Rapports de Human Rights Watch

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Le centre de détention de Gikondo

Le statut du centre

Les responsables de la ville et de la police affirment que le centre de Gikondo est géré par le conseil de la ville de Kigali5 et l'un de ces responsables a avoué au chercheur de Human Rights Watch que le centre n'avait pas de statut juridique et n'était pas conforme aux normes fondamentales relatives aux lieux de détention.6 Aux termes de la loi rwandaise, le conseil de la ville ne dispose pas des pouvoirs légaux nécessaires pour mettre en place ou gérer des installations qui privent les personnes de leur liberté.7 Non reconnu officiellement, le centre ne bénéficie pas d'allocations budgétaires, situation qui pourrait expliquer, en partie du moins, le manque de nourriture et de services fournis aux détenus.8

Des policiers du centre de Gikondo et d'anciens détenus ont expliqué à Human Rights Watch que le centre était gardé par la police pendant la journée et par des membres de la Force de défense locale (force paramilitaire organisée par le gouvernement, mal entraînée et généralement non payée) pendant la nuit.9 

Dans les bâtiments, les gardiens ont confié à certains détenus adultes appelés "conseillers" le pouvoir de "maintenir l'ordre" parmi les détenus. Les "conseillers" protègent parfois les enfants du harcèlement d'autres prisonniers ou leur fournissent un endroit où dormir la nuit (voir plus bas). Selon d'anciens détenus, les "conseillers" attendent souvent et reçoivent souvent un paiement en échange de ces services. Dans certains cas, ils battent les détenus plus faibles, notamment les enfants, pour leur extorquer de l'argent ou leur prendre leurs affaires, ou ils volent carrément ce qu'ils possèdent.10 Comme l'a expliqué un ancien détenu, "les 'conseillers' sont des voleurs à qui l'on confie le pouvoir de nous contrôler parce qu'ils sont forts physiquement." 11

           

L'établissement

Le centre, situé non loin de commerces chics et d'édifices appartenant au gouvernement national, consiste en deux grands bâtiments en béton d'un seul étage situés sur un terrain aride entouré de murs d'enceinte. A certains endroits, le mur s'est écroulé et des rouleaux de fil barbelé acéré empêchent les détenus de s'évader. Les bâtiments, du moins l'un des deux qui faisait auparavant office d'entrepôt, ont également servi de prison ordinaire dans le passé. Ils sont pourvus de petites fenêtres avec des barreaux qui laissent pénétrer peu de lumière. Ayant autrefois appartenu à Félicien Kabuga, un riche commercant aujourd'hui inculpé par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, notamment de génocide, la propriété serait à l'heure actuelle,  aux mains des autorités de la ville de Kigali. Fin mars 2006, le porte-parole de la police, Théo Badege, a déclaré à des militants des droits humains que le centre fonctionnait depuis plus d'un an.12

Le jour où un chercheur de Human Rights Watch a visité le centre, un policier montait la garde à la barrière à l’entrée. Un autre, à l'intérieur de l’enclos, empêchait de sortir des bâtiments les détenus qui se pressaient dans l'embrasure des portes. Les quelques détenus observés à l'extérieur des bâtiments effectuaient diverses tâches comme couper du bois pour cuire de la nourriture.

Certains détenus ont au moins été autorisés à parler aux visiteurs mais ils devaient demeurer sur le pas de la porte. Les visiteurs ne pouvaient pas non plus pénétrer dans les bâtiments. Les observateurs locaux des droits de l'homme et les représentants de centres s'occupant d'enfants de la rue ont cherché à obtenir l'autorisation d'y entrer mais en vain. Des membres de la Croix-Rouge rwandaise ont reçu la permission de pénétrer dans les bâtiments pendant plusieurs mois en 2005 pour prodiguer des soins médicaux élémentaires, service qu'ils ne prestent plus. Le Comité international de la Croix-Rouge a, à un moment donné, fourni de l'assistance matérielle, vraisemblablement de la nourriture, mais il ne le fait plus. Ses représentants continuent à avoir accès aux bâtiments. 13

Les détenus

Selon les personnes qui ont été un jour incarcérées dans ce centre de Gikondo, on trouve parmi les détenus des enfants de la rue, des travailleurs du sexe, des vendeurs de rue, des toxicomanes, des étrangers sans papiers d'identité en règle, des malades mentaux et des personnes soupçonnées de délits mineurs tels que des petits larcins.14

Le porte-parole de la police, Badege, a confié à des militants des droits humains à la fin mars 2006 que les détenus du centre de Gikondo étaient des "vagabonds."15 Dans le code pénal rwandais, les vagabonds sont définis comme étant ceux qui n’ont ni domicile fixe, ni moyen de subsistance et qui n’ont pas de profession déterminée.16 Les habitants de Kigali, qui sont censés être porteurs de documents indiquant qu'ils sont autorisés à vivre dans la ville, peuvent se déplacer librement. Dans certains cas, des habitants ont été ramassés par la police et emmenés au centre de Gikondo parce qu'ils n'avaient pas le document nécessaire en leur possession ou pour quelque autre raison. La femme d'un pasteur, résidant légalement dans la ville, a notamment passé plusieurs jours au centre avant de pouvoir obtenir sa libération.17 Dans d'autres cas, des enfants qui étaient inscrits au registre et recevaient des soins dans des centres reconnus administrés par des organisations non gouvernementales ont également été privés de liberté par erreur.18 Les enfants et les personnes qui viennent en ville en provenance d'autres parties du pays et qui n'ont pas de résidence légale à Kigali s'exposent à être reconduits dans leur région d'origine mais ils sont envoyés au centre jusqu'à ce qu'un transport soit disponible.

Certains détenus appréhendés par la police ont été emmenés à un poste de police avant d'aller au centre mais d'autres ont été conduits directement de la rue au centre. Bien que la loi sur le vagabondage puisse être invoquée comme prétexte pour appréhender les enfants et autres personnes dans la rue, très peu de personnes, s'il y en a, sont en fait inculpées de ce délit.

Un policier a déclaré à un chercheur de Human Rights Watch que les détenus n'étaient pas censés passer plus de trois jours au centre avant d'être renvoyés dans leurs lieux d'origine mais la pénurie de transports avait rendu nécessaires les séjours plus longs.19 Selon d'anciens détenus interrogés par un chercheur de Human Rights Watch, nombreuses sont les personnes qui ont passé des semaines, voire des mois, au centre de détention. Une jeune femme a expliqué qu'elle avait passé plus de trois mois à Gikondo à la fin 2005. D'autres détenus libérés récemment ont donné à un chercheur de Human Rights Watch le nom d'un garçon qui, au moment de leur libération, était détenu depuis plus de quatre mois déjà.20

Selon le porte-parole de la police, de 350 à 400 personnes sont généralement détenues au centre.21 Mais un adulte présent au centre dernièrement a estimé à environ 600 le nombre de personnes détenues en mars et avril 2006, et parmi elles un tiers ou même la moitié seraient des enfants.22 Selon une autre source bien informée, le nombre de détenus varie en fonction du temps passé depuis les plus récentes opérations de ramassage dans les rues de la ville mais juste après ces rafles, ce chiffre peut atteindre plusieurs centaines de personnes.23 D'après un visiteur du centre, le nombre de prisonniers a énormément augmenté durant la semaine du 8 mai, lorsqu'une délégation du Mécanisme africain d’évaluation par des pairs (MAEP) a effectué une visite à Kigali.24 Le pourcentage d'enfants parmi les détenus varie également en fonction des circonstances, c'est-à-dire du moment et du lieu où sont opérées les rafles.

Les conditions de vie au centre de détention

Les bâtiments sont sérieusement surpeuplés. Les détenus paient un "conseiller" afin de s'assurer qu'ils auront suffisamment d'espace pour pouvoir dormir par terre. Le tarif habituel est de 500 francs rwandais (environ 0,90$US), une forte somme pour un enfant qui vit au jour le jour dans la rue. Le centre ne fournit pas de matelas ni de couvertures. Les bâtiments abritent des hommes et des femmes ainsi que des enfants des deux sexes. Les hommes adultes et les garçons que l'on estime susceptibles de poser problème (par exemple ceux qui ont été détenus au centre deux ou trois fois auparavant) dorment dans les mêmes pièces, alors que les femmes et les enfants considérés comme non difficiles sont logés dans d'autres locaux.25

Parfois, les détenus doivent payer pour avoir de l'eau, que ce soit pour boire ou pour se laver. Un seau d'eau pour se laver peut coûter jusqu'à 1.000 francs rwandais (environ 1,80$US). A ce prix, se laver est un luxe que peu de détenus peuvent se permettre. Ceux qui ne peuvent pas payer risquent ainsi d'être privés d'eau pendant plusieurs jours d'affilée.26

Les détenus sont autorisés à utiliser les latrines une fois par jour, avant l'aube. Ces latrines sont dégoûtantes. Vu que les files d'attente sont longues le matin et que les détenus ne peuvent pas utiliser les latrines à un autre moment de la journée, beaucoup urinent dans les pièces où ils dorment et passent leurs journées.27 

La nourriture est insuffisante et de mauvaise qualité. Selon d'anciens détenus, la ration habituelle consistait en une poignée de maïs bouilli et de haricots une fois par jour, parfois même une fois tous les deux jours. Les détenus n'ont pas d'ustensiles pour manger. Ils font la file devant de grands bols de nourriture cuite et reçoivent un peu à manger. Les aliments sont distribués au compte-gouttes au moyen d'une palette en bois; ils sont déposés sur des morceaux de papier, si les détenus en ont, ou alors ces derniers utilisent un bout de leur chemise ou directement leurs mains.28

Un garçon de dix ans a décrit son arrivée au centre:

Aux alentours de dix heures du matin, nous avons été arrêtés par un membre des Forces de défense locale dans le centre de Kigali. Ils nous ont emmenés au poste de police de Muhima, où nous avons rejoint une soixantaine d'autres enfants. Nous avons attendu pendant dix-huit heures, entassés dans la cour du bureau de police, avant d'être emmenés à la "prison" de Gikondo… nous avons passé la nuit entière sans manger. Le lendemain, ils nous ont laissé sortir de la pièce où nous étions enfermés pour aller aux toilettes et ensuite, ils nous ont fait retourner dans cette pièce. L'après-midi, les "conseillers" nous ont donné un peu de maïs mélangé à quelques haricots. Chacun en a reçu une poignée mais ce n'était pas assez.29

La déclaration de politique générale du gouvernement datant de 2003 et mentionnée plus haut parle de l'instruction et de la formation des enfants hébergés dans des "centres de transit" et selon l'inspecteur de police Edward Baramba, le centre de Gikondo est bien un "centre de transit." Pourtant, aucune formation n'y est prodiguée.30 Aucun programme d'exercices n'est prévu, ni aucune autre activité organisée.31

Les situations décrites plus haut constituent des conditions inhumaines et dégradantes pour tout détenu, et les enfants sont particulièrement exposés aux conséquences physiques des privations et des violences qu'ils subissent au centre. Aux dires d'anciens détenus et de personnes qui travaillent régulièrement avec les enfants de la rue, plusieurs enfants sont décédés au centre de Gikondo.32 Pour citer un cas récent, un garçon d'environ treize ans est mort aux alentours de 15 heures le 16 avril 2006. A 19 heures environ, une fois la nuit tombée, les "conseillers" ont transporté le corps à l'extérieur. Les enfants enfermés dans le bâtiment n'ont pas pu voir ce qu'il est advenu du corps. Le 16 avril également, une jeune détenue sous-alimentée a fait une fausse couche et a été hospitalisée.33

La libération

Il semble que dans la plupart des cas, les détenus sont libérés de la même façon qu'ils ont été arrêtés, c'est-à-dire sans aucune procédure officielle ou à peine. Les enfants sont relâchés en ne se portant pas mieux sur le plan psychologique ou éducatif et leur condition physique est probablement pire que lorsqu'ils ont été soustraits à la vie de la rue. Dans les heures ou les jours qui suivent, la plupart retrouvent la vie qu'ils connaissaient auparavant dans la rue, assurant à nouveau leur survie du mieux qu'ils le peuvent en mendiant, en commettant des petits délits et en offrant des services sexuels.34

Etant donné que ni les enfants ni la société ne tirent réellement profit de ces détentions, il semble que cette politique a simplement pour objectif principal de garder les enfants et les autres personnes hors de la vue pendant un certain temps.



[5] Entretiens de Human Rights Watch avec l'inspecteur de police Edward Baramba, Kigali, 28 avril 2006, et Jeanne Gakuba, vice-maire aux affaires sociales, Kigali, 4 mai 2006.

[6]Entretien de Human Rights Watch avec Jeanne Gakuba, vice-maire aux affaires sociales, Kigali, 4 mai 2006.

[7] Le centre de Gikondo n'est pas le seul lieu de détention non autorisé géré par les autorités rwandaises. Le Département d'investigations criminelles (CID) de la police gérerait d'autres centres de détention secrets qui font l'objet de critiques de la Commission nationale des droits de l'homme depuis 2002 et qui ont également été dénoncés par des parlementaires en février 2006. Le plus tristement célèbre de ces centres a été appelé "chez Gacinya," d'après le nom du Maj. Rubagumya Gacinya, alors à la tête du CID et récemment nommé attaché militaire à l'ambassade du Rwanda à Washington, D.C. Voir James Munyaneza, “Senate Pins Government,” The New Times (Kigali), 3 février 2006.

[8] Entretien de Human Rights Watch, Kigali, 3 mai 2006.

[9] Notes du chercheur de Human Rights Watch lors de la visite au centre de Gikondo, 15 avril 2006. Pour de plus amples informations sur l'histoire de la Force de Défense Locale au Rwanda, voir Human Rights Watch, “Rwanda: The Search for Security and Human Rights Abuses,” A Human Rights Watch Report, vol. 12, no. 1 (A), avril 2000, [en ligne] http://www.hrw.org/reports/2000/rwanda/.

[10] Entretien de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 17 avril 2006.

[11] Entretien de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 27 avril 2006.

[12] Observateurs rwandais des droits de l'homme, entretien avec le porte-parole de la police, Théo Badege, Kigali, 21 mars 2006. Le vagabondage est illégal au regard de la loi rwandaise même si ce délit est rarement poursuivi. Human Rights Watch s'inquiète du fait que les lois sur le vagabondage peuvent conduire à des arrestations arbitraires et qu'elles sont par nature en contradiction avec la liberté de mouvement et le droit à la liberté et la sécurité garantis par le droit international des droits de l'homme.

[13] Entretien de Human Rights Watch avec Jeanne Gakuba, vice-maire aux affaires sociales, Kigali, 4 mai 2006.

[14] Entretiens de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 17 avril 2006.

[15] Observateurs rwandais des droits de l'homme, entretien avec le porte-parole de la police, Théo Badege, Kigali, 21 mars 2006. Le vagabondage est illégal au regard de la loi rwandaise même si ce délit est rarement poursuivi. Human Rights Watch s'inquiète du fait que les lois sur le vagabondage peuvent conduire à des arrestations arbitraires et qu'elles sont par nature en contradiction avec la liberté de mouvement et le droit à la liberté et la sécurité garantis par le droit international des droits de l'homme.

[16] Université Nationale du Rwanda. Codes et Lois du Rwanda (1995) Code Pénal, Livre Deuxième: Des Infractions et de Leur Répression en Particulier, article 284.

[17] Entretien de Human Rights Watch, Kigali, 27 avril 2006.

[18] Entretiens de Human Rights Watch avec des membres du personnel de divers centres s'occupant des enfants de la rue, Kigali, 27 avril 2006.

[19] Entretien de Human Rights Watch avec un policier, centre de détention de Gikondo, Kigali, 15 avril 2006. La même explication a été donnée par Théo Badege, interviewé par des observateurs rwandais des droits de l'homme le 21 mars 2006.

[20] Entretiens de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 17 et 27 avril 2006.

[21] Observateurs rwandais des droits de l'homme, entretien avec le porte-parole de la police, Théo Badege, Kigali, 21 mars 2006.

[22] Entretien de Human Rights Watch, Kigali, 27 avril 2006.

[23] Entretien de Human Rights Watch, Kigali, 3 mai 2006.

[24] Entretien de Human Rights Watch, Kigali, 9 mai 2006.

[25] Entretiens de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 17 avril 2006.

[26] Ibid. Selon les statistiques de la Banque Mondiale pour 2003, le revenu annuel moyen d'un Rwandais s'élève à environ 220$US. Banque Mondiale, statistiques pour 2003, [en ligne] http://devdata.worldbank.org/wdi2005/table1_1.htm.

[27] Entretiens de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 17 avril 2006.

[28] Ibid.

[29] Entretien de Human Rights avec un ancien détenu, Kigali, 27 avril 2006

[30] Entretien de Human Rights Watch avec l'inspecteur de police Edward Baramba, brigade de police de Nyamirambo, Kigali, 28 avril 2006.

[31] Entretiens de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 17 et 27 avril 2006.

[32] Entretiens de Human Rights Watch avec d'anciens détenus, Kigali, 17 et 27 avril 2006 et avec des travailleurs sociaux dans les centres pour enfants de la rue, Kigali, 27 avril 2006.

[33] Entretien de Human Rights Watch avec un ancien détenu, Kigali, 17 avril 2006.

[34] H. Mwiholeze, “Sexual Abuse Drives Girls to the Streets,” Focus, Kigali, 4 avril-15 mai 2006.


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