Un juge belge enquête au Tchad sur les crimes d'Hissène Habré, Le Temps, Genève, 11 mars 2002
TCHAD. Le juge Daniel Fransen, qui instruit la plainte pour crimes contre l'humanité déposée contre l'ex-président tchadien, a rencontré la semaine dernière les victimes et les bourreaux de la dictature. "Le petit oiseau a renversé l'éléphant", savoure Souleymane Guengueng. Victime emblématique de la dictature d'Hissène Habré, cet ex-comptable de formation a toujours rêvé que "la justice arriverait jusqu'au Tchad" et punirait l'ex-tyran qui ensanglanta le pays pendant ses huit ans de règne (1982-1990). "Tout le monde me prenait pour un fou, mais chacun peut voir que la justice avance maintenant", raconte Souleymane Guengueng au Temps. Elle est arrivée la semaine dernière à N'Djamena sous la forme du juge belge Daniel Fransen, chargé d'instruire la plainte pour crimes contre l'humanité déposée à Bruxelles en 2000 par une trentaine de victimes du régime d'Hissène Habré. L'affaire Habré - parfois surnommé le "Pinochet africain" - est désormais le nouveau test de la justice internationale. Accompagné de quatre policiers et du substitut du procureur du roi, Philippe Meire, Daniel Fransen a auditionné des dizaines de victimes et même quelques responsables de la sinistre police politique de l'époque, la DDS. Il a visité les différents lieux de torture de la capitale, notamment la "Piscine", siège administratif de la DDS et infâme lieu de détention. Amené par quelques fossoyeurs survivants, Daniel Fransen s'est aussi déplacé aux abords des fosses communes à proximité de N'Djamena. Dans un entretien au Temps, peu avant de quitter le pays vendredi, Philippe Meire s'est félicité "de la coopération des autorités tchadiennes", ainsi que "du bilan positif du voyage". Il a cependant estimé "prématuré" l'émission rapide d'un mandat d'arrêt international contre Hissène Habré, aujourd'hui réfugié au Sénégal. "Le juge va maintenant analyser tous les documents et toutes les informations qu'il a recueillis et décidera au vu de dossier", a-t-il ajouté. La plainte déposée contre l'ex-dictateur en Belgique il y a deux ans restait très abstraite pour la plupart des Tchadiens. Mais l'arrivée du juge à N'Djamena "a provoqué un incroyable espoir. Soudain, les gens ont commencé à croire à la justice et les langues ont commencé à se délier. Des personnes qui avaient eu peur de témoigner jusqu'ici sont en train de se faire connaître, et même jusqu'à l'épouse du président de la République Idriss Déby s'est entretenue avec le juge pour porter plainte", raconte Reed Brody, de l'organisation américaine Human Rights Watch, qui a apporté son soutien juridique à l'association des victimes de la répression d'Hissène Habré. Baromètre du changement de climat, la presse tchadienne a fait ses unes sur l'affaire Habré. L'Observateur titrait sur les "crimes d'Hissène Habré: le juge belge rencontre les victimes et les bourreaux". Le Temps de N'Djamena: "Les agents de la police politique au pilori"; et même Le Progrès, le journal pro-gouvernemental, a donné une large place aux poursuites engagées contre l'ancien dictateur. Le déplacement du juge a, semble-t-il, fait basculer le gouvernement, jusque-là très hésitant sur la conduite à tenir. Celui-ci n'a jamais demandé au Sénégal d'extrader Hissène Habré, répugnant à juger l'ancien dictateur. L'actuel président, Idriss Déby, avait lui-même servi le pouvoir d'Habré, avant de s'en distancier et de le renverser en décembre 1990. Sans doute, craignait-il d'avoir des comptes à rendre. Selon Jacqueline Moudeina, avocate des victimes au Tchad et elle-même victime en juin 2001 d'une attaque à la grenade lancée par des forces de sécurité qui l'a blessée à la jambe, "l'actuel président est vraisemblablement responsable de crimes de guerre, sans doute de crimes contre l'humanité pour sa participation à la répression dans le Sud tchadien en 1984". Mais, devant la pression des milieux des droits de l'homme, le président Déby a pris le parti désormais d'appuyer la justice belge. Loi belge contestée Hissène Habré n'est toutefois pas encore dans le box des accusés à Bruxelles, car le contexte juridique et politique reste très incertain. La loi belge sur la compétence universelle est de plus en plus contestée. Particulièrement au vu de la récente décision de la Cour internationale de justice d'annuler, pour des raisons d'immunité, un mandat d'arrêt international lancé par la Belgique contre un ancien ministre congolais. Quant à la plainte déposée contre le premier ministre israélien, Ariel Sharon, la justice belge doit encore se prononcer. Mais on voit mal comment celle-ci pourrait aller de l'avant. En revanche, cette dernière plainte pourrait accroître encore davantage les pressions pour réformer la loi en vigueur. |