Rapports de Human Rights Watch

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Le “retour en force” de la religion

Dans les années 60, alors que la laïcité était considérée par beaucoup comme inévitable, comme faisant partie de la marche inéluctable du progrès, et que les communautés religieuses organisées paraissaient être restées sur la touche en tant que forces politiques, surtout dans le monde occidental, l'écrivain français et ministre de la culture André Malraux remettait en question cette orthodoxie, déclarant en guise d'oracle: “le 21e siècle sera religieux ou ne sera pas”.

La prédiction de Malraux semble s'être confirmée dans la plupart des régions du monde aujourd'hui: à l'exception de l'Europe occidentale, la religion a effectué un remarquable come-back. “La résurgence du discours religieux,” écrit Sara Maitland, “semble nous avoir pris au dépourvu, nous laissant déconcertés, irrités, sans rien y comprendre. Pendant plus de 250 ans, la pensée démocratique occidentale a préconisé la sécularisation du domaine public et de l'arène politique et elle s'est même battue pour elle… Dès la seconde moitié du siècle dernier, on aurait pu croire, effectivement, que la bataille était gagnée… Au lieu de cela, je constate une hésitation, une perte de foi dans tout le projet des Lumières.”17

Alors que certains ont accueilli favorablement cette évolution en y voyant un contrepoids nécessaire aux excès du matérialisme et de l'individualisme, d'autres ont mis en garde contre le fait que ce renouveau religieux allait corrompre les valeurs universelles, engendrer des sentiments particularistes semeurs de discorde et avoir des retentissements plus importants encore. Bref, beaucoup ont réagi de la même façon que face à la thèse controversée de Samuel Huntington sur le pouvoir inébranlable des grandes civilisations du monde et sur l'inévitable “clash” entre ces dernières.

Les raisons de ce come-back religieux sont multiples. Il exprime à la fois un renouveau des quêtes individuelles de sens dans un monde laïcisé, matérialiste, et une recherche plus collective d'identité dans un monde engagé dans les incertitudes et les insécurités de la mondialisation et de la diversité.

Dans certains cas, la résurgence de la religion reflète également en partie l'incapacité des Etats, tout spécialement dans les pays en développement, à accorder et garantir des droits humains fondamentaux à la majorité de leur population. Comme l'a expliqué le politologue Vali Nasr : “Il existe une corrélation directe entre l'étendue et la nature du militantisme religieux et le déclin de l'Etat laïque en tant que système politique fonctionnel et en tant que construction intellectuelle… Dans la Turquie kémaliste, dans l'Iran pahlaviste..., la laïcité n'a jamais imprégné la société en profondeur… et étant donné le peu de résultats à faire valoir en matière de véritable développement, les valeurs qui soutenaient ces Etats ont été la cible d'attaques. ”18

L'influence politique croissante des communautés religieuses est aussi liée à la “théologisation” du pouvoir de l'Etat. Dans certains pays, les élites gouvernantes recourent à des interprétations religieuses déterminées pour consolider leur pouvoir et maintenir le statu quo social et politique. L'Arabie saoudite et l'Iran en sont de parfaites illustrations.

Lorsque la religion se confond avec l'Etat, les droits humains souffrent. Asma Jahangir écrit qu'au Pakistan, “l'institutionnalisation judiciaire de l'islam a sérieusement ébranlé les droits des femmes et des minorités religieuses, et les détracteurs des lois discriminatoires sont étiquetés d'anti-islamiques ou de traîtres… . Le credo de l'islamisation nationale est utilisé comme bâton pour matraquer tous les mouvements d'émancipation et de défense des droits humains.”19

En Ouzbékistan, le gouvernement s'est arrogé le monopole de l'interprétation de l'islam et il emprisonne ceux qui s'écartent de sa version, accusant ces musulmans “indépendants” de tenter d'ébranler ou de renverser l'ordre constitutionnel. Bien qu'il ait prétexté que ces personnes étaient complices de terrorisme, dans la vaste majorité des cas, les suspects n'ont pas été inculpés de terrorisme ni d'aucune autre forme de violence.20

En Egypte, le gouvernement—citant les préceptes contraires de la Loi islamique—a émis des réserves concernant la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), se dérobant à son obligation de protéger les droits des femmes.21

Au Nigeria depuis 2000, les gouvernements de douze états du nord ont inclus le droit pénal dans les compétences des tribunaux appliquant la charia (loi islamique),22 soulevant un certain nombre de préoccupations sérieuses en matière de droits et alimentant la polémique dans un pays où les divisions religieuses sont profondes et où la constitution fédérale stipule qu'il n'y a pas de religion d'Etat. La charia est en vigueur depuis de nombreuses années dans le nord, où la majorité de la population est musulmane, mais jusqu'à 2000, son champ d'action était limité au statut personnel et au droit civil. Les préoccupations en matière de droits humains soulevées par l'application de la loi religieuse dans ces contextes ont été exacerbées par le recours à la charia dans les affaires relevant du droit pénal.

Les recherches effectuées par Human Rights Watch confirment qu'au Nigeria, la charia est utilisée à des fins politiques et que cette politisation de la religion a conduit à des violations des droits humains.23 L'application de la charia dans des dossiers criminels dans ces douze états a abouti à des amputations, des flagellations, des condamnations à mort, de la discrimination envers les femmes et des atteintes systématiques au droit à un procès équitable. Depuis 2000, au moins dix personnes ont été condamnées à mort; des dizaines ont été condamnées à l'amputation; et les flagellations sont fréquentes dans bon nombre d'endroits au nord. Ces problèmes ont soulevé l'attention de toute la communauté internationale en raison des cas fortement médiatisés de deux femmes, Safiya Hussaini et Amina Lawal, qui avaient été condamnées par des tribunaux appliquant la charia à être lapidées pour avoir prétendument commis un adultère. Bien que les peines de mort aient finalement été annulées, ces cas mettent en lumière la façon dont la charia peut être utilisée pour justifier de flagrantes violations des droits humains.



[17] Sara Maitland, “In Place of Enlightenment,” Index on Censorship, avril 2004, p. 8.

[18] Vali NASR, “Religion and Global Affairs: Secular States and Religious Oppositions,” SAIS Review, Eté-automne 1998. Volume XVIII, Number Two, The Paul H. Nitze School of Advanced International Studies, The John Hopkins University, Washington, pp. 34-5.

[19] Asma Jahangir, “Human Rights in Pakistan: A System in the Making,” dans S. Power et G. Allison, eds., Realizing Human Rights, pp. 168-9.

[20]Human Rights Watch, “CreatingEnemies of the State: Religious Persecution in Uzbekistan” New York: Human Rights Watch, 2004.

[21] Human Rights Watch, “Divorced from Justice: Women’s Unequal Access to Divorce in Egypt,” décembre 2004.

[22] Human Rights Watch, “‘Political Shari’a’?, Human Rights and Islamic Law in Northern Nigeria,” septembre 2004.  Human Rights Watch ne plaide pas pour ou contre la charia en tant que telle, ni pour ou contre tout autre système de conviction ou d'idéologie religieuse, et l'association ne prend pas position sur ce que serait une “charia acceptable.”

[23] Les recherches effectuées par Human Rights Watch au nord du Nigeria ont également révélé des systèmes de violations des droits humains fondamentaux qui ne sont pas propres à la charia mais qui symbolisent la situation générale desdits droits au Nigeria. Par exemple, la torture systématique par la police, la détention prolongée sans procès, la corruption de l'appareil judiciaire, l'ingérence politique dans le cours de la justice et l'impunité pour les responsables de ces exactions n'arrivent pas seulement dans les cas où est appliquée la charia mais elles sont généralisées dans les dossiers traités par le système parallèle de droit coutumier.


<<précédente  |  index  |  suivant>>January 2005