Skip to main content

RD Congo: Il faut amender le projet de loi sur les chambres spécialisées afin de renforcer la lutte contre l'impunité

Lettre au Ministre de la Justice, Son Excellence Luzolo Bambi Lessa

Le 14 mars 2011

Votre Excellence,

Nous vous écrivons au sujet de l'importante déclaration que vous avez faite au début du mois, informant le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies (ONU) des mesures concrètes prises par votre gouvernement au niveau national pour lutter contre l'impunité pour les crimes les plus graves. En particulier, vous avez mentionné que, le 25 février, le Conseil des Ministres avait adopté un avant-projet de loi portant création de chambres spécialisées mixtes au sein du système judiciaire congolais ayant compétence pour les violations graves de droits humains.

Tout d'abord, nous tenons à saluer l'engagement de votre gouvernement à mettre fin à l'impunité pour les crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide. Cet engagement s'est manifesté par le renvoi à la Cour pénale internationale (CPI) des atrocités généralisées perpétrées contre les civils en RDC, tels que les meurtres, les actes de torture et les viols, ainsi que par la coopération de votre gouvernement avec la CPI dans un certain nombre d'affaires importantes. Nous saluons également les efforts consentis par les tribunaux militaires congolais qui ont appliqué directement le Statut de Rome de la CPI dans plusieurs affaires faisant jurisprudence, notamment lors du procès de février 2011 qui a vu la condamnation de quatre officiers de l'armée pour viol et terrorisme, définis comme des crimes contre l'humanité.[1]

En même temps, comme vous l'avez indiqué à juste titre dans votre déclaration au Conseil des droits de l'homme de l'ONU, beaucoup reste encore à faire pour combattre la culture omniprésente de violence sans justice au Congo. En effet, le rapport du projet mapping des Nations Unies,[2] publié en octobre dernier, est le plus récent témoignage de la gravité et de l'échelle à laquelle des exactions ont été commises au Congo et de la nécessité que celles-ci soient punies.

La décision de votre gouvernement de créer des chambres spécialisées mixtes en réaction aux conclusions du rapport du projet mapping de l'ONU, ainsi que de leur donner compétence non seulement pour les crimes du passé mais aussi pour les crimes actuels, est une initiative positive et courageuse en vue de permettre que justice soit faite pour les victimes. Cette décision envoie aussi un message fort que les atrocités ne seront plus tolérées.

Il est encourageant de noter que votre gouvernement avance avec ténacité et célérité dans la préparation du projet de loi portant création des chambres spécialisées mixtes. Nous nous félicitons également de l'ouverture dont vous avez fait preuve pour recevoir des commentaires sur le projet de texte, visant à améliorer sa qualité technique au vu des questions juridiques très complexes qui se posent.

Comme vous nous y avez encouragés, nous avons eu l'opportunité d'examiner l'avant-projet de loi en détail. Nous avons des préoccupations sur un certain nombre de problèmes qui, selon nous, pourraient porter atteinte à l'efficacité même des chambres spécialisées, s'ils ne sont pas résolus.

Nos organisations ont exposé l'intégralité de nos préoccupations dans des documents que nous vous avons adressés en février 2011 (voir par exemple les « Commentaires sur l'avant-projet de loi » de Human Rights Watch). Nous tenons à rappeler certaines de ces préoccupations ci-après.

Premièrement, nous estimons que l'avant-projet de loi devrait préciser que les chambres spécialisées mixtes fonctionnent dans le cadre d'une juridiction spécialisée créée en vertu de l'article 149 de la constitution congolaise (avec des sections séparées situées dans diverses cours d'appel). Cette précision a pour but de garantir l'indépendance des chambres en les soustrayant à la hiérarchie normale des tribunaux ordinaires. La création d'une juridiction spécialisée contribuerait à isoler les chambres de toute interférence politique, autant présumée que réelle. De plus, la création d'une juridiction spécialisée avec un seul greffier, président et procureur contribuera à assurer la cohérence des politiques et des approches entre les différentes chambres.

Deuxièmement, comme vous l'avez mentionné à juste titre dans votre déclaration devant le Conseil des droits de l'Homme de l'ONU, l'avant-projet de loi autorise la participation de juges et d'experts internationaux dans les divers  aspects du mandat des chambres spécialisées. Toutefois, nous pensons que la présence temporaire de personnel international devrait être rendue obligatoire dans le texte, ceci afin de renforcer la capacité des ressortissants congolais à juger des affaires criminelles complexes et de contribuer à protéger l'institution de toute ingérence politique potentielle. Plus particulièrement, nous estimons que l'avant-projet de loi devrait être modifié afin de garantir la présence de juges internationaux non seulement en première instance mais également en appel. Le personnel international pourrait être progressivement remplacé par des nationaux, comme ce fut le cas pour la Chambre pour les crimes de guerre en Bosnie. Un processus de nomination qui garantisse l'indépendance et la meilleure qualification des membres de ce personnel international (qui devraient faire preuve d'une expérience dans le domaine des enquêtes et poursuites de crimes internationaux, d'une bonne connaissance du droit civil et de la langue française, et d'un engagement à travailler avec leurs collègues locaux pour transférer leur expertise) devrait également être élaboré.

Troisièmement, nous estimons que l'avant-projet de loi devrait être amendé afin d'attribuer aux chambres une compétence première, plutôt qu'exclusive, pour juger les crimes internationaux. En pratique, les chambres ne seront pas en mesure de juger la totalité des allégations de crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide, ce qui signifie que les tribunaux civils ordinaires auront à intervenir afin d'éviter l'impunité pour ces crimes. L'avant-projet de loi reconnaît implicitement cette réalité, mais au lieu de développer une stratégie pour répartir les affaires, il autorise que les délits soient requalifiés comme des crimes de droit commun pour permettre aux tribunaux civils d'exercer leur compétence.

Enfin, des améliorations sont nécessaires dans la dernière partie de l'avant-projet de loi, qui traite des aspects de procédure, notamment en ce qui concerne les droits de la défense (où la représentation par un avocat doit être garantie au vu de la gravité des crimes), la protection des témoins et des victimes (où nous suggérons la création d'une unité de protection administrée par le greffe) et la participation des victimes aux procès.

Plusieurs de ces préoccupations ont été soulevées par d'autres partenaires ayant préparé et remis des commentaires sur l'avant-projet de loi dans le cadre de la consultation publique, et ont été résumées dans une « synthèse » préparée par un comité de rédaction. Selon nous, la modification de l'avant-projet de loi sur les chambres spécialisées sur les points soulevés ci-dessus est essentielle pour permettre aux chambres de fonctionner comme un outil véritablement efficace et indépendant dans la lutte contre l'impunité pour les crimes graves commis en RDC.

Selon nos informations, vous avez maintenant demandé à la « Commission Permanente de Réforme du Droit Congolais », une institution indépendante, d'examiner le projet de loi afin d'assurer sa conformité avec le droit congolais et le droit international applicables, entre autres. Il s'agit d'une étape très importante en vue d'améliorer l'avant-projet de loi, de garantir sa qualité juridique et donc de lui donner plus de légitimité avant qu'il ne soit transmis au Parlement.

Nous vous demandons d'attendre jusqu'à ce que la Commission ait achevé ses travaux avant de transmettre le projet de loi au Parlement. Ceci devrait se produire à temps pour que l'avant-projet de loi puisse être soumis au cours de la prochaine session parlementaire, qui s'ouvre le 15 mars 2011. Nous vous invitons également à soutenir - et si possible à intégrer dans l'avant-projet de loi avant qu'il ne soit transmis au Parlement - les amendements suggérés ci-dessus et toute autre recommandation de la Commission Permanente visant à renforcer l'indépendance, l'impartialité et l'efficacité des chambres spécialisées.

Après des décennies d'impunité, le peuple congolais mérite l'application effective et impartiale de la justice pour des atrocités telles que les meurtres, les viols massifs et les pillages. Cet objectif pourrait être atteint grâce à l'adoption d'une législation mettant en place des chambres spécialisées indépendantes, efficaces et crédibles.

Veuillez agréer, Votre Excellence, l'expression de notre respectueuse considération.

Georges Kapiamba
Vice-Président National
Association africaine de défense des droits de l'homme

Richard Dicker
Directeur, Programme Justice Internationale
Human Rights Watch

Raphaël Wakenge
Coordinateur National
Coalition Congolaise pour la Justice Transitionnelle


 


[1] Kelly Askin, « Fizi mobile court: rape verdicts », Radio Netherlands Worldwide, 2 mars 2011, http://www.rnw.nl/international-justice/article/fizi-mobile-court-rape-v... (consulté le 14 mars 2011).

[2] Bureau des Nations Unies du Haut-commissariat aux droits de l'homme, « République démocratique du Congo 1993-2003 - Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo » (« Rapport du projet mapping de l'ONU »), http://www.ohchr.org/FR/Countries/AfricaRegion/Pages/RDCProjetMapping.aspx (consulté le 14 mars 2011).

Your tax deductible gift can help stop human rights violations and save lives around the world.