Rapports de Human Rights Watch

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2. LES ORIGINES DE LA CRISE IVOIRIENNE - 1999-2004

L'image de locomotive économique de l'Afrique occidentale francophone dont jouit la Côte d'Ivoire à l'époque va voler en éclats lors du coup d'Etat de 1999 perpétré par le Général Robert Guei, qui dirigera ensuite un pays où les forces de sécurité commettent des violences en toute impunité. Alors que les élections d'octobre 2000 approchent, le gouvernement Guei va laisser se développer un sentiment croissant de nationalisme ou d'"ivoirité". A l'instar du gouvernement d'Henri Konon Bédié qui l'avait précédé, Guei exploite ouvertement l'appartenance ethnique en vue d'éliminer son plus grand rival politique, Alassane Ouattara, un Musulman du nord à la tête du Rassemblement des Républicains (RDR).

En octobre 2000, une décision controversée de la Cour Suprême disqualifie quatorze des dix-neuf candidats à la présidence, dont Ouattara, pour des raisons de citoyenneté, et l'ancien président Bédié, pour n'avoir pas présenté le certificat médical demandé. Les élections ont lieu le 22 octobre 2000. Alors que les premiers résultats montrent que Laurent Gbagbo, le candidat du Front Populaire Ivoirien (FPI), est en tête du scrutin, le Général Guei dissout la Commission électorale nationale et se proclame vainqueur. Le 24 octobre 2000, des dizaines de milliers de protestataires de plusieurs partis politiques descendent dans les rues et se dirigent vers le centre de la ville. La Garde d'élite du Président Guei ouvre le feu sur les manifestants, faisant un grand nombre de victimes. Le 25 octobre 2000, après avoir été abandonné par l'armée et la police, le Général Guei fuira le pays et Gbagbo se déclarera président.

Le 26 octobre 2000, alors que les partisans du FPI, le parti de Gbagbo célèbrent l'investiture de leur nouveau président, le RDR de Ouattara redescend dans la rue, réclamant cette fois de nouvelles élections au motif que lui-même et les autres candidats ont été arbitrairement écartés du processus électoral. Les affrontements sanglants qui suivront seront marqués par des tensions religieuses et ethniques, les forces de sécurité et les civils qui appuient le Président Gbagbo étant opposés aux combattants du nord, pour la plupart musulmans, qui forment le noyau du RDR.

Lors des élections d'octobre, nombre d'exécutions extrajudiciaires avaient eu lieu, ainsi que des "disparitions," des violences sexuelles, des centaines de cas de torture et la destruction gratuite de biens. Les victimes de ces attaques étaient des membres du RDR et, dans une moindre mesure, du FPI. Le 27 octobre 2000, la découverte des corps criblés de balles de cinquante-sept jeunes hommes, pour la plupart des partisans du RDR, massacrés par des membres de la gendarmerie dans une forêt de la périphérie d'Abidjan, va devenir le symbole des violences électorales. L'incident, connu sous le nom de Charnier de Yopougon, constitue un test pour le Président Gbagbo quant à sa volonté d'exercer un contrôle sur les forces de sécurité, de se battre pour les droits de tous les Ivoiriens indépendamment de leur appartenance ethnique, et de prendre position sur l'importance de l'Etat de droit. Ayant assumé la présidence en octobre 2000, le Président Gbagbo se doit de mener des enquêtes approfondies sur les violences afin que les responsables soient jugés pour ces actes sans précédent.

Il ne le fera pas. Au lieu de cela, les élections parlementaires de décembre 2000 seront marquées par un démantèlement encore plus poussé de l'Etat de droit. Les agents de l'Etat et les partisans politiques du FPI, encouragés par l'impunité dont ils jouissent, commettent de nombreux actes de violence. Bien qu'il y ait moins de meurtres qu'en octobre 2000, les cas de détention arbitraire, de violence sexuelle et de persécutions religieuses sont plus nombreux. Par ailleurs, dès décembre 2000, les relations entre les forces de sécurité et l'aile jeune du parti de Gbagbo s'étant consolidées, cette dernière jouit d'une immunité totale, même lorsqu'elle commet des atrocités en présence de gendarmes et de policiers.3

Le matin du 19 septembre 2002, des échanges de tirs nourris vont éclater à Abidjan alors que des attaques ont lieu simultanément dans les villes de Korhogo et Bouaké, dans le nord du pays. Les attaques sont dirigées par un certain nombre de jeunes officiers de l'armée qui avaient fui au Burkina Faso en 2000 après avoir été arrêtés et torturés sous le gouvernement du président Guei. Les attaquants appartiennent à un mouvement rebelle organisé, le Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). Beaucoup d'entre eux sont des militaires, y compris des officiers qui ont été écartés par le gouvernement de Gbagbo, tandis que d'autres appartiennent à des groupes ethniques du nord ou sont des partisans acharnés de l'opposition RDR. Tout en ne parvenant pas à s'emparer de la capitale commerciale Abidjan, le MPCI va réussir, en quelques semaines, à consolider son contrôle sur la plus grande partie du nord du pays.

A la fin novembre 2002, la capture de Man et de Danané ainsi que l'attaque de Toulepleu, des villes assez grandes situées à l'ouest du pays près de la frontière libérienne, marquent la naissance de deux nouveaux groupes rebelles travaillant en coordination avec le MPCI ainsi que d'un nouveau front militaire. Les nouveaux groupes, le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) et le Mouvement Populaire Ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) prétendent être ivoiriens. Pourtant, le MPIGO est principalement composé de combattants libériens et sierra-léonais, notamment d'anciens membres du groupe rebelle de Sierra Leone, le Front Révolutionnaire Uni (RUF) et des membres des forces libériennes liées à Charles Taylor, à l'époque président du Libéria.

Le conflit armé interne prendra officiellement fin en janvier 2003, après la signature de l'Accord  de Linas-Marcoussis parrainé par la France. Cet accord prévoit la formation d'un Gouvernement de Réconciliation nationale chargé de superviser le désarmement, des élections transparentes et la mise en œuvre de réformes politiques telles que des modifications à apporter aux lois relatives à la citoyenneté et à la jouissance de la terre. En 2003, le pays n'aura progressé que de façon limitée vers la mise en œuvre des dispositions de l'accord. En dépit de la participation des deux camps au nouveau gouvernement de réconciliation, les représentants des Forces Nouvelles (un mouvement politico-militaire regroupant les forces du MPCI, du MJP et du MPIGO qui ont fusionné en 2003) se retirent en septembre 2003, invoquant, entre autres raisons, le manque de bonne foi du Président Gbagbo par rapport à la mise en œuvre de l'accord.

Craignant que cette impasse ne conduise à une nouvelle vague de violences, les Nations unies, l'Union africaine et la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) organisent, en juillet 2004 à Accra, un sommet pour lancer le processus de paix. Ce sommet aboutit à la signature de l'accord d'Accra III qui engage le gouvernement à adopter plusieurs réformes juridiques clés avant la fin août 2004, notamment une réforme relative à la citoyenneté pour les immigrés d'Afrique occidentale, une autre définissant les conditions d'éligibilité pour les élections présidentielles, et une troisième pour modifier les droits à la jouissance de la terre. L'accord fixe également le 15 octobre 2004 comme date de départ pour le désarmement et stipule que le processus doit inclure tous les groupes paramilitaires et les milices. Pourtant, à l'heure où le présent rapport est mis sous presse, aucune des réformes clés n'a été adoptée par le gouvernement ivoirien, les rebelles ont promis de retarder le désarmement et la communauté diplomatique exprime à nouveau sa préoccupation quant au processus de paix.



[3] Voir “The New Racism: The Political Exploitation of Ethnicity in Côte d’Ivoire,” Rapport de Human Rights Watch, Volume 13, No 6(A) août 2001.


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