« Qui va me dire ce qui est arrivé à mon fils? » (Introduction et Recommandations)

La Russie face aux jugements de la CEDH concernant la Tchétchénie

 Traduction française de l'introduction et des recommandations du rapport

Introduction

La Cour européenne des droits de l'homme (ci-après la Cour européenne, ou la Cour) a prononcé jusqu'ici 115 jugements dans des affaires concernant de graves violations des droits humains en Tchétchénie. Dans presque toutes ces affaires, la Cour a jugé la Russie responsable de disparitions forcées, d'exécutions extrajudiciaires, de tortures, et de défaut d'enquêtes appropriées sur ces crimes.

A la suite d'un arrêt de la Cour, la Russie a l'obligation non seulement de verser les compensations financières et les honoraires juridiques octroyés par la Cour, mais aussi de mettre en œuvre des mesures dans chaque cas individuel pour porter remède aux violations, et d'adopter des changements législatifs et de politique (désignés également comme mesures générales) pour empêcher des violations similaires de se reproduire. La Russie a généralement payé en temps opportun les compensations et frais juridiques alloués par les décisions de la Cour européenne sur la Tchétchénie. Toutefois, ce pays n'a pas exécuté de façon significative l'essentiel de ces jugements : la Russie n'a pas garanti des enquêtes efficaces et n'a pas traduit les coupables en justice.

Human Rights Watch a entrepris des recherches en juillet et août 2009 pour examiner l'exécution par la Russie des arrêts de la Cour européenne sur la Tchétchénie, en conduisant des entretiens auprès des requérants et en étudiant les documents juridiques s'y rapportant. Ce rapport, s'appuyant sur des éléments liés à 33 affaires, décrit les problèmes qui ont affecté les enquêtes russes sur ces affaires après que les arrêts de la Cour européenne ont été rendus.

Tout d'abord, et c'est là le plus important, à la date de la publication de ce rapport aucun coupable dans aucune de ces affaires n'a été traduit en justice, même dans les affaires où la Cour a constaté que les coupables étaient connus, et dans certains cas les a même nommés dans ses jugements. Parmi les autres problèmes, le rapport note : le manque d'information par l'Etat aux parties lésées à propos des enquêtes ; le défaut d'accès aux dossiers criminels ; des retards inexplicables dans les enquêtes ; et des obstacles juridiques empêchant les enquêteurs d'accéder à des éléments de preuve clés détenus par les services de sécurité ou l'armée russes. Ces mêmes défaillances ont affecté les enquêtes antérieures portant sur des exactions commises en Tchétchénie et ont conduit la Cour à constater des violations relatives aux enquêtes.

De plus, et c'est là une tendance nouvelle et préoccupante, les autorités d'investigation ont ouvertement contesté plusieurs des décisions de la Cour européenne, apparemment afin de justifier la clôture des enquêtes et le refus de mettre les coupables en accusation. Ceci s'est produit même dans les affaires où les responsables ou leurs supérieurs sont connus et nommés dans les décisions rendues par la Cour européenne, ou pourraient être facilement identifiés.

La Russie a fait preuve de réticence à coopérer avec la Cour de diverses façons. Dans 40 décisions rendues dans des affaires concernant la Tchétchénie, la Cour européenne a établi que le refus par la Russie de partager avec la Cour des documents contenus dans des dossiers criminels avait violé son obligation de «prendre toutes les dispositions nécessaires» pour appuyer l'examen d'une affaire par la Cour.  

En s'abstenant d'exécuter les arrêts de la Cour et de mener des enquêtes efficaces sur les violations commises, la Russie enfreint ses obligations au regard de la Convention européenne des droits de l'homme (Convention européenne). Sur le plan humain, ces carences, et le défaut de justice qui en résulte, amoindrissent la portée des jugements pour les requérants eux-mêmes. Les requérants ont régulièrement assuré à Human Rights Watch que les compensations financières allouées par la Cour n'étaient pas pour eux la question la plus importante, même s'ils ont indiqué qu'elles fournissaient une aide indispensable pour les dépenses qu'ils avaient engagées pour rechercher leurs proches. Plutôt, c'est la condamnation par la Cour des violations de la Russie qui a été plus importante pour les victimes. Cependant, en l'absence de justice rendue pour les crimes commis ou d'informations quant au sort de leurs êtres chers disparus, ils n'ont pas le sentiment que les violations ont été réparées de façon constructive et ils attendent toujours de véritables résultats des enquêtes et des poursuites judiciaires.

La pleine exécution des arrêts de la Cour est décisive pour empêcher les exactions de se reproduire en Tchétchénie et dans d'autres parties de la région troublée du Nord-Caucase en Russie. Elle véhicule peut-être l'unique potentiel important de produire des améliorations durables de la situation des droits humains dans cette région.

Human Rights Watch appelle le gouvernement russe à mener les enquêtes en cours jusqu'à des conclusions significatives en identifiant et en mettant en accusation les auteurs de violations identifiés par la Cour européenne. Cela devrait être particulièrement rapide dans les affaires où les auteurs ou les commandants des opérations ayant entraîné les violations sont connus, ou pourraient être facilement connus, en se basant sur les preuves existantes, par exemple les numéros des véhicules militaires ou d'autres unités en activité aux endroits et aux moments concernés. Le gouvernement russe devrait aussi diffuser immédiatement des instructions à tous les bureaux de procureurs et comités d'investigation pour clarifier que la pratique consistant à négliger ou réfuter les arrêts de la Cour européenne constitue une violation des obligations de la Russie envers le Conseil de l'Europe et entraînera des mesures disciplinaires. 

Les Etats membres du Conseil de l'Europe, ainsi que l'Union européenne, devraient faire pression sur la Russie pour qu'elle mette en œuvre ces mesures cruciales, et garantir que le Comité des ministres du Conseil de l'Europe adopte des critères rigoureux et globaux pour l'exécution par la Russie des mesures individuelles et générales. En encourageant la pleine exécution des arrêts de la Cour, en particulier là où les violations sont si flagrantes, l'Europe garantirait aussi l'intégrité et l'efficacité de la Cour européenne, le principal mécanisme en Europe chargé de garantir que les Etats respectent leurs engagements en matière de droits humains, que la Russie met en péril en ne les honorant pas.

Recommandations

Au gouvernement russe

  • Sans délai, mener les enquêtes en cours jusqu'à des conclusions significatives en identifiant et en engageant des poursuites contre les auteurs de violations identifiés par la Cour européenne ;
  • Sans délai, ouvrir des enquêtes criminelles efficaces, objectives et approfondies sur les actes des personnes nommées dans les jugements de la Cour européenne comme ayant participé, ou ayant eu une responsabilité de commandement, dans les opérations en Tchétchénie qui ont abouti à des violations constatées par la Cour. Ces personnes sont : le Major-Général Yakov Nedobitko, le Major-Général Vladimir Shamanov et le Colonel-Général Alexander Baranov ;
  • Sans délai, diffuser immédiatement des instructions à tous les bureaux de procureurs et comités d'investigation indiquant que la pratique consistant à négliger ou réfuter les arrêts de la Cour européenne constitue une violation des obligations de la Russie au regard de la Convention européenne et qu'elle n'est pas acceptable ;
  • Diffuser des instructions à tous les bureaux de procureurs et comités d'investigation spécifiant les conditions applicables requises par la Convention européenne pour des enquêtes efficaces ainsi que des sanctions précises pour ceux qui ne respectent pas ces conditions ;
  • Fournir aux familles toute information relative au sort et à la localisation des personnes disparues. Cela devrait comporter la création immédiate d'un système coordonné et efficace pour identifier tous les restes humains, notamment par l'identification et l'exhumation des lieux de sépulture ;
  • Garantir que les victimes et les parties lésées reçoivent des informations  à jour et complètes sur les enquêtes, en conformité avec leurs droits au regard de la Convention européenne, et pour cela :

oRéaffirmer l'obligation des enquêteurs et des procureurs d'informer correctement les parties lésées au sujet des enquêtes ;

oDonner des instructions à tous les bureaux de procureurs et comités d'investigation pour qu'ils autorisent le plus large accès possible aux victimes ou à leurs représentants légaux afin d'examiner les dossiers des affaires et de copier les documents ;

oRéviser l'article 42 du code de procédure pénale de façon à autoriser explicitement les victimes et les parties lésées à avoir un accès total aux éléments d'enquête des affaires criminelles pendantes ;

oRéviser l'article 161 du code de procédure pénale, critiqué par la Cour européenne comme étant trop restrictif, afin de clarifier les circonstances dans lesquelles les informations des enquêtes préliminaires peuvent être divulguées, pour faire en sorte que les enquêtes soient effectivement soumises à l'attention du public, comme la Cour européenne l'a jugé nécessaire à une enquête efficace ;

oEnvisager la création d'officiers de liaison avec les familles, dont la fonction consisterait à rester en contact avec la famille d'une victime pendant la durée d'une enquête, pratique qui s'est avérée efficace au Royaume-Uni pour répondre aux insuffisances des enquêtes portant sur les actions des forces de sécurité en Irlande du Nord.

  • Garantir un mécanisme judiciaire efficace capable de remettre en cause les actions ou omissions des autorités d'investigation, comme l'un des aspects permettant de garantir des enquêtes efficaces ;
  • Garantir des mesures disciplinaires adaptées pour les enquêteurs qui omettent de prendre toutes les mesures nécessaires pour enquêter, d'informer les parties lésées à propos des enquêtes ou qui de tout autre façon ne remplissent pas leurs devoirs professionnels. Rendre publiques régulièrement les informations et les statistiques portant sur de telles mesures disciplinaires ;
  • Garantir une coordination efficace entre les bureaux des procureurs et directions d'investigation militaires et civils, notamment en partageant les informations ainsi qu'en  exerçant un contrôle efficace sur l'action judiciaire et les poursuites afin d'empêcher que les affaires soient bloquées par des renvois indéfinis d'un procureur à l'autre ;
  • S'assurer que les lois applicables garantissent, et donner des instructions aux agences concernées insistant sur ce point, la pleine coopération des agences de sécurités concernées et autres avec les enquêtes portant sur les violations potentielles au cours des opérations anti-terroristes, militaires et autres ;
  • Mener une enquête approfondie sur le déroulement des enquêtes portant sur les exactions commises par les éléments de l'armée, de la police et du renseignement russes et autres forces en République tchétchène, afin d'établir les raisons pour lesquelles ces enquêtes sont inefficaces et incapables d'identifier les coupables ;
  • Entreprendre un examen et une révision approfondis des régulations et législations nationales relatives à l'usage de la force par les forces militaires ou de sécurité pour garantir leur conformité avec le droit en matière de droits humains ;
  • Garantir que les fonctionnaires effectuant ou commandant des opérations de sécurité, notamment des opérations antiterroristes, ne sont pas à l'abri de poursuites pour violations de la loi.

Aux gouvernements des Etats membres du Conseil de l'Europe

  • Lors des dialogues avec les autorités russes, insister pour que la Russie adopte les mesures ci-dessus comme des pas essentiels visant à corriger les violations passées et à prévenir de futures atteintes aux droits humains en Tchétchénie et dans tout le Nord-Caucase ;  
  • Lors des dialogues avec les autorités russes, insister sur l'importance de la coopération de la Russie avec la Cour européenne, notamment en fournissant tous les éléments exigés par la Cour pour son examen des affaires ;
  • Garantir que le Comité des ministres du Conseil de l'Europe formule des attentes rigoureuses et complètes pour l'exécution par la Russie des mesures individuelles et générales ;
  • S'engager activement dans les réunions trimestrielles du Comité des ministres portant sur les droits humains afin de tirer le meilleur profit de l'opportunité qu'elles offrent pour l'examen et l'évaluation périodiques de l'exécution par la Russie des arrêts de la Cour européenne ;
  • Insister pour que le gouvernement russe signe, en vue d'une ratification urgente, la nouvelle Convention de l'ONU contre les disparitions forcées. Cette action serait une preuve de bonne volonté de la part du gouvernement d'empêcher de nouvelles disparitions.

A l'Union européenne et à ses Etats membres

·Adopter des conclusions dans le contexte du Conseil «Affaires générales et relations extérieures» (CAGRE) exprimant les profondes préoccupations de l'Union européenne face aux rapports persistants faisant état d'actes de torture, d'exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées en Tchétchénie et dans tout le Nord-Caucase et face à l'impunité persistante pour ces graves violations des droits humains, et insister pour que la Russie adopte les mesures ci-dessus comme des pas essentiels visant à corriger les violations passées et à prévenir de futures atteintes aux droits humains ;  

·Garantir que des préoccupations sont soulevées à propos de l'impunité pour les actes de torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées lors de tous les dialogues avec les autorités russes et les décideurs politiques, notamment lors des Sommets UE-Russie et des réunions ministérielles de politique étrangère, et souligner l'importance de la pleine exécution par la Russie des arrêts de la Cour européenne et de sa coopération avec la Cour européenne à tout moment ;

  • Garantir que l'impunité pour les actes de torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées, ainsi que l'exécution des arrêts de la Cour européenne sont des thèmes permanents à l'agenda des Consultations biannuelles UE-Russie sur les droits de l'homme ;
  • Utiliser les Consultations UE-Russie sur les droits de l'homme pour faire le point sur les avancées concrètes de la Russie en matière d'exécution des arrêts de la Cour européenne. Les Consultations devraient toujours refléter les contributions des avocats individuels et des ONG représentant les victimes dans ces affaires ou de tout autre façon impliqués dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne sur la Tchétchénie ;
  • En coordination avec le Conseil de l'Europe, mettre en place un groupe de travail permanent de l'UE comprenant des diplomates des Etats membres de l'UE  basés à Moscou, ainsi que la Commission et le Conseil, avec pour objectif de s'engager directement auprès des autorités russes et d'offrir une assistance technique lorsque c'est nécessaire, afin de garantir l'exécution effective par la Russie des arrêts de la Cour européenne. Ce groupe de travail devrait utiliser comme base pour ses travaux les évaluations préparées par les organismes du Conseil de l'Europe dans ce domaine, ainsi que les contributions des avocats individuels et des ONG représentant les victimes dans ces affaires ou de toute autre façon impliqués dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne sur la Tchétchénie.

[1] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec  Fatima Bazorkina, 30 juillet 2009.