Rapports de Human Rights Watch

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1. INTRODUCTION

En octobre 2004, après deux mois d'investigations, une Commission d'enquête des Nations Unies clôturera son rapport sur les graves violations du droit international humanitaire et des droits de l'homme perpétrées en Côte d'Ivoire depuis septembre 2002. Ces violations comprennent des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, notamment de nombreux massacres, des abus sexuels et l'utilisation largement répandue d'enfants soldats. Après un exposé du gouvernement ivoirien et de la coalition rebelle, le Conseil de Sécurité et le Secrétaire général des Nations Unies examineront le rapport et ses recommandations.

Human Rights Watch estime que la désignation des personnes de tous les camps qui portent la plus grande part des responsabilités dans les graves crimes internationaux commis depuis 1999 est indispensable pour combattre la culture de l'impunité qui règne actuellement et pour garantir une paix et une stabilité durables en Côte d'Ivoire. La justice pour les victimes doit être un point central dans tous les futurs sommets sur la paix, les négociations et autres efforts de la communauté internationale pour mettre fin au conflit. Etant donné les sérieux doutes qui planent quant à la capacité et la volonté des tribunaux nationaux ivoiriens de juger ces crimes et vu l'inquiétude créée par le niveau d'instabilité sociale et politique du pays, un soutien et un engagement importants de la communauté internationale seront nécessaires pour rendre justice aux victimes de graves crimes internationaux en Côte d'Ivoire.

Depuis le coup d'Etat militaire de 1999, la Côte d'Ivoire, qui était un modèle de stabilité socioéconomique en Afrique, s'est vue plonger dans l'une des crises les plus dures du continent. Le climat politique et social est dangereusement polarisé et marqué par l'intolérance, la xénophobie et la suspicion. La junte militaire au pouvoir en 1999-2000, la guerre civile de 2002-2003 entre le gouvernement et les rebelles basés dans le nord, ainsi que les troubles politiques et l'impasse qui s'est ensuivie ont conduit à une désintégration continue, pernicieuse et meurtrière de l'Etat de droit. Les problèmes au cœur du conflit ivoirien —l'exploitation de l'appartenance ethnique à des fins politiques, la concurrence pour accaparer la terre et les ressources naturelles, ainsi que la corruption— n'ont pas perdu de leur intensité.

A partir de 1999, l'armée ivoirienne, la gendarmerie, les forces de police, les milices pro-gouvernementales et les combattants de diverses factions rebelles ont commis, en toute impunité, de graves violations du droit international humanitaire et des droits humains. Depuis 2000, les forces de sécurité de l'Etat et leurs milices alliées ont en grande partie cessé de protéger l'ensemble de la population pour soutenir de façon partisane le parti au pouvoir et ses intérêts économiques. La guerre civile de 2002-2003, bien que de courte durée, a été marquée par des atrocités commises par les deux camps, notamment de nombreux massacres, des abus sexuels et l'utilisation généralisée d'enfants soldats. Ni le gouvernement ivoirien ni les dirigeants rebelles n'ont pris de mesures concrètes pour enquêter et faire répondre de leurs actes les grands responsables de ces crimes. Nul doute que les auteurs de ces actes sont enhardis par le climat actuel d'impunité qui permet aux graves exactions de rester impunies.

Deux incidents survenus en mars et juin 2004 illustrent particulièrement bien ce cycle meurtrier de violence et d'impunité. En mars 2004, une marche de protestation organisée par des groupes d'opposition à Abidjan a été réprimée dans le sang par des membres des forces de sécurité ivoiriennes et des milices pro-gouvernementales. Des groupes locaux de défense des droits humains et des représentants d'une association de victimes interrogés par Human Rights Watch ont signalé qu'au moins 105 civils avaient été tués, 290 blessés, et qu'une vingtaine de personnes avaient “disparu” après avoir été arrêtées par des membres des forces de sécurité ivoiriennes et les milices pro-gouvernementales.1 En juin 2004, de graves crimes ont été commis lors d'affrontements entre factions rebelles rivales dans la ville de Korhogo, au nord du pays, une centaine de personnes ayant perdu la vie. Selon une mission d'enquête effectuée par la section droits humains de l'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), bon nombre des personnes dont les corps ont été retrouvés dans trois charniers avaient été exécutées ou étaient mortes par suffocation après avoir été enfermées dans une prison de fortune.2

Bien que la guerre n'ait pas repris sur une grande échelle depuis 2003, le pays reste divisé: le nord et la plupart de l'ouest du pays sont toujours aux mains des forces rebelles tandis que le gouvernement garde le contrôle du sud. Quelque 4.000 soldats français surveillent la ligne de cessez-le-feu.

L'avenir de la Côte d'Ivoire, si ce n'est de l'ensemble de l'Afrique Occidentale, est en jeu. Cette situation précaire où ne règne ni la guerre ni la paix s'accompagne d'un processus de paix qui ne cesse de démarrer et de s'arrêter. Ni ce processus de paix hésitant, ni les 6.000 soldats composant la mission de maintien de la paix des Nations Unies, l'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) mise sur pied en avril 2004, n'ont été en mesure de garantir le respect des droits humains et l'Etat de droit. Le conflit ivoirien menace d'attirer encore plus de combattants errants en provenance des pays voisins. Si c'était le cas, la crise en Côte d'Ivoire mettrait en péril la stabilité déjà précaire de la région.

Les Nations Unies jouent un rôle essentiel dans l'enquête sur les graves crimes commis en Côte d'Ivoire et depuis 2000, elles ont dépêché trois commissions d'enquête indépendantes. La plus récente, chargée d'examiner les allégations de graves violations des droits humains et du droit international humanitaire perpétrées depuis le 19 septembre 2002, rédige actuellement son rapport. Human Rights Watch est d'avis que le rapport de ladite Commission doit inclure des recommandations concrètes sur la façon de traduire en justice les grands responsables des atrocités commises dans le pays. Le Conseil de Sécurité et le Secrétaire général devront ensuite agir sans délai sur base de ces recommandations.

Human Rights Watch considère que les tribunaux nationaux sont responsables au premier chef de la poursuite des crimes commis à l'intérieur des frontières nationales; néanmoins, lorsque la justice nationale n'est pas disposée à poursuivre les graves violations du droit international ou est incapable de le faire, des mécanismes judiciaires alternatifs doivent être envisagés. La volonté et la capacité des tribunaux nationaux ivoiriens pour poursuivre les graves crimes internationaux commis depuis 1999 suscitent de sérieuses inquiétudes. Le gouvernement a fait preuve de peu de volonté politique pour traduire en justice les auteurs de violations qui travaillent pour lui ou pour les forces de sécurité. Dans les zones aux mains des rebelles – qui représenteraient au moins cinquante pour cent du territoire national – il n'existe pas de tribunaux légalement constitués et les dirigeants rebelles n'ont pas non plus mis en place une autorité judiciaire légitime ni affiché une volonté politique de juger les graves crimes dans lesquels leurs commandants ou combattants sont impliqués. Bien que la constitution prévoie un système judiciaire indépendant, la justice ivoirienne a dans la pratique succombé aux pressions exercées par le pouvoir exécutif et aux influences extérieures, surtout la corruption. Les arrestations et détentions arbitraires ainsi que les détentions préventives prolongées sans assistance judiciaire sont fréquentes. Enfin, la sécurité dans le pays reste divisée et polarisée en fonction des groupes ethniques, religieux et politiques, ce qui rend la protection des témoins et des membres des tribunaux extrêmement ardue.

Human Rights Watch prie par conséquent la Commission d'enquête d'envisager sérieusement la possibilité de recommander un mécanisme international ou hybride pour désigner les coupables et que le gouvernement ivoirien dépose auprès du greffier de la Cour Pénale Internationale une déclaration ad hoc consentant à ce que la CPI exerce sa compétence, conformément à l'Article 12(3) du Statut de Rome. Le Conseil de Sécurité pourrait également renvoyer l'examen de la situation en Côte d'Ivoire devant la CPI.



[1] Voir “Human Rights Violations in Abidjan During an Opposition Demonstration – March 2004,” Rapport de Human Rights Watch, octobre 2004 (disponible le 7 octobre 2004 sur www.hrw.org).

[2] Conseil de Sécurité des Nations Unies, Deuxième Rapport du Secrétaire Général sur l'Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, S/2004/697, août 2004, (paragraphe 38.)


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