Rapports de Human Rights Watch

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III. Contexte

La Côte d’Ivoire a été l’un des pays les plus stables et prospères d’Afrique de l’Ouest pendant les trente années qui ont suivi l’indépendance par rapport à la France en 1960. Elle était gouvernée par le Président Félix Houphouët-Boigny, d’origine Baoulé, et dont le Parti Démocratique de la Côte d’Ivoire (PDCI) a monopolisé l’activité politique dans ce qui était en réalité un Etat à parti unique.

Sous Houphouët-Boigny l’économie basée sur le cacao a prospéré, attirant des millions de travailleurs étrangers, en particulier du Burkina Faso, du Mali, du Niger et de la Guinée. A la fin des années 80 cependant, les prix des marchandises ont chuté et la dette extérieure de la Côte d’Ivoire s’est accrue. Une récession économique au début des années 90 a entraîné une augmentation du chômage rural.

Beaucoup de jeunes ayant étudié en ville revenaient dans leurs villages pour se retrouver sans emploi et disputer aux immigrés la terre et des ressources de plus en plus rares.  A l’Ouest du pays, au cœur de la région des cultures de café et de cacao, des frictions ont eu lieu entre les travailleurs immigrés des plantations et les villageois ivoiriens qui leur avaient vendu ou loué des terres. La mort de Houphouët-Boigny en 1993 a marqué le début d’une tension politique manifeste et la fin du fragile équilibre ethnique qu’il avait maintenu entre les myriades de tribus indigènes de Côte d’Ivoire et les immigrés d’Afrique de l’Ouest.

Henri Konan Bédié, le successeur de Houphouët-Boigny, a exploité les disparités de la société ivoirienne pour consolider son assise politique. Bédié a exploité le concept d’ “Ivoirité” dans le but de séparer les “vrais” Ivoiriens des étrangers. Les difficultés économiques du pays ont été mises sur le compte des étrangers. La victime la plus notable de cette exclusion fut Alassane Ouattara, un musulman venu du nord originaire du Burkina Faso, qui fut empêché par Bédié de se présenter aux élections présidentielles. Ouattara dirigeait le Rassemblement de Républicains (RDR), qui bénéficiait du large soutien des groupes ethniques du nord du pays et des musulmans, et était considéré comme l’un des plus puissants rivaux politiques de Bédié. 

Durant les six années où Bédié a été au pouvoir, les allégations de corruption et de mauvaise gestion se sont multipliées, et il s’est de plus en plus appuyé sur l’appartenance ethnique comme tactique politique pour obtenir des soutiens dans un climat économique défavorable. En 1999, le Général Robert Guei, un Yacouba originaire de l’Ouest et chef d’état-major de Bédié, s’empara du pouvoir lors d’un coup d’état à la suite d’une mutinerie de soldats. Applaudi tout d’abord par la plupart des groupes d’opposition comme un changement bienvenu après le long gouvernement du PDCI et le régime corrompu de Bédié, les promesses de Guei d’éliminer la corruption et d’introduire un gouvernement ivoirien sans exclusive furent rapidement éclipsées par ses ambitions politiques personnelles et les mesures répressives qu’il a utilisées contre l’opposition réelle ou présumée.8 Tout au long de l’année 2000 – une autre année d’élection – la politique ivoirienne a adopté de plus en plus des lignes de démarcation ethniques et religieuses.

Les tensions  politiques, économiques, religieuses et ethniques accumulées dans les années 90 ont éclaté avec violence au cours des élections présidentielles en octobre 2000.9 La légitimité des élections a été gravement compromise par l’exclusion de quatorze sur les dix-neuf candidats à la Présidence, dont Alassane Ouattara et le candidat du PDCI, l’ex-Président Bédié. Le Général Guei a fui le pays le 25 octobre 2000 après des manifestations populaires massives et la perte du soutien de l’armée à la suite de sa tentative d’ignorer complètement les résultats électoraux et de s’emparer du pouvoir. Laurent Gbagbo, un homme politique de l’opposition qui depuis des années avait combattu contre la démocratie à parti unique de Houphouët-Boigny, et candidat du Front Populaire Ivoirien (FPI) était installé à la Présidence un jour plus tard. Cette transition a été marquée par la violence car les partisans du RDR – qui réclamaient de nouvelles élections – se sont affrontés avec les partisans du FPI et les forces de sécurité du gouvernement. Plus de deux cents personnes furent tuées et des centaines blessées au cours des violences qui ont marqué les élections présidentielles d’octobre 2000 et les élections parlementaires de décembre 2000.

La rébellion 

Le 19 septembre 2002, les rebelles du Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire, (MPCI) attaquèrent Abidjan, capitale commerciale et de facto de Côte d’Ivoire, et les villes de Bouaké et Korhogo dans le nord du pays. La tentative de coup d’état était menée par de jeunes officiers de l’armée qui s’étaient trouvés à l’avant-garde du coup d’état de 1999, mais étaient partis après que plusieurs d’entre eux aient été arrêtés et torturés sous le régime de Guei. A la fin de 1999 ils étaient partis au Burkina Faso, où l’on pense qu’ils ont suivi un entraînement et peut-être d’autres formes de soutien au cours des deux années qui se sont écoulées entre leur exil de Côte d’Ivoire et leur retour le 19 septembre 2002.

Les rebelles du MPCI étaient composés surtout de “Dioula” ou d’ethnies Malinké, Senaphou et autres ethnies du nord, des Burkinabé et des Maliens, ainsi que des “dozos,” ou chasseurs traditionnels.10 Leurs principaux objectifs déclarés étaient l’annulation des récentes réformes militaires, de nouvelles élections et le départ du Président Gbagbo, dont la présidence était perçue comme illégitime après les élections irrégulières de 2000. Cependant, ils représentaient aussi d’autres mécontentements, comme le sentiment largement répandu chez nombre d’Ivoiriens du nord du pays qu’ils étaient de façon permanente exclus politiquement et victimes de discriminations systématiques depuis les dix dernières années. Tandis que le noyau du MPCI était constitué d’Ivoiriens du Nord —comme les Senaphou et les Malinké— ses membres tant au niveau des soldats qu’aux niveaux politiques élevés incluaient la plupart des groupes ethniques ivoiriens, y compris des Baoulé et des Bété.

Le MPCI n’a pas réussi à prendre Abidjan mais en deux mois il contrôlait la plus grande partie du nord ainsi que des villes importantes de l’ouest comme Man et Danane, (environ 50% du pays.)  Les villes de l’ouest furent prises avec l’aide de deux groupes composés majoritairement de combattants libériens et de Sierra Leone : le Mouvement pour la justice et la paix (MJP), et le Mouvement Populaire Ivoirien du Grand Ouest (MPIGO). Ces trois groupes de rebelles formèrent plus tard une alliance politico-militaire connue sous le nom de Forces Nouvelles (FN).  

Le conflit armé entre le gouvernement et les Forces Nouvelles s’est terminé officiellement en janvier 2003 avec la signature par tous les belligérants d’un accord de paix négocié par la France. L’accord, connu sous le nom d’Accord de Linas-Marcoussis, appelait à un gouvernement de réconciliation nationale comprenant des membres de chaque faction de la rébellion ainsi que des partis d’opposition. Le gouvernement de réconciliation nationale était chargé de réformer la loi sur la nationalité, les procédures électorales et la propriété foncière. L’accord déléguait la plupart de ses pouvoirs à un premier ministre qui devait diriger le gouvernement jusqu’à la tenue d’élections présidentielles libres et équitables.   

Depuis 2003, le pays se retrouve coupé en deux avec d’une part les Forces Nouvelles basées à Bouaké, et contrôlant la partie nord du pays sans accès à la mer, et d’autre part le Président Gbagbo qui tient le sud du pays avec la plus grande partie des 16 millions d’habitants.

La Côte d’Ivoire a très peu progressé dans l’application de l’accord de Linas-Marcoussis en 2003. Malgré la présence au gouvernement des rebelles et des principaux partis d’opposition politique connus sous l’appellation collective de G7, les représentants des Forces Nouvelles se sont retirés en septembre 2003 se plaignant de ce qu’ils ont appelé le manque de bonne foi du Président Gbagbo dans la mise en œuvre de l’accord.

Les Nations Unies, l’Union Africaine et la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), craignaient une reprise des hostilités et ont donc organisé un sommet à Accra, au Ghana, en juillet 2004, afin de réactiver les accords de Linas-Marcoussis.  Ce sommet a abouti à l’accord d’Accra III qui engageait le gouvernement à adopter plusieurs réformes juridiques cruciales, dont une relative à la citoyenneté pour les immigrés d’Afrique occidentale, une autre définissant à l’article 35 de la constitution ivoirienne les conditions d’éligibilité aux élections présidentielles et une troisième pour modifier les droits à la jouissance de la terre.  

Des forces françaises et de la CEDEAO sont venues pour sécuriser les villes dans l’ouest du pays en juin 2003 et pour contrôler un cessez-le-feu. En mai 2003, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a approuvé une mission politique et d’observation dans le pays – la Mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire (MINUCI) – constituée de personnel de liaison militaire et de contrôleurs civils des droits humains.

Le 27 février 2004, étant donné les préoccupations tant à l’égard du manque de progression dans l’application de l’accord de paix que du fait que “la situation en Côte d’Ivoire continuait à représenter une menace pour la sécurité et la paix internationales dans la région,” la MINUCI a été transformée en une force de maintien de la paix par la résolution 1528 du Conseil de Sécurité des Nations Unies.11 Cette force, déployée dans le cadre d’un mandat d’un an renouvelable le 4 avril 2004, comportait environ 6000 casques bleus des Nations Unies soutenus par 4000 soldats français plus lourdement armés appartenant à l’Opération Licorne. Ils patrouillent ensemble une bande tampon allant d’est en ouest entre les forces ivoiriennes opposées appelée Zone de Confiance. La mission des Nations Unies est connue sous le nom d’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, UNOCI. Elle opère dans le cadre du Chapitre VII de la charte des Nations Unies avec pour mandat de “protéger les civils en danger immédiat de violence physique, dans la limite de ses possibilités et de ses zones de déploiement” et de superviser un programme de désarmement, de démobilisation et de réintégration approuvé par les deux parties.12

Rupture du cessez-le-feu

Le 4 novembre 2004, en dépit d’un investissement politique considérable des Nations Unies, de la France et de l’Union Africaine pour apporter une solution négociée au conflit, le gouvernement du Président Gbagbo a lancé des bombardements aériens contre les rebelles du nord, rompant un cessez-le-feu de 18 mois. Les forces françaises et de l’UNOCI n’ont pas répondu à ces attaques jusqu’à ce que neuf soldats français soient tués lors d’une attaque aérienne sur Bouaké le 6 novembre 2004. L’aviation française a détruit immédiatement en représailles deux bombardiers Sukhoi 25 ivoiriens, au sol à Yamoussoukro, soit l’essentiel de la minuscule force aérienne du pays.

L’attaque française a entraîné un courant d’invectives contre la France et les étrangers de la part des stations de radio et des journaux pro-gouvernementaux ivoiriens qui ont exhorté les “patriotes” à descendre dans la rue pour défendre la nation. Les habitations ainsi que les entreprises et les institutions françaises ont été pillées et incendiées, provoquant la plus importante évacuation d’étrangers de l’histoire post-coloniale du pays. Environ 8000 ressortissants de 63 pays ont quitté la Côte d’Ivoire en novembre 2004.  La perte de ces expatriés a gravement affecté les entreprises et les emplois dans une économie déjà chancelante.

Le Conseil de Sécurité des Nations Unies a réagi à la flambée de violence en imposant un embargo sur les armes à la Côte d’Ivoire fin novembre 2004. En février 2005, il a voté le renforcement de l’embargo et a autorisé la nomination d’un panel d’experts pour le surveiller. Après l’offensive, le Président Thabo Mbeki d’Afrique du Sud a entamé des tentatives de médiation entre le Président Gbagbo et les rebelles. Mbeki a été mandaté par l’Union Africaine pour garantir la mise en application de l’accord de paix Linas-Marcoussis, qui entre autres choses, demandait que la constitution soit amendée pour permettre aux candidats ayant un seul parent ivoirien de se présenter aux élections nationales. Ce qui permettrait à Ouattara de se présenter contre le Président Gbagbo en octobre 2005. Le Parlement a voté à contrecœur en décembre 2004 pour l’amendement de l’Article 35 de la constitution mais le Président Gbagbo a insisté pour que l’amendement soit soumis à un referendum, ce qui retarderait de fait l’élection présidentielle du mois d’octobre.

L’Accord de Pretoria

A la suite de l’attaque du 28 février 2005 contre Logouale tenu par les rebelles et devant les rumeurs d’une offensive gouvernementale imminente contre le nord, le Président Mbeki a intensifié les efforts de paix et a convoqué toutes les parties à une rencontre à Pretoria le 3 avril 2005. Trois jours de négociations intensives ont abouti à l’Accord de Pretoria qui : comportait une déclaration de “cessation finale et immédiate de toutes les hostilités” ; demandait aux rebelles des Forces Nouvelles et au gouvernement ivoirien de désarmer tous les combattants, y compris les milices ; permettait aux ministres représentant les Forces Nouvelles de retourner au gouvernement de réconciliation nationale ; et demandait à tous les acteurs de se préparer pour les élections présidentielles prévues pour octobre 2005. La question controversée de l’éligibilité à l’élection présidentielle – de fait le point d’achoppement des deux accords précédents – a été laissée à la décision du médiateur Mbeki après consultations avec le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan et le Président de l’Union Africaine Olusegun Obasanjo.13

Dans une lettre au Président Gbagbo devant être lue à la télévision d’état le 13 avril 2005, le Président Mbeki a demandé au Président Gbagbo d’utiliser ses pouvoirs présidentiels spéciaux accordés par la constitution pour permettre à tous les partis ayant signé l’Accord de Pretoria de pouvoir se présenter aux élections, ouvrant de ce fait la voie au principal rival politique de Mr. Gbagbo, et lui permettant de se présenter contre lui.14 

Le déclin de l’économie

La guerre et l’impasse politique qui s’en est suivie se sont déroulées avec en toile de fond le déclin économique régional et national. Avant le coup d’état militaire de 1999, la Côte d’Ivoire ressentait les tiraillements économiques après des années de chute des prix des matières premières, de mauvaise gestion économique et de corruption. Malgré cela, le pays était prospère comparativement à ses voisins et disposait de la meilleure infrastructure de l’Afrique de l’Ouest. Maintenant, les années de négligence couplées à l’insécurité se paient. Le cacao, le café, le coton et autres récoltes arrivent toujours au port mais le chômage et la dette nationale augmentent. En 2004 l’économie a diminué de 3 à 4 pour cent et le déficit budgétaire s’est envolé. La Banque mondiale et le Fonds Monétaire International ont gelé tous les prêts pour cause de non-paiement. L’exode des étrangers après les émeutes anti-françaises de novembre a exacerbé le déclin de l’économie.15



[8] De nombreux militaires qui avaient porté Guei au pouvoir au moment du coup d’état de 1999 se sont enfuis au Burkina Faso en 2000 après avoir été détenus et torturés par le régime de Guei. Certains d’entre eux ont refait surface plus tard et sont devenus des piliers du mouvement rebelle du MPCI.

[9] Voir, “Le nouveau racisme : la manipulation politique de l’ethnicité en Côte d’Ivoire,” Human Rights Watch Report, Vol. 13, No. 6(A), Août 2001.

[10] Voir, Human Rights Watch, “Pris au piège entre deux guerres : violences contre les civils dans l’ouest de la Côte d’Ivoire,” Août 2003, Volume 15, No. 14 (A), pages 9-10.

[11] Résolution 1528 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, 27 Février 2004, S/RES/1528(2004).

[12] Résolution 1528 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, 27 Février 2004, S/RES/1528(2004).

[13] “Points clés de l’Accord de Pretoria sur la Côte d’Ivoire,” Agence France Presse, 6 Avril 2005.

[14] Bureau des Nations Unies pour la Coordination des Affaires Humanitaires, 13 avril 2005: Côte d’Ivoire: Mbeki prend sa décision en avance sur la rencontre cruciale sur le désarmement.

[15] Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des journalistes financiers et des travailleurs du développement, Abidjan, Mars 2005.


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