Rapports de Human Rights Watch

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La liberté d'expression menacée

Les autorités religieuses essaient depuis longtemps de “discipliner” la liberté d'expression lorsqu'elle contrarie les doctrines ou dogmes religieux. Le cas de Salman Rushdie en est un exemple idéal. Le 14 février 1989, suite à la publication en 1988 du livre de Rushdie Les Versets Sataniques, le leader politique et spirituel d'Iran, l'Ayatollah Khomeini, a émis un décret religieux appelant “tous les fidèles musulmans à exécuter l'auteur du livre ainsi que ses éditeurs qui étaient conscients de son contenu, afin que nul n'ose jamais plus insulter l'islam.” Ce cas illustre la difficulté qu'ont certaines communautés religieuses à concilier leurs croyances profondes et le droit à la liberté d'expression, lequel “s'applique non seulement aux ‘informations’ ou ‘idées’ qui sont accueillies favorablement, sont considérées inoffensives ou laissent indifférentes, mais également à celles qui offensent, choquent ou dérangent l'Etat ou tout secteur de la population.”24

Bien que l'appel au meurtre ait été rejeté par beaucoup des principaux leaders religieux islamiques qui l'ont condamné en disant qu'il violait la doctrine islamique du pardon, la plupart d'entre eux n'ont pas défendu le droit de Rushdie à la liberté d'expression et ont demandé d'interdire le livre. D'autres, bien sûr, ont appuyé la fatwa.

Le cas Rushdie a montré les répercussions d'une accusation de blasphème au sein de l'islam. Les réactions des leaders d'autres religions n'ont toutefois guère été exemplaires. Bien qu'ils aient vigoureusement condamné l'appel au meurtre, beaucoup ont exprimé une certaine sympathie pour l'indignation du monde musulman, formant ce que le philosophe français Alain Finkielkraut a appelé “la Sainte Alliance des Clergés.”25

Le conflit entre la liberté d'expression et la religion n'est en fait pas limitée à l'islam. Deux ans avant le cas Rushdie, avec beaucoup moins de publicité, un tribunal autrichien statuant sur une plainte déposée par le diocèse catholique d'Innsbruck avait interdit à l'Otto Preminger Institut de projeter le film Le Concile de l'Amour, tiré d'une pièce de théâtre controversée (et apparemment fortement anti-catholique) d'Oskar Panizza. Les juges se sont référés à l'article 108 du Code pénal autrichien interdisant le “dénigrement religieux.” En 1994, à la grande consternation des défenseurs de la liberté d'expression, le jugement a été confirmé par la Cour européenne des droits de l'homme, s'appuyant sur une disposition de la Convention européenne sur les “droits des autres.” En réalité, la CEDH tend à faire preuve de plus d'égards envers l'ingérence de l'Etat dans la liberté d'expression lorsque le contenu est religieux ou moral que lorsqu'il est politique ou autre.

L'Eglise catholique a exprimé sa ferme hostilité à l'égard d'autres livres, pièces de théâtre et films qu'elle qualifie de “diffamation collective.” En septembre 2004, le roman best-seller de Dan Brown "Da Vinci Code" a été interdit au Liban suite aux plaintes des responsables catholiques qui y voyaient une “offensive contre le christianisme.” “Il contient des paragraphes qui s'attaquent aux racines mêmes de la religion chrétienne, a déclaré le président du Centre d'information catholique du Liban. Ils disent que Jésus-Christ a eu des relations sexuelles avec Marie Madeleine… Le christianisme ne va pas jusqu'à pardonner les insultes faites à Jésus-Christ.”26

Le politiquement correct au nom de la protection des sensibilités religieuses peut avoir un effet tout aussi gênant sur la liberté d'expression. En réaction à l'assassinat du cinéaste Theo van Gogh par un citoyen néerlandais musulman d'origine marocaine, le ministre néerlandais de la justice, Piet Hein Donner, a proposé de remettre en vigueur une loi de 1932 interdisant le “blasphème méprisant.” Dans un discours au parlement qui a, paraît-il, “horrifié l'intelligentsia libre-penseuse des Pays-Bas,”27 le ministre a déclaré que la loi était nécessaire pour enrayer les “remarques haineuses” qui déstabilisaient le pays. Comme l'a écrit dans un autre contexte le professeur Guy Haarscher de l'Université Libre de Bruxelles, “Au lieu de protéger le droit des individus de souscrire à différentes conceptions du Bien, une société [qui prescrit le politiquement correct] court le risque de dépendre de plus en plus de groupes organisés capables d'imposer l'hypocrisie et la domination de la ‘pensée’ la plus conventionnelle.”28



[24]Cour européenne des droits de l'homme, Handyside contre le Royaume-Uni, 7 décembre 1976.

[25] Cité dans Le Monde, 25 octobre 1989.

[26] “Da Vinci Code banned in Lebanon,” nouvelles en ligne de la BBC, 16 septembre 2004.

[27] Ambrose Evans-Pritchard, “Blasphemy law revival upsets the Dutch elite,” The Daily Telegraph, 18 novembre 2004.

[28] Guy Haarscher, La laïcité (Paris: Presses Universitaires de France, Collection Que sais-je?, 2004), p. 93.


<<précédente  |  index  |  suivant>>January 2005