000, bien que le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan reconnaisse que ces chiffres sont “très probablement sous-estimés.”27

Dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, les milices sont plus clairement basées sur l’origine ethnique. Les plus importantes sont les Forces de Libération du Grand Ouest (FLGO) fondées par Denis Glofiei Maho, un chef traditionnel du groupe ethnique Wé basé à Guiglo. Les FLGO pourraient avoir au moins 7000 membres.

Les supplétifs de Lima, un groupe de milices constitué essentiellement de Libériens issus du groupe ethnique Krahn, agissent en association avec le FLGO et les Forces Armées de Côte d’Ivoire (FANCI). Selon des entretiens conduits par Human Rights Watch dans des villes et des villages libériens et proches de la frontière ivoirienne en mars 2005, le gouvernement de Côte d’Ivoire a depuis octobre 2004 recruté des centaines de combattants récemment démobilisés au Liberia, dont un grand nombre d’enfants de moins de 18 ans. Les personnes interrogées par Human Rights Watch décrivent deux périodes de recrutement intense : en octobre 2004, juste avant une offensive du gouvernement ivoirien contre le nord contrôlé par la rébellion, et au début du mois de mars 2005, en prévision —selon leurs rapports— de futures attaques contre des positions tenues par les rebelles. Ces personnes ont raconté avoir franchi la frontière pour pénétrer en Côte d’Ivoire par petits groupes, parfois accompagnées par un officier ivoirien non-commissionné, et une fois en Côte d’Ivoire, avoir été logées dans l’une des bases militaires situées à l’intérieur ou à la périphérie des villes de Guiglo, Bloléquin et Toulepleu, dans la partie ouest du pays. Toutes les personnes interrogées par Human Rights Watch ont déclaré avoir reçu des armes, des munitions et des uniformes remis par des Ivoiriens portant des uniformes militaires et dont ils pensaient qu’ils faisaient partie des FANCI. 28

La plupart des Libériens combattant avec Lima se battaient à l’origine pour le Mouvement pour la Démocratie au Liberia (MODEL). Depuis 2002, le gouvernement ivoirien a permis au MODEL de recruter activement des réfugiés libériens dans la partie occidentale de la Côte d’Ivoire et d’utiliser son territoire pour lancer des attaques contre le Liberia en échange de l’aide du MODEL pour combattre les rebelles ivoiriens. Des centaines de combattants du MODEL ont travaillé activement aux côtés de l’armée du gouvernement ivoirien et de groupes de milices plus  réduits en 2002 et 2003. 29

Forces parallèles : les relations des milices avec les militaires ivoiriens

Au cours de ses longues années dans l’opposition, Laurent Gbagbo, professeur d’université, a assis son pouvoir sur la rue grâce à des groupes comme l’union des étudiants FESCI, qui a soutenu ses demandes de pluralité politique sous la démocratie à parti unique de Houphouët-Boigny. Lorsque Gbagbo a accédé au pouvoir en 2000, le corps des officiers de la FANCI était largement représenté par les ethnies Akan et Boaule qui étaient historiquement loyaux à ses rivaux politiques du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Gbagbo a conservé de cette époque sa défiance vis-à-vis de certaines sections de la classe militaire et politique et a permis à des structures alternatives de pouvoir telles que les milices de s’épanouir, selon  des membres de partis de l’opposition ivoirienne et des diplomates occidentaux.30

Après l’accession de Gbagbo à la Présidence en 2000, de 3000 à 4000 membres de la FESCI et des groupes de jeunes pro-gouvernementaux, nombre d’entre d’eux membres des Jeunes Patriotes, ont été recrutés pour intégrer les forces armées régulières. D’après une source de renseignement occidentale, cela a eu un impact négatif sur la structure de commandement de l’armée.31  “Parmi les services armés et les services en uniforme dans le sud, il y a deux lignes de commandement. Il n’y a pas d’adhésion à la chaîne de commandement dans la gendarmerie mais il y a des circuits arrières,” a déclaré un fonctionnaire supérieur des Nations Unies.32 On peut craindre que ces groupes des deux camps échappent à tout contrôle et n’obéissent plus qu’à leur propre loi. Le GPP et le FLGO en sont déjà là,” a ajouté le fonctionnaire.

Des sources occidentales diplomatiques et de sécurité, ainsi que des membres de l’opposition ivoirienne, disent que le corps des officiers de l’armée régulière, dont beaucoup ont été formés du temps du PDCI, acceptent mal l’influence des groupes de milices. “Les milices semblent être constituées comme des forces parallèles à l’armée régulière,” a déclaré un cadre supérieur d’une organisation internationale. “Pourquoi ont-ils besoin de forces parallèles si l’Etat est censé être régi par l’autorité de la loi ?  Le gouvernement ne semble pas avoir beaucoup de confiance dans la loyauté de ses forces armées. Lorsque Laurent Gbagbo était dans l’opposition, il n’avait que la rue. Nous supposons qu’il n’a pas confiance dans l’armée régulière et les milices lui procurent un appui,” a-t-il ajouté.33

Selon les chefs des milices, celles-ci sont à l’avant-garde des forces qui défendent la Côte d’Ivoire, compensant les faiblesses d’une armée qui a été divisée selon des différences régionales, générationnelles et ethniques après la rébellion de 2002.34  Dans un entretien avec Human Rights Watch, Touré le chef du GPP a été très clair quant au rôle de son groupe : “Nous devons être prêts à défendre la nation. Au début de la guerre, nous avons constaté que le point faible c’est notre armée, alors il nous fallait mettre nos membres à la disposition de l’Etat pour défendre notre pays. Nous n’avons pas de relations avec l’armée mais notre existence n’est pas négociable. Nous n’avons besoin de la permission de personne pour nous défendre. Il y a beaucoup de personnes dans l’armée régulière qui ont peur de nous,” a-t-il déclaré.35 Touré ne souhaitait pas parler de la structure de commandement adoptée par le GPP, pas plus que révéler à qui il rend des comptes.

Lorsque 2000 miliciens du GPP à Abidjan se sont emparés d’une école dans le fief de l’opposition de Adjamé en août 2004, 36 le chef du GPP Touré a défini le rôle de son groupe en termes militaires. Il a affirmé que l’occupation avait pour but de protéger la ville contre une avancée des rebelles depuis le Nord. Ce qui est alarmant, c’est que Touré n’a fait aucune distinction entre les partisans politiques du RDR et les membres de la rébellion. “Nous nous sommes emparés des lieux dans le cadre d’un plan stratégique pour défendre la ville. Les rebelles dans la rue sont ici. Nous avons ici une opposition majeure du RDR,” a-t-il déclaré.37 

Les détails sur les liens des milices avec le gouvernement et sur leurs finances sont flous. Les opposants politiques, les médias de l’opposition, les diplomates occidentaux et des sources militaires disent que les milices sont étroitement liées aux associés du Président Gbagbo et reçoivent des fonds d’entrepreneurs et de partisans du FPI.38 Les dirigeants des milices disent qu’ils reçoivent de l’argent par le biais des donations du grand public.39

Le GPP et les Jeunes Patriotes ont une structure de commandement hiérarchique, même s’il est difficile de déterminer la chaîne de commandement. Le GPP émet des cartes d’adhésion. La palette de milices dans l’ouest du pays va de groupes d’autodéfense villageois mal entraînés et peu armés à des unités qui ont visiblement reçu un entraînement militaire et sont liées à des éléments des forces armées ivoiriennes.40 Par exemple en mars 2004 les miliciens du GPP étaient armés et paraissaient travailler aux côtés de la police pour réprimer une marche organisée par des groupes d’opposition à Abidjan. Au moins 105 civils ont été tués et 20 “ont disparu” au cours de ces événements. 41 Les milices du FLGO basées sur les Wé de Maho se sont battues aux côtés des FANCI dans des combats féroces pour déloger les rebelles en novembre 2002.

Les groupes de milices et les armes

Les dirigeants des milices et leurs partisans au gouvernement nient que les milices soient armées. Cependant, beaucoup d’Ivoiriens et de témoins étrangers dont des journalistes et des travailleurs pour des organismes internationaux ont affirmé à Human Rights Watch avoir observé à plusieurs reprises des miliciens armés de fusils AK 47, de mitraillettes Uzis et de pistolets.42

Dans un entretien avec Human Rights Watch, Mousa Touré, le dirigeant du puissant groupe de milices GPP à Abidjan, a nié avoir des armes : “Les gens disent qu’on nous fournit des armes, mais ce sont des contes de fées,” a-t-il déclaré.43 Touré a cependant reconnu que ses hommes recevaient un entraînement militaire et à l’usage des armes de la part des forces de sécurité ivoiriennes : “Nos hommes ont reçu un entraînement à l’usage des armes. On leur apprend à utiliser des armes. Les membres de la police et de l’armée qui sont des patriotes comme nous nous donnent leurs armes pour l’entraînement,” a-t-il déclaré.”44 

Des sources de renseignement occidentales ont déclaré que des armes avaient été distribuées à certaines unités du GPP durant la répression violente d’une manifestation de l’opposition en mars 2004 à Abidjan.45 Les mêmes sources ont déclaré que le GPP avait reçu depuis 2004 un entraînement à l’école de la gendarmerie dans le faubourg de Koumassi à Abidjan et dans un camp à Abobo à l’extérieur de la ville. Ils ont dit qu’il y avait d’autres camps d’entraînement dans toute la partie sud contrôlée par le gouvernement, mais n’ont pas donné de détails sur ces camps-là ni sur les dépôts d’armes à partir desquels les armes seraient remises à certaines milices. “Nous savons qu’ils sont entraînés, armés et déplacés vers l’ouest pour combattre,” a déclaré un cadre supérieur travaillant pour une organisation internationale qui est informé par des sources de renseignement occidentales.46

En février 2005, la capacité armée du GPP a été mise en évidence pour tous quand des membres du GPP se sont livrés à une bataille armée avec des cadets de la police à l’extérieur de leur camp d’Adjamé. Les tirs auraient eu lieu après qu’un membre du GPP se soit battu avec un membre d’une école voisine de formation de la police. 47 L’incident, qui a coûté la vie à un cadet de la police et à un négociant, a montré que le GPP n’avait pas peur d’affronter ouvertement la police. Le chef de commandement des forces armées, le Colonel Philippe Mangou, s’est rendu dans le camp pour dissiper les tensions mais il n’y a pas eu d’action entreprise contre le GPP. 48

A l’ouest, les milices sont ouvertement armées, comme l’a montré l’attaque du 28 février 2005 contre Logouale. Maho, le chef des milices FLGO, nie que ses hommes reçoivent des armes du gouvernement, et prétend que leur abondant armement provient des armes prises aux combattants rebelles morts.49 Cependant, le Colonel Eric Burgaud, chef des forces françaises dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, a contredit cette version : “Nous avons la preuve que les miliciens ont été supervisés par l’armée ivoirienne et qu’ils ont été armés par l’armée ivoirienne, même si  Philippe Mangou 50 a toujours dit le contraire,” a-t-il déclaré. 51 Cela a été confirmé au cours des entretiens conduits par Human Rights Watch en mars 2005 avec cinq Libériens qui ont participé à l’attaque de Logouale, et qui ont dit qu’ils recevaient des armes, des munitions et des uniformes du personnel militaire en prévision de l’attaque.52 

Intimidation, violence et extorsion contre les civils par les milices

Dans les villes du sud du pays contrôlées par le gouvernement, les opposants politiques au Président Gbagbo, les journalistes, les entrepreneurs, les marchands ambulants, les chauffeurs de bus privés et les camionneurs, tous se plaignent d’intimidation, de racket, de violence et d’extorsion de la part des milices, parfois en coordination avec les forces de sécurité.   

La majorité des victimes parmi les entrepreneurs viennent du nord de la Côte d’Ivoire, à dominante musulmane, ou sont des immigrés ou des descendants d’immigrés venus d’Afrique de l’Ouest, groupes considérés par les milices comme des partisans des rebelles. 

Plusieurs membres de groupes ivoiriens de défense des droits humains à Abidjan ont déclaré à Human Rights Watch que les victimes disent couramment avoir trop peur pour déclarer à la police des crimes commis par des membres des milices.53 Adama Touré, le Président de la Fédération Nationale des Conducteurs de Bus de Côte d’Ivoire, a confirmé cela : “Le GPP rentre ici dans la gare des autobus et vole les chauffeurs en toute impunité. Plus tard nous voyons les milices dehors en train de faire du jogging le matin sous la protection des gendarmes. Nous ne pouvons nous plaindre du GPP dans aucun poste de police,” a-t-il déclaré.54 Touré, de frustration, a organisé des grèves des bus pour protester contre les extorsions par les services de sécurité et les milices.55 Cependant, les protestations ont amené la police à fracasser quarante-quatre bus en une nuit en février 2005. Les militants des droits humains, les organismes d’aide internationale et les agences des Nations Unies disent que les milices opèrent en toute impunité, sans crainte ni des services de sécurité ni des institutions judiciaires.56

Le comportement du GPP à Adjamé illustre le lien entre les crimes pour raisons politiques et les crimes de droit commun. Adjamé, un grand centre d’activité commerciale pour la sous-région ouest africaine toute entière, passe de 310 000 résidents la nuit à quelques 2,5 millions pendant la journée avec l’afflux de marchands de plein vent, commerçants, travailleurs et acheteurs, fournissant de belles prises aux miliciens et aux forces de sécurité. Les commerçants à Adjamé disent que le harcèlement revêt des aspects ethniques et politiques.57 Ils accusent les miliciens du GPP de cibler des milliers de boutiquiers et de transporteurs non seulement parce qu’ils possèdent des biens et de l’argent mais aussi parce que plus de 85 pour cent d’entre eux viennent du nord ou sont des citoyens africains non-ivoiriens, groupes considérés par les milices comme partisans des rebelles.58 “La moitié des membres des milices pourrait être des voyous politiques et l’autre moitié des indépendants qui sont là pour se faire de l’argent. C’est difficile de faire la distinction,” a déclaré un fonctionnaire des Nations Unies.”59

Le rôle des milices dans les violences de novembre 2004

Lorsque l’aviation du gouvernement ivoirien a lancé des raids aériens sur les principales villes tenues par les rebelles de Bouaké et Korhogo en novembre 2004, les forces pro-gouvernementales se sont emparées de la station d’état RTI et les milices ont saccagé les bureaux des partis d’opposition et les journaux favorables à l’opposition. Blé Goudé, le dirigeant des Jeunes Patriotes et orateur aux discours enflammés, galvanisait des milliers d’hommes, jeunes pour la plupart, pour qu’ils descendent dans la rue pour soutenir le gouvernement et pour défier les Français. Pour faire passer son message, il s’appuyait sur un réseau informel de groupes de base ou “parlements de rue” connus sous le nom d’Agora, où les orateurs répandaient le message d’un nationalisme féroce dans des salles de réunion ou à des coins de rue. 

Après que les forces françaises aient détruit la force aérienne ivoirienne en représailles pour la mort de neuf soldats français au cours d’un raid aérien le 6 novembre 2004, un sentiment anti-étranger a vu le jour. Blé Goudé, surnommé le Général, a utilisé son libre accès aux médias d’état pour remplir les rues d’Abidjan de manifestants anti-français. Comme la nouvelle se répandait de la destruction par la France de la force aérienne ivoirienne, Blé Goudé est apparu soudain à la télévision du soir pour transmettre un appel vibrant du style «votre pays a besoin de vous ».

“J’étais choqué,” se souvient un journaliste ivoirien qui a suivi les événements. “Blé Goudé est apparu à la télévision nationale en disant des choses comme ‘si vous êtes en train de dîner, arrêtez de manger immédiatement et sortez’. En l’espace d’une heure, des milliers de personnes marchaient sur l’aéroport.”60

Le gouvernement a pu utiliser les milices pour mobiliser la rue tout en appelant ostensiblement au calme. Le Président Gbagbo est apparu à la télévision et à la manière d’un homme d’état il a exhorté les manifestants à rentrer chez eux. Mais d’autres y compris Blé Goudé, considéré par des diplomates occidentaux comme proche du Président Gbagbo, étaient à l’écran et exhortaient les Ivoiriens “patriotes” à manifester. Ce qu’ils ont fait par milliers, y compris beaucoup de personnes ne faisant pas partie des milices, se dirigeant vers la base du 43ème bataillon de la Marine française près de l’aéroport d’Abidjan. Les violentes manifestations, entraînées par les milices, ont abouti à une large destruction de biens, de nombreux viols et ont entraîné l’évacuation d’environ 8000 ressortissants étrangers, de nationalité française pour la plupart. 

Blé Goudé a insisté sur le fait que les manifestants et ses Jeunes Patriotes n’étaient pas armés.61 Cependant, des officiels français disent qu’ils ont vu des patriotes armés sur le pont Général de Gaulle dès le milieu de l’après-midi.62 Ils avancent comme preuve le fait que plusieurs soldats français ont été blessés par balles pendant les manifestations.63  Le gouvernement ivoirien a accusé les forces françaises d’avoir tiré sur les manifestants à Abidjan avec de véritables munitions et a estimé le bilan des violences de novembre 2004 à 64 morts et environ 1500 blessés. Plusieurs manifestants interviewés par Human Rights Watch ont déclaré qu’ils avaient vu les forces françaises tirer à balles sur la foule des manifestants depuis des immeubles et d’un hélicoptère.64  Certaines des victimes et des blessés de l’Hôtel Ivoire ont été piétinés en s’enfuyant pour échapper aux tirs, d’après des sources de l’hôpital.65

Des diplomates ont déclaré que la vitesse avec laquelle les milices s’étaient mobilisées démontrait une organisation et une structure de communications sophistiquées. Les milices ont réquisitionné les transports publics et privés, ont installé des barrages routiers et des vérifications d’identité, le tout avec l’accord tacite des forces de sécurité régulières. “Ils avaient un véritable contrôle de la rue, dirigeant le pillage des propriétés françaises et l’incendie des bureaux des journaux d’opposition,” a déclaré le journaliste. “Beaucoup d’étrangères ont été violées dans tout ce chaos mais aucun ressortissant français n’a été tué. Ceci montre qu’il y avait un niveau de contrôle.”66



[16] Entretiens de Human Rights Watch avec des sources militaires françaises et des Nations Unies, Abidjan Février -Mars 2005.

[17] Entretiens deHuman Rights Watch avec des sources des Nations Unies, Abidjan, 21 février au 3 mars 2005.

[18] Entretiens de Human Rights Watch avec des chercheurs de trois organisations ivoiriennes des droits humains, Abidjan, Février 2005.

[19] Quatrième rapport de progression du Secrétaire général sur l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, 18 mars 2005, S/2005/186.

[20] Estimation venant de groupes de défense des droits humains en Côte d’Ivoire.

[21] Les groupes Bété, Attie, Abey et Dida ont peu de liens culturels, religieux ou ethniques. Ce qu’ils partagent, c’est leur ressentiment à cause de leur exclusion du pouvoir politique et économique pendant les années Houphouët-Boigny.

[22] Les Wé sont connus sous le nom de Krahn au Liberia et de Guéré en Côte d’Ivoire ; les Krou sont aussi appelés Kroumen.

[23] Rapport annuel sur les droits humains du Département d’Etat des Etats-Unis, sur la Côte d’Ivoire, Mars 2005.

[24] Estimations de fonctionnaires occidentaux et des Nations Unies obtenues par Human Rights Watch, Abidjan, Février 2005.

[25] Entretien de Human Rights Watch avec Moussa Touré, dirigeant du GPP, Adjamé, 1er mars 2005.

[26] Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates européens et des sources des Nations Unies, Mars 2005.

[27] Quatrième rapport de progression du Secrétaire général sur l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, 18 mars 2005, S/2005/186, page 3.

[28] Entretiens de Human Rights Watch avec des combattants libériens faisant partie des milices ivoiriennes des supplétifs de Lima, Liberia, 21 au 24 mars 2005.

[29] Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates occidentaux, Abidjan, Février 2005 et avec d’anciens combattants du MODEL, Liberia, Mars 2005.

[30] Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants du RDR, du PDCI, des diplomates européens et des analystes militaires, Abidjan, février-mars 2005.

[31] Entretiens de Human Rights Watch avec des analystes militaires occidentaux et des sources des Nations Unies, Abidjan, Mars 2005.

[32] Entretien de Human Rights Watch avec un fonctionnaire des Nations Unies, Abidjan, 26 février 2005.

[33] Entretien de Human Rights Watch avec un analyste militaire occidental, Abidjan, 26 février 2005.

[34] Entretiens de Human Rights Watch avec des miliciens et leurs dirigeants, février-mars 2005.

[35] Entretien de Human Rights Watch avec Moussa Touré, Adjamé, 1er mars 2005.

[36] Le 11 mars, le GPP a quitté le camp de Adjamé, peut-être sous la pression de la Mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire qui avait insisté quelques semaines plus tôt pour qu’ils vident les lieux.

[37] Ibid.

[38] Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des fonctionnaires et des journalistes étrangers, Février-Mars 2005.

[39] Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants des milices, Abidjan, Février-Mars, 2005.

[40] Entretiens de Human Rights Watch avec des étudiants, des militants politiques et des journalistes à Abidjan, février à mars 2005.

[41] Violations des droits de l’homme à Abidjan au cours d’une manifestation de l’opposition – Mars 2004, Document de Human Rights Watch, Octobre 2004.

[42] Entretiens de Human Rights Watch à Abidjan, février-mars 2005.

[43]  Entretien de Human Rights Watch avec Moussa Touré, Adjamé, 1er mars 2005.

[44] Ibid.

[45] Entretiens avec Human Rights Watch, Abidjan, février 2005.

[46] Entretien avec Human Rights Watch, Abidjan, 28 février 2005.

[47] Reportages ivoiriens et internationaux, février 2005.

[48] Ibid.

[49] James Copnal,  “Ivory Coast’s Wild West” BBC, 8 février 2005.

[50] Colonel Philippe Mangou, chef d’état-major des forces armées ivoiriennes.

[51] Ange Aboa, “Entretien. Attaque planifiée du gouvernement de Côte d’Ivoire contre l’armée française à l’Ouest”, Reuters, 24 mars 2005.

[52] Entretiens de Human Rights Watch, Liberia, 21-24 mars 2005.

[53] Entretiens avec des chercheurs de trois organisations ivoiriennes des droits humains, Abidjan, février 2005.

[54] Ibid.

[55] Entretiens de Human Rights Watch, Adjamé, 26 février 2005.

[56] Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, février-mars 2005.

[57] Entretien de Human Rights Watch Adjamé, 25 février 2005.

[58] Entretiens de Human Rights Watch au marché d’Adjamé avec des commerçants et leurs représentants 25-28 février 2005.

[59] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 25 Février 2005.

[60] Entretien de Human Rights Watch avec un reporter d’un journal favorable à l’opposition, Abidjan, 2 mars 2005.

[61] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 2 mars 2005.

[62] Entretien de Human Rights Watch avec des fonctionnaires français, Abidjan, Février-Mars 2005.

[63] IRIN, “Côte d’Ivoire: la rumeur grandit de victimes faites par les troupes françaises,” 1er décembre 2004. “Nous avons nous-mêmes subi un très grand nombre de blessures montrant qu’elles (les troupes françaises) n’étaient pas confrontées à des civils non armés, mais à des individus, qu’ils aient été des soldats ivoiriens, des Jeunes Patriotes ou autres, étaient armés de kalachnikovs, de fusils à pompe et d’armes de poing,” a noté la ministre française de la Défense,  Michèle Alliot-Marie.

[64] Entretiens de Human Rights Watch avec des manifestants blessés, Abidjan 2 mars 2004.

[65] Entretiens de Human Rights Watch avec des travailleurs de l’aide internationale et des journalistes, Abidjan, Mars 1-2, 2005; rapport du Mouvement Ivoirien des Droits Humains (MIDH), Abidjan, Décembre 2004,  pages 20-21.

[66] Entretien de Human Rights Watch avec un reporter d’un journal favorable à l’opposition, Abidjan, 2 mars 2005.


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