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Sommaire

L'affaire Pinochet - Un rappel à l'ordre aux tyrans, une source d'espoir pour les victimes

Qu'est-ce que la compétence universelle?

Quels sont les crimes renvoyant à la compétence universelle?

Quels sont les pays qui autorisent les poursuites pénales pour des crimes extraterritoriaux?

Et s'il y a des victimes de l'Etat des poursuites?

La question de la volonté politique

Quelles sont les autres poursuites pénales qui ont été introduites sur la base de la compétence universelle?

Les poursuites contre Hissène Habré - Un "Pinochet africain"

L'accusé doit-il impérativement se trouver dans l'État qui le poursuit?

L'extradition

Le rassemblement des preuves

Les lois de prescriptions

L'immunité

La responsabilité de commandement

Qui peut entamer des poursuites?

Quels sont les autres auteurs présumés de crimes qui vivent actuellement à l'étranger?

Quelles sont les alternatives aux poursuites pénales dans un pays étranger?

Ressources:

Human Rights Watch

Amnesty International

Comité International de la Croix-Rouge

Center for Constitutional Rights (CCR)

Center for Justice and Accountability

Diplomatie judiciaire

La Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme

Interights

Redress

Le précédent Pinochet:
Comment les victimes peuvent poursuivre à l'étranger les criminels des droits de l'homme

L'affaire Pinochet - Un rappel à l'ordre aux tyrans, une source d'espoir pour les victimes

Dans la nuit du 16 octobre 1998, le général Auguste Pinochet est arrêté par la police de Londres. Ce faisant, les gendarmes exécutent un mandat d'arrêt espagnol inculpant l'ancien dictateur pour les crimes commis au Chili, pendant ses dix-sept ans de règne. Par la suite, les tribunaux britanniques rejetteront sa demande d'immunité et décideront qu'il peut être extradé en Espagne pour passer en jugement.

Mais, ce n'est pas en octobre 1998, que commença réellement l'affaire Pinochet. Elle prit forme bien avant, dès les premières années de dictature Pinochet (1973-1990), lorsque de courageux militants des droits de l'homme commencèrent à examiner chaque cas de torture, meurtre, et "disparition" commis par les forces de sécurité de Pinochet. Une fois la démocratie rétablie au Chili, une Commission officielle sur la vérité s'inspira de ce travail pour regrouper des informations détaillées sur plus de 2000 cas d'assassinats et de "disparitions." Mais avant de quitter le pouvoir, le général Pinochet avait créé pour lui-même et pour la plupart de ses complices, une structure légale d'impunité absolue - ou du moins le croyait-il.

En 1996, les avocats des victimes de la répression militaire en Argentine et au Chili, dont les plaintes n'avaient pas eu de suites dans leur propre pays, ont décidé d'agir en Espagne contre les anciens dirigeants militaires de ces pays, dont le général Pinochet. Bien que la plupart des crimes aient été commis en Argentine et au Chili, les tribunaux espagnols ont autorisé la poursuite du dossier en Espagne, en vertu du principe de compétence universelle, principe qui s'applique aux graves violations des droits de l'homme, et qui, bien que rarement invoqué, fait partie intégrante de la législation espagnole et du droit international.

En octobre 1998, Pinochet se rendit en Angleterre. Le 16 octobre 1998, Baltasar Garzón, le juge chargé de l'enquête dans l'un des dossiers espagnols, demanda aux autorités britanniques d'arrêter l'ancien dictateur. Pinochet fut arrêté cette nuit-là à Londres. Par la suite, l'Espagne demanda officiellement son extradition, de même que la Belgique, la France et la Suisse. Pinochet contesta son arrestation, soutenant qu'en tant qu'ancien chef d'État, il jouissait d'une immunité contre toute arrestation ou extradition. Mais par deux fois, la Chambre des Lords, la plus haute cour du Royaume-Uni, rejeta l'exception d'immunité. Dans un premier jugement, qui fut plus tard abrogé, les Lords décidèrent que, bien qu'un ancien chef d'Etat jouisse de l'immunité pour les actes commis dans ses fonctions de chef d'Etat, les crimes internationaux, tels que la torture et les crimes contre l'humanité, ne constituaient pas des "fonctions" d'un chef d'état. Dans un deuxième jugement, plus limité, les Lords décidèrent que puisque la Grande-Bretagne et le Chili avaient ratifié la Convention des Nations unies contre la torture, Pinochet ne pouvait plus revendiquer l'immunité pour des faits de torture. Un magistrat britannique a ensuite jugé que Pinochet pouvait être extradé en Espagne pour répondre de cette inculpation ainsi que de complicité de torture. En mars 2000, après que des examens médicaux auraient révélé que Pinochet n'avait plus la capacité mentale pour passer en justice, il fut relâché et autorisé à rentrer au Chili.

Par leurs décisions, les tribunaux britanniques ont rompu le mythe de l'impunité de Pinochet et dans une décision historique d'août 2000, la Cour Suprême du Chili leva son immunité sénatoriale, ce qui ouvrit la voie à un éventuel procès dans son pays d'origine. En décembre 2000, le Général Pinochet fut formellement inculpé par un juge chilien pour meurtre et "disparitions", et placé en résidence surveillée. Après avoir été levée pour des questions de procédure, son inculpation fut réordonnée en janvier 2001.

Human Rights Watch considère l'arrestation de Pinochet comme un "rappel à l'ordre" aux tyrans du monde entier. Mais un autre effet - tout aussi important - de cette affaire fut de donner espoir à d'autres victimes de traduire en justice à l'étranger leurs persécuteurs. Ainsi, en janvier 2000, Human Rights Watch a aidé des victimes tchadiennes à intenter des poursuites pénales au Sénégal contre Hissène Habré, l'ancien dictateur du Tchad en exil à Dakar, qui fut inculpé pour crimes de torture (voir ci-dessous).

Cette brochure se propose de retracer les éléments clés du "précédent Pinochet" et d'analyser les mécanismes de la compétence universelle, afin que victimes et militants des droits de l'homme puissent, conscients des nombreux obstacles qui les attendent, exiger que d'autres criminels d'Etat soient traduits en justice à l'étranger.

Qu'est-ce que la compétence universelle?

Ce qui dans l'affaire Pinochet frappe tout d'abord, c'est qu'un juge espagnol ait eu le pouvoir d'ordonner l'arrestation de Pinochet pour des crimes commis principalement au Chili et contre des Chiliens. Ce pouvoir se base sur la règle de compétence universelle, c'est-à-dire le principe que chaque État est fondé à traduire en justice les auteurs de crimes spécifiques d'intérêt international, quel que soit le lieu où le crime a été commis, et sans égard à la nationalité des auteurs ou des victimes.

Normalement, la compétence sur un crime découle d'un lien, souvent territorial, entre l'État chargé de mener les poursuites pénales et le crime lui-même. Mais, comme l'a dit un célèbre avocat "en ce qui concerne les cas de crimes contre l'humanité, ce lien peut être trouvé dans le simple fait que nous sommes tous des êtres humains." Du point de vue pratique, le droit international prévoit la compétence universelle pour empêcher les responsables des crimes les plus sérieux de trouver refuge à l'étranger et d'échapper ainsi à la justice.

Historiquement, la piraterie fut le premier crime dit "universel", puis vint s'ajouter la traite des Noirs. Ces deux catégories de crimes ont une spécificité commune: ils se commettent en haute mer, au-delà de toute frontière. Mais qu'en est-il des atrocités commises à l'intérieur des frontières nationales ? Il faut attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour que la liste des crimes donnant lieu à la compétence universelle inclue des crimes perpétrés à un niveau national, parmi eux : les crimes de guerre, la torture, l'apartheid et autres "crimes contre l'humanité." Au cours du procès Filartiga - procès civil, mais significatif en la matière, intenté par la famille d'une victime de torture paraguayenne vivant aux Etats-Unis contre son tortionnaire en voyage aux Etats-Unis - un tribunal américain décrivit parfaitement cette nécessaire évolution du droit international: " Le tortionnaire est devenu comme le pirate et le marchand d'esclaves d'autrefois, hostis humani generis, un ennemi de l'humanité toute entière."

Quels sont les crimes renvoyant à la compétence universelle?

Pour déterminer les crimes qui, en droit international, renvoient à la compétence universelle, il faut se référer aux traités internationaux - tels que la Convention des Nations Unies contre la torture et les Conventions de Genève sur les crimes de guerre - et au droit international coutumier. A la lecture des ces textes et eu égard à la pratique, le génocide et les "crimes contre l'humanité" sont considérés comme des crimes relevant de la compétence universelle. Dans chaque cas cependant, ce seront les lois de l'Etat dans lequel le procès est intenté, qui, le plus souvent, détermineront si des poursuites peuvent réellement être engagées sur la base de la compétence universelle. Parmi les crimes contre les droits de l'homme qui en droit international relèvent de la compétence universelle, il y a notamment :

  • La torture

La Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 - grâce à laquelle le général Pinochet perdit son immunité et vit son extradition ordonnée -, stipule que " [l']Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l'auteur présumé [de torture] est découvert, s'il n'extrade pas ce dernier, soumet l'affaire […] à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale." Comme l'a dit Lord Browne-Wilkinson, Président du tribunal dans l'affaire Pinochet, "L'objectif de la Convention était d'instaurer le principe aut dedere aut punire--soit vous extradez, soit vous punissez." De même que l'affaire Pinochet en Grande-Bretagne, l'affaire Hissène Habré au Sénégal est principalement fondée sur la Convention contre la torture.

A la date de février 2001, 122 Etats avaient ratifié la Convention contre la torture. Grâce à la clarté et la précision de cette Convention, les procès extraterritoriaux pour crimes de torture intentés dans les pays parties auront vraisemblablement de plus grandes chances de succès, ainsi que l'ont illustré les cas Pinochet et Habré.

Aux termes de la Convention, "le terme 'torture' désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite." La Convention exige que soient punis non seulement la personne qui a personnellement exécuté un acte de torture, mais également ses complices ou toute personne qui d'une façon ou d'une autre a pris part au crime.

  • Le génocide

La Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, largement ratifiée, définit le génocide comme " l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe." Les massacres des Tutsis au Rwanda, des Kurdes en Iraq et des Musulmans en Bosnie sont des exemples récents et indiscutables de génocides. En s'appuyant sur une définition plus large du mot existant dans le droit espagnol, qui punit également les tentatives d'élimination de groupes politiques, l'Espagne a accusé Pinochet d'avoir perpétré un génocide, mais la Grande-Bretagne n'a pas retenu cette accusation.

Bien que la Convention sur le génocide ne l'exprime pas explicitement, tout Etat peut, en vertu du droit international coutumier et sur la base de la compétence universelle, traduire en justice un individu accusé de génocide. Ce point a été mis en évidence par la Cour Internationale de Justice, dans sa décision du 11 juillet 1996, en l'affaire Bosnie-Herzégovine c/ RFY.

  • Les crimes contre l'humanité

Le concept de "crimes contre l'humanité" a d'abord été codifié par le Statut du Tribunal de Nuremberg, qui fut créé après la deuxième guerre mondiale afin de juger les dirigeants nazis. Le Statut de la future Cour Pénale Internationale définit, dans son article 7, les crimes contre l'humanité comme les actes, tels que le meurtre, l'extermination, la torture, l'esclavage, la "disparition," le viol, l'esclavage sexuel, etc., lorsque ceux-ci " sont commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque." Des définitions plus ou moins semblables figurent dans les statuts des tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. Dans chaque cas, c'est le caractère général ou systématique du crime qui en fait un crime contre l'humanité.

En droit international coutumier, les crimes contre l'humanité relèvent de la compétence universelle. Mais rares sont les Etats qui, à l'instar de la Belgique, la France ou Israël, ont, aujourd'hui, défini et codifié les crimes contre l'humanité dans leur législation nationale. Il faut donc être prudent, car nombreux sont les Etats qui n'entameront pas de poursuites pour un crime qui n'est pas énoncé dans leurs propres lois, et cela même si le crime en question est reconnu en droit international et s'il comporte des actes déjà proscrits par la législation nationale, tels que le meurtre ou la torture. Mais il est rassurant de savoir qu'en la matière, les choses évoluent rapidement : le Royaume-Uni, l'Afrique du Sud, l'Australie et la Nouvelle Zélande travaillent actuellement à la codification des crimes contre l'humanité dans leur législation nationale, afin de garantir la concordance de leurs lois internes avec la future Cour Pénale Internationale qui aura compétence sur les crimes contre l'humanité.

Autre mise en garde importante : face à une plainte pour des crimes commis à l'étranger, un juge local peu spécialisé en droit international, à l'instar des lords britanniques pour le procès Pinochet, sera moins à l'aise pour manier les concepts de droit international coutumier que pour appliquer le langage clair et rigoureux des traités. Concrètement, des poursuites pour crimes contre l'humanité commis à l'étranger auront donc moins de chances d'être lancées que celles pour torture et crimes de guerre, deux concepts plus largement définis dans les traités internationaux et mieux intégrés dans les législations nationales.

  • Les crimes de guerres

Traditionnellement, la notion de "crimes de guerres" était utilisée en référence aux conflits armés internationaux, et désignait plus précisément les " infractions graves " aux quatre Conventions de Genève de 1949 et à leur premier Protocole Additionnel de 1977. Des approfondissements récents ont cependant élargi ce concept pour y inclure les violations graves des lois et coutumes de la guerre commises dans un conflit armé, qu'il soit de nature internationale ou interne.

Ces infractions graves, telles que définies par les Conventions de Genève et le premier Protocole Additionnel de 1977, relèvent de façon incontestée de la compétence universelle. Chacune des Conventions de Genève, ratifiée par pratiquement tous les Etats, prescrit que " [c]haque Partie contractante aura l'obligation de rechercher les personnes prévenues d'avoir commis, ou d'avoir ordonné de commettre, l'une ou l'autre de ces infractions graves, et elle devra les déférer à ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité." Aux termes des Conventions de Genève et de leur premier Protocole Additionnel, les infractions graves incluent : l'homicide intentionnel ; la torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques ; le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé ; la destruction et l'appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire; le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou une autre personne protégée à servir dans les forces armées de la puissance ennemie ; celui de la priver de son droit d'être jugée régulièrement et impartialement ; la prise d'otages ; le fait de soumettre la population civile ou des personnes civiles à une attaque ; le lancement d'une attaque sans discrimination atteignant la population civile ou des biens de caractère civil, en sachant que cette attaque causera des pertes en vies humaines, des blessures aux personnes civiles ou des dommages aux biens de caractère civil ; le transfert par la Puissance occupante d'une partie de sa population civile dans le territoire qu'elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l'intérieur ou hors du territoire occupé de la totalité ou d'une partie de la population de ce territoire.

Des violations importantes des lois et des coutumes de la guerre lors d'un conflit armé international, même si celles-ci ne sont pas considérées comme des "infractions graves" par les Conventions de Genève, donnent aussi normalement lieu à la compétence universelle, et autorisent un Etat à poursuivre les responsables (sans l'y obliger toujours). Cette catégorie inclut: les attaques intentionnellement dirigées contre la population civile comme telle ou contre des civils ne prenant pas directement part aux hostilités ; les attaques intentionnellement dirigées contre des biens civils (biens qui ne sont pas des objectifs militaires), le lancement d'une attaque tout en sachant consciemment qu'elle causera des pertes humaines accessoires, des civils blessés ou des dégâts aux biens civils; l'attaque de villes ou de bâtiments qui ne sont ni défendus, ni des objectifs militaires ; tuer ou blesser des combattants qui se sont rendus ; la mutilation, l'expérimentation médicale ou scientifique sur des individus non consentants ; le pillage ; l'utilisation d'armes de toutes sortes ; le viol, l'esclavage sexuel et la prostitution contrainte ; la privation intentionnelle de nourriture aux civils ; la conscription ou l'enrôlement ou l'engagement d'enfants de moins de quinze ans dans les hostilités. Le Statut de la Cour Pénale Internationale (CPI) dresse une liste d'un grand nombre de crimes de guerre dans les conflits armés internationaux, qui ne sont pas considérés comme des "infractions graves".

Dernièrement, le concept de crimes de guerre a également été étendu aux conflits internes, donnant aux Etats tiers le droit (mais pas nécessairement l'obligation) d'exercer la compétence universelle. La règle de conduite la plus largement reconnue dans les conflits armés non internationaux est l'article 3, commun aux quatre Conventions de Genève, qui prohibe: "a) les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ; b) les prises d'otages ; c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ; d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés."

Lors de conflits internes, la CPI aura également, aux termes de son Statut, compétence sur les crimes suivants, notamment : les attaques intentionnelles contre la population civile telle quelle ou contre des civils individuels ne prenant pas directement part aux combats ; les attaques intentionnelles dirigées contre les bâtiments, le matériel, les unités et les transports médicaux ; le pillage; le viol, l'esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse et la stérilisation forcées.

Quels sont les pays qui autorisent les poursuites pénales pour des crimes extraterritoriaux?

Chaque pays a ses propres lois. Et même lorsqu'un pays a ratifié un traité l'obligeant à poursuivre des tortionnaires ou criminels de guerre présumés - et bien que le droit international coutumier exige que les auteurs de génocide ou d'autres crimes contre l'humanité soient poursuivis pénalement-, les lois du pays en question ne permettent malheureusement pas toujours d'engager de telles poursuites.

Dans de nombreux pays, surtout ceux de tradition romano-civiliste, les traités (et même, dans certains cas, le droit international coutumier) font automatiquement partie du droit national, sans qu'il faille adopter une législation spécifique pour appliquer le traité. C'est le cas, par exemple, en Egypte et en Afrique francophone. Par conséquent, si le droit international conventionnel ou coutumier prévoit la compétence universelle, les tribunaux de ces Etats ont théoriquement une base suffisante pour poursuivre. De même, de nombreux pays d'Amérique latine et d'Europe ont des lois qui font généralement référence aux traités ayant été ratifiés. Par exemple, le code pénal du Panama stipule que "Quelle que soient la loi de l'endroit où l'acte a été commis et la nationalité de l'accusé, le droit pénal panaméen sera appliqué à ceux qui ont commis des actes punissables tels que prévus dans les traités internationaux ratifiés par la République du Panama." En vertu de la Convention contre la Torture, le fait de torturer à l'étranger devrait, en principe donc, être punissable au Panama. On retrouve ce modèle entre autres : en Allemagne, en Autriche, en Bolivie, au Brésil, au Costa Rica, en Chypre, au Danemark, en Equateur, en Espagne, en Ethiopie, en Géorgie, au Guatemala, en Honduras, au Paraguay, au Pérou, en République Tchèque, en Russie, au Salvador, au Sri Lanka, en Suisse et en Uruguay.

Dans de nombreux autres pays, cependant, les traités doivent être spécifiquement "intégrés" dans le droit national avant de ne pouvoir être invoqués. Mais bien trop souvent, les pays ratifient des traités, sans pour autant adopter les lois d'adaptation qui permettraient leur incorporation dans les législations nationales. Dans les pages qui suivent, le lecteur trouvera des informations sur les lois nationales de divers pays, mais les victimes devront toujours, avant d'agir, consulter des avocats de l'Etat susceptible d'entamer des poursuites.

Pour ce qui est de la Convention contre la torture, de nombreux pays l'ont intégrée dans leur législation nationale. Ainsi, comme le stipule le "Criminal Justice Act" au Royaume-Uni, qui donna à l'Angleterre le droit d'arrêter Pinochet : "Un fonctionnaire ou une personne agissant en qualité officielle, quelle que soit sa nationalité, commet un crime de torture si au Royaume-Uni ou ailleurs, il inflige intentionnellement des blessures ou souffrances à autrui dans l'exécution ou l'exécution présumée de ses fonctions officielles." L'Australie, le Canada, les Etats-Unis, la France, Malte, les Pays-Bas et la Nouvelle Zélande, parmi d'autres, ont des lois similaires pour les crimes de torture.

De même, de nombreux pays ont intégré les Conventions de Genève dans leur législation nationale, bien que rarement dans les termes des Conventions elles-mêmes. Ainsi, les Etats-Unis punissent "quiconque, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur des Etats-Unis, commet un crime de guerre". Par crime de guerre, il faut ici entendre les infractions graves aux Conventions de Genève ou les violations de leur article 3 commun. Cependant, cette disposition ne s'applique que si l'auteur du délit ou la victime est un membre des forces armées américaines ou un ressortissant américain. La liste des pays qui ont pris des dispositions sur les crimes de guerre extraterritoriaux peut se trouver sur le site internet du Comité International de la Croix-Rouge. (Voir http://www.icrc.org/IHL-NAT.NSF.)

Certains pays, comme l'Allemagne, la Belgique, le Costa Rica, l'Espagne et le Nicaragua permettent à leurs tribunaux de juger des actes de génocide commis à l'étranger. Mais peu de pays ont adopté de loi autorisant, à l'instar de la Belgique, la France, Israël et le Venezuela, les poursuites pour crimes contre l'humanité commis à l'étranger. Certains pays du Nord, tels que la Norvège et la Suède, donnent compétence à leur juge pour connaître de tout crime commis à l'étranger, à condition que l'accusé se trouve dans l'Etat qui engage les poursuites.

La Belgique est probablement le pays qui fait le plus large usage de la compétence universelle pour les crimes contre les droits de l'homme. Les tribunaux belges peuvent juger des cas de crimes de guerre (nationaux ou internationaux), crimes contre l'humanité et génocides commis par des non-Belges sur des non-Belges, hors de la Belgique, et sans même la présence de l'accusé en Belgique. En pratique, il est cependant peu probable que les autorités judiciaires ouvrent une enquête à moins que la Belgique ait un lien direct avec le cas.

Et s'il y a des victimes de l'Etat des poursuites?

Outre la compétence universelle, de nombreux pays donnent compétence à leurs tribunaux pour punir les crimes commis à l'étranger contre un de leurs ressortissants sur la base du principe de "compétence personnelle passive", généralement à la condition que le fait en cause soit aussi incriminé dans le pays où il a été commis et à la condition qu'il n'y ait pas eu un jugement sur le fond dans ce pays. C'est précisément sur ce principe que se fondent les poursuites intentées contre Pinochet en Belgique, en France et en Suisse: des ressortissants de ces pays ont déclaré avoir été victimes, au Chili, des crimes de ce dernier. Au regard de ce qui vient d'être dit, il est clair qu'un pays aura un intérêt politique d'autant plus grand à ordonner des poursuites qu'il existe des victimes parmi ses propres citoyens.

La question de la volonté politique

La volonté politique de l'Etat accusateur (ou extradant) sera un des éléments fondamentaux dans le lancement des poursuites, particulièrement si la loi de l'Etat en question n'autorise pas les victimes à entamer directement des poursuites pénales. Dans l'affaire Pinochet, la police britannique exécutait un mandat d'arrêt envoyé par l'Espagne, et Jack Straw, le Ministre de l'Intérieur en Grande-Bretagne, a par deux fois pris la délicate décision diplomatique d'autoriser l'extradition demandée par l'Espagne. Etant donné les conséquences politiques d'une telle rupture avec le status quo international, il est certain que d'autres pays auraient pris une décision plus modérée.

En août 1999, lorsque Izzat Ibrahim al-Duri, un des bras-droits du président iraquien Saddam Hussein, s'est rendu à Vienne pour raisons médicales, un conseiller municipal déposa une plainte pénale contre lui, dénonçant sa participation active dans le génocide iraquien contre les Kurdes. Moins de quarante-huit heures plus tard, l'homme était pourtant libre de quitter le pays. En prenant une telle décision, le gouvernement autrichien plaça ses relations avec l'Iraq au-dessus de ses obligations découlant du droit intenrational. En novembre 1999, Mengistu Haile Mariam, l'ancien tyran éthiopien, recherché par les autorités de son pays pour génocide et crimes contre l'humanité, s'est rendu en Afrique du Sud pour recevoir des traitements médicaux. Malgré une mobilisation et une pression tant locales qu'internationales pour son arrestation, et malgré l'important passé de l'Afrique du Sud dans le domaine des droits de l'homme, il ne fut pas appréhendé et retourna au Zimbabwe, où accueilli par le gouvernement, il vit en exil depuis son renversement. Quant à Abu Daoud, impliqué dans le massacre des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich de 1972, il fut appréhendé en France en 1976, mais Paris a fait peu de cas de la demande d'extradition de l'Allemagne de l'Ouest et le libéra quatre jours après sa capture. En mars 2000, Ricardo Anderson Kohatsu, un officier de renseignement péruvien accusé de torture, fut mandaté par le gouvernement péruvien pour témoigner devant la Commission inter-américaine des droits de l'homme à Washington. Après que les organisations des droits de l'homme ont dénoncé sa présence et ont présenté des preuves crédibles, les forces de l'ordre américaines le placèrent en garde à vue. Mais le Ministère des Affaires Etrangères est intervenu pour libérer Anderson Kohatsu, sous le prétexte contestable qu'il avait droit à l'immunité accordée par les Etats-Unis et l'Organisation des Etats Américains.

Pour qu'un Etat ait un climat politique favorable au lancement de poursuites, certaines conditions doivent être réunies, notamment l'existence d'un gouvernement démocratique et d'un pouvoir judiciaire indépendant, et peut-être aussi la présence d'une large communauté d'exilés partageant la même nationalité que le coupable présumé. En Espagne par exemple, c'est grâce à l'indépendance de la magistrature espagnole, à la grande communauté d'exilés chiliens en Espagne et à un important soutien populaire que les poursuites contre Pinochet ont été engagées, et ce malgré les pressions exercées sur le gouvernement conservateur par ses partenaires commerciaux sud-américains désireux de voir l'abandon des charges. Les autorités judiciaires du Sénégal, premier pays à avoir ratifier le Statut de la Cour Pénale Internationale ont intenté des poursuites contre Habré qui était réfugié sur son territoire, mais des élections présidentielles semblent avoir joué un rôle dans le rejet de ces poursuites par le juge sénégalais (infra). Parallèlement, il y a peu de chances qu'Idi Amin, l'ancien dictateur de l'Ouganda vivant actuellement en Arabie Saoudite, soit poursuivi en justice dans ce même pays, un Etat dans lequel il y a peu de participation politique, pas de magistrature indépendante et un gouvernement qui ne répond pas aux appels internationaux des ONG et des groupes de victimes pour traduire Amin en justice.

Etant donné les coûts des procès internationaux et un probable manque d'intérêt au niveau local, il peut aussi s'avérer difficile de convaincre un procureur ou un juge d'instruction étranger d'ouvrir une enquête sur un crime commis en dehors de son pays, ce qui mobiliserait des ressources humaines et financières qui pourraient être destinées à un procès local. Peu de pays ont en réalité l'expertise nécessaire pour enquêter sur des crimes extraterritoriaux (l'Australie, le Canada et le Royaume-Uni ont des unités spécialement consacrées aux crimes de guerre, qui ont eu un succès très limité dans la poursuites des procès de la deuxième guerre mondiale).

Dans certains pays, les victimes et même les ONG sont autorisées à présenter une plainte directement aux tribunaux, sans l'accord du procureur, mais les mêmes difficultés se posent pour convaincre un magistrat de donner suite au dossier.

Quelles sont les autres poursuites pénales qui ont été introduites sur la base de la compétence universelle?

Après la deuxième guerre mondiale, les alliés victorieux ont intenté des milliers de procès devant les tribunaux nationaux contre des Allemands accusés de crimes contre la paix, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, fondés principalement sur le principe de compétence universelle. Cependant, dans les décennies qui suivirent, ce genre de procès s'est fait de plus en plus rare. En 1961, Israël a jugé et condamné Adolf Eichmann pour crimes contre l'humanité commis en Europe durant la deuxième guerre mondiale, en partie sur la base du principe de compétence universelle. En 1985, conformément au droit israélien qui autorise les poursuites fondées sur la compétence universelle, un tribunal américain a autorisé l'extradition en Israël de John Demjanjuk, auteur présumé de génocide et de crimes contre l'humanité pendant la deuxième guerre mondiale. (Déclaré coupable et condamné à mort en Israël, Demjanjuk fut libéré, après que de nouvelles preuves ont semé le doute sur sa culpabilité quant aux faits pour lesquels il avait été spécifiquement extradé).

A la suite des génocides en ex-Yougoslavie et au Rwanda, un certain nombre de pays européens ont poursuivi les auteurs de crimes sur la base de la compétence universelle. En Belgique, quatre Rwandais, sont poursuivis pour crimes de guerre. En Allemagne, la Haute Cour bavaroise a condamné en 1997 Novislav Djajic, un Serbe bosniaque, à cinq ans d'emprisonnement, conformément aux Conventions de Genève, pour complicité dans le meurtre de quatorze hommes musulmans en Bosnie en 1992. Nikola Jorgic, un ancien dirigeant d'un groupe paramilitaire serbe, a été jugé pour onze chefs d'accusations de génocide et trente chefs d'accusations de meurtre, et a été condamné à l'emprisonnement à perpétuité par la Haute Cour de Düsseldorf. Un troisième procès est en cours contre un Serbe bosniaque inculpé de génocide devant la Haute Cour de Düsseldorf. Au Danemark, Refik Saric, un musulman de Bosnie, est en train de purger une peine de prison de huit ans pour crimes de guerre, inculpé conformément aux Conventions de Genève, pour la torture de détenus dans une prison tenue par des Croates en Bosnie en 1993. En avril 1999, un tribunal militaire suisse a condamné un ressortissant rwandais pour crimes de guerre, mais a décidé qu'il n'avait pas compétence pour connaître des préventions de génocide et de crimes contre l'humanité. En Suisse toujours, un Serbe de Bosnie a été inculpé pour crimes de guerre, mais fut ensuite acquitté. Les Pays-Bas sont en train de poursuivre, devant un tribunal militaire, un serbe bosniaque pour crimes de guerre. La France est actuellement en train de poursuivre Wenceslas Munyeshyaka, un prêtre rwandais, pour génocide, crimes contre l'humanité et torture. De même, en juin 1999, la police française a arrêté Ely Ould Dah, un colonel mauritanien, qui suivait ses études dans une école militaire française, sur la base de la Convention des Nations Unies contre la torture, après que deux exilés mauritaniens l'ont identifié comme étant leur tortionnaire. Mais, mis en liberté provisoire sous caution, Ould Dah a quitté discrètement la France en mars 2000. En 1997, la Grande-Bretagne a arrêté un médecin soudanais résidant en Ecosse pour crimes de torture commis au Soudan, mais a ensuite abandonné les poursuites, vraisemblablement par manque de preuves. En août 2000, le Mexique a arrêté Ricardo Miguel Cavallo, un ancien officier militaire argentin. Le juge espagnol Garzón a introduit une demande d'extradition de Cavallo, fondée sur la torture et la "disparition" de plus de 400 personnes et en janvier 2001, son extradition vers l'Espagne fut autorisée par juge mexicain sur ordre du Ministre des Affaires étrangères. En novembre 2000, un tribunal néerlandais a inculpé Desi Bouterse, l'ancien dictateur militaire du Surinam, pour torture et exécutions politiques. Bouterse, qui vit au Surinam, est l'auteur présumé de l'exécution, en décembre 1982, de 15 opposants politiques.

Les poursuites contre Hissène Habré - Un "Pinochet africain"

En février 2000, un juge sénégalais a inculpé Hissène Habré, l'ancien dictateur du Tchad en exil, pour actes de torture et l'a placé en résidence surveillée. C'est la première fois qu'un Africain est inculpé pour atrocités par le tribunal d'un autre pays africain. En juillet 2000, une cour d'appel ordonna pourtant l'abandon des poursuites. Cette décision, fortement critiquée tant au niveau national qu'international, fait actuellement l'objet d'un pourvoi devant la Cour de Cassation du Sénégal. Parallèlement, de nouvelles voies pour la justice se sont ouvertes au Tchad même.

Habré a gouverné le Tchad de 1982 jusqu'à sa destitution en 1990 par le Président actuel Idriss Déby, puis a fui au Sénégal. Depuis sa chute, les Tchadiens ont cherché à le traduire en justice. L'Association tchadienne des victimes des crimes et répressions politiques (AVCRP) a regroupé des informations sur 792 victimes de la brutalité d'Habré, espérant utiliser ces dossiers dans des poursuites contre lui. Un rapport de la Commission d'Enquête du Ministère Tchadien de la Justice, datant de 1992, a accusé le régime Habré de 40,000 assassinats politiques et de torture systématique. Cependant, de nombreux hauts fonctionnaires du gouvernement Déby, y compris Déby lui-même, ayant participé aux crimes d'Habré, le nouveau gouvernement n'a jamais demandé l'extradition d'Habré du Sénégal.

En 1999, le précédent Pinochet en tête, l'Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l'homme (ATPDH) a demandé l'aide de Human Rights Watch pour traduire Habré en justice au Sénégal. Des enquêteurs ont visité secrètement le Tchad deux fois, où ils ont rencontré des victimes et des témoins, et ont bénéficié de la documentation préparée en 1991 par l'Association des victimes. En même temps, une coalition d'organisations de défense des droits de l'homme tchadiennes, sénégalaises et internationales a été discrètement organisée pour appuyer la plainte, ainsi qu'un groupe d'avocats sénégalais pour représenter les victimes. Sept Tchadiens, une Française, dont le mari tchadien fut tué par le régime d'Habré, et l'AVCRP ont agi en tant que parties civiles.

Dans une plainte déposée devant le tribunal régional hors-classe de Dakar, les demandeurs, dont plusieurs sont venus au Sénégal pour l'occasion, ont officiellement accusé Habré de torture et de crimes contre l'humanité. Les chefs d'accusations de torture étaient fondés sur la législation sénégalaise contre la torture ainsi que sur la Convention de 1984 des Nations Unies contre la torture, ratifiée par le Sénégal en 1986. Les groupes ont également cité les obligations du Sénégal en droit international coutumier de poursuivre les auteurs de crimes contre l'humanité.

Dans les documents soumis au juge d'instruction, les groupes ont présenté des détails sur 97 assassinats politiques, 142 cas de torture, 100 "disparitions" et 736 arrestations arbitraires, la plupart perpétrés par la redoutable Direction de la documentation et de la sécurité d'Habré (DDS). Ils ont également versé au dossier un rapport sur la torture sous le régime d'Habré, effectué en 1992 par une équipe médicale française, et le rapport de la Commission d'Enquête du Ministère Tchadien de la Justice. Les organisations ont en outre présenté les déclarations de deux anciens prisonniers qui avaient reçu l'ordre de la DDS de creuser des fosses communes pour enterrer les opposants d'Habré. Deux des plaignants affirment avoir été soumis à "l'Arbatachar", méthode de torture très répandue qui consistait à lier les quatre membres d'un prisonnier derrière son dos, provoquant l'arrêt de la circulation et la paralysie.

La veille du dépôt de plainte, les ONG et les victimes avaient rencontré le Ministre de la Justice sénégalais qui les avait assurés qu'il n'y aurait pas d'interférence politique dans le travail de la justice. L'instruction, introduite par une plainte avec constitution de partie civile, se déroula à une vitesse remarquable. Le juge soumit d'abord le dossier au procureur pour avis. Ce dernier, conscient de la nécessité d'agir vite afin d'éviter la fuite d'Habré et pour que les victimes puissent être entendues avant leur retour au Tchad, rendit en deux jours une opinion favorable. Le lendemain, les victimes témoignaient à huis-clos devant le juge - moment qu'elles avaient attendu pendant 9 ans! Le 3 février 2000, le juge cita Habré à comparaître, l'inculpa pour complicité d'actes de torture et le plaça en résidence surveillée. Il ordonna également l'ouverture d'"une information judiciaire contre X pour disparitions, crimes contre l'humanité et actes de barbarie," lui permettant ultérieurement d'inculper Habré ou d'autres auteurs présumés de ces crimes.

Malheureusement, la politique entra alors en jeu. En mars 2000, Abdoulaye Wade fut élu président du Sénégal et l'avocat d'Habré, l'un des bras droits de Wade, fut nommé conseiller présidentiel, tout en continuant à défendre Habré. Lorsque Habré introduisit une demande en annulation des poursuites, le procureur de l'Etat, renversant sa position antérieure, soutint la demande. En outre, le Président Wade présida la réunion du Conseil supérieur de la Magistrature qui vit la mutation du juge d'instruction chargé de l'affaire et la promotion du Président de la Chambre d'accusation, devant laquelle la demande en annulation des poursuites était pendante. Pour influencer le résultat du procès, Habré se serait apparemment montré généreux...

Le 4 juillet 2000, la Chambre d'accusation abandonna les poursuites contre Habré, ayant décidé que le Sénégal n'avait pas promulgué de législation d'adaptation de la Convention contre la Torture et de ce fait n'avait pas compétence pour poursuivre les crimes énoncés, ceux-ci n'ayant pas été commis au Sénégal.

Les victimes ont introduit un pourvoi contre cette décision devant la Cour de Cassation, la plus haute cour du Sénégal. Parallèlement, l'opinion publique internationale s'est interrogé sur l'attitude du Sénégal. Le New York Times a dit de cette décision qu'elle était "particulièrement décevante" et a violemment critiqué ce qui "ressemble à une intervention du nouveau président du pays" dans une affaire de justice. Les Rapporteurs Spéciaux des Nations Unies sur l'Indépendance des Juges et des Avocats, et sur la Torture, ont exprimé conjointement -fait rare - leurs inquiétudes au gouvernement du Sénégal à propos de l'abandon des poursuites et des circonstances l'entourant.

" De même que l'arrestation de Pinochet en Grande-Bretagne brisa le mythe de l'impunité de Pinochet au Chili, l'inculpation de Habré au Sénégal eut un impact immédiat au Tchad, ouvrant à la justice de nouvelles voies ", affirme Reed Brody de Human Rights Watch, qui a travaillé sur les deux affaires, Pinochet et Habré. Les victimes qui avaient initié les poursuites au Sénégal, gagnèrent une nouvelle autorité dans la société tchadienne, ayant accompli un exploit que personne n'aurait cru possible, et annoncèrent leur intention de porter plainte devant les tribunaux tchadiens contre leurs tortionnaires directs. Le 27 septembre 2000, le Président Idriss Déby accorda une audience aux dirigeants de l'Association des Victimes et leur affirma que "l'heure de la justice avait sonné" et qu'il donnerait son entier soutien à leurs démarches. Déby promit également de nettoyer son administration des anciens agents de la DDS et d'accorder au Comité International pour le Jugement d'Hissène Habré un accès complet aux archives de la Commission d'Enquête de 1992. Le 26 octobre 2000, dix-sept victimes ont porté plainte au Tchad pour torture, meurtre et "disparition" contre des anciens membres de la DDS.

L'accusé doit-il impérativement se trouver dans l'État qui le poursuit?

Cela dépendra des lois propres à chaque pays, de l'objet des poursuites et de la possibilité d'une éventuelle extradition. Il faut se souvenir que Pinochet était au Chili, dans son pays, lorsque des poursuites ont été entamées contre lui en Espagne.

Est-ce que la loi du pays qui entame les poursuites exige que l'accusé soit présent sur le territoire? De nombreux pays ne requièrent pas qu'un criminel présumé se trouve sur leur territoire pour qu'une enquête soit ouverte. Cependant, le droit de la plupart des pays interdit qu'un procès ait lieu en l'absence de l'accusé. Mais cela dépendra également du principe donnant naissance à la compétence. Dans les cas de compétence fondée sur la nationalité de la victime (principe de "compétence personnelle passive"), la France et l'Italie, par exemple, permettent toutes deux les procès in absentia. C'est ainsi que sans se trouver en France, Alfredo Astiz, un officier de la marine argentine, a été inculpé et condamné par contumace à la prison à perpétuité en France pour avoir participé à la torture de deux religieuses françaises en Argentine. En revanche, pour des poursuites fondées sur la compétence universelle, ces mêmes pays exigent que le criminel présumé soit sur leur territoire.

Bien que certains pays permettent des procès in abstentia, Human Rights Watch estime, par souci d'équité, que l'accusé devrait être présent au tribunal pendant un procès afin d'avoir l'opportunité de présenter sa défense. Si, après avoir été jugé et condamné in abstentia, l'accusé est appréhendé, le verdict doit pouvoir faire l'objet d'une opposition qui anéantit le jugement par défaut et conduit à un nouveau procès, comme le prévoient, par exemple, les lois françaises et belges.

Aux victimes alors de juger des avantages ou désavantages qu'il y aurait à porter plainte dans un pays, quand bien même l'auteur présumé des faits reprochés ne se trouverait pas sur le territoire. L'intérêt pratique peut dépendre de l'obtention de son extradition. De même, des poursuites peuvent avoir une valeur symbolique, limiter les projets de voyage de l'accusé, ou permettre de bloquer ses comptes en banque internationaux et autres actifs.

L'extradition

Si l'accusé n'est pas sur le territoire de l'Etat qui a initié les poursuites, il sera - en vue du procès - nécessaire d'obtenir sa présence. La façon traditionnelle de le faire est de demander son extradition. D'autres options existent, notamment l'expulsion d'un étranger vers le pays dont il est ressortissant. C'est ainsi que Klaus Barbie, le "boucher de Lyon" de la deuxième guerre mondiale, fut expulsé de Bolivie en France, pour y être jugé.

L'extradition est la procédure par laquelle un Etat demande à un autre Etat de livrer un individu sur que l'Etat demandeur entend poursuivre.

Certains pays n'extraderont que s'il existe un traité autorisant l'extradition. Dans ce cas, il sera nécessaire de déterminer au préalable si un tel traité existe entre les deux pays. D'autres pays, cependant, accorderont l'extradition même en l'absence d'un traité, sur la base du principe de réciprocité. D'autres pays encore ont une Constitution qui interdit l'extradition de leurs nationaux.

Bien que les pratiques varient, surtout en fonction des traités, l'extradition obéit généralement aux règles suivantes:

1. La double incrimination des faits: au terme de ce principe, les faits reprochés doivent constituer un crime tant dans l'Etat qui demande l'extradition que dans celui susceptible de l'accorder. Une liste des crimes particuliers pour lesquels l'extradition sera autorisée est contenue dans la plupart des traités d'extradition. D'autres pourtant ne se réfèrent qu'à des catégories de crimes ou au niveau des peines (par exemple, les infractions punissables d'au moins un an de privation de liberté).

Dans l'affaire Pinochet, la Chambre des Lords a interprété cette règle de la double incrimination des faits comme impliquant que les actes de Pinochet devaient être reconnus comme crimes en Grande-Bretagne au moment où ils avaient été commis, et non au moment de la demande d'extradition. La torture (torture " au Royaume-Uni ou ailleurs ", voir ci-dessus) est toutefois devenue un crime de compétence universelle au Royaume-Uni en 1988, lorsque la Grande-Bretagne a intégré la Convention contre la Torture dans son droit, alors que la plupart des cas de torture sous Pinochet avaient été commis avant cette date. Par leur interprétation, les Lords ont donc considérablement restreint les crimes pour lesquels Pinochet pouvait être extradé.

2. La charge de la preuve: certains Etats exigent que l'Etat requérant présente des éléments de preuve contre le suspect pour qu'il puisse être extradé. Cette exigence vise à empêcher les arrestations ou extraditions sans preuve. Toutefois, certaines conventions ne formulent pas une telle obligation. La Convention européenne sur l'extradition par exemple, en vertu de laquelle l'Espagne a demandé à l'Angleterre l'extradition de Pinochet, a pour seule exigence la présentation des plaintes.

3. L'exception de l'infraction politique: la majorité des pays refusent l'extradition d'un suspect pour "infraction politique." Si les définitions de cette dernière varient, elles incluent généralement la révolte contre un gouvernement en place et les crimes assimilés. Mais les crimes contre l'humanité, la torture, le génocide et les crimes de guerre ne peuvent en aucun cas être regardés comme infractions politiques. Ainsi, la Convention contre le génocide stipule spécifiquement que le génocide ne sera pas considéré comme une infraction politique aux fins d'extradition. De même, la Convention contre la torture l'exprime implicitement, en refusant toute justification de la torture pour des raisons politiques.

4. La règle de la spécialité: l'Etat requérant peut uniquement poursuivre et condamner une personne pour les crimes pour lesquels l'extradition a été accordée par l'Etat requis. Dans le procès Pinochet par exemple, l'Espagne avait demandé l'extradition du général pour actes de terrorisme, de génocide, de prise d'otages et de torture. Mais en autorisant l'extradition de Pinochet, la Chambre des Lords n'a retenu que les crimes de torture et de complicité d'actes de torture, perpétrés après décembre 1988. Si donc Pinochet avait été extradé en Espagne, il n'aurait pu être jugé que pour ces deux catégories de crimes.

Le rassemblement des preuves

L'une des plus grandes difficultés, lors de poursuites extraterritoriales, sera le rassemblement des preuves. Les victimes, comme la plupart des pièces justificatives, seront localisées non dans l'Etat qui a initié les poursuites, mais dans celui où les crimes ont été commis. Victimes, témoins et documents devront, en conséquence, voyager d'un pays à l'autre. Outre les énormes difficultés financières et problèmes de sécurité que cela peut poser, il faut s'attendre à des complications culturelles, linguistiques et juridiques. En vertu des nombreux traités bilatéraux et multinationaux en place, l'Etat sur le territoire duquel les crimes ont eu lieu, doit - théoriquement - prêter assistance, mais ces traités sont de procédures complexes et souvent mal appliqués. Inutile de préciser que les obstacles rencontrés seront plus importants encore, si ce gouvernement s'oppose aux poursuites.

Les groupes des droits de l'homme ont traditionnellement peu d'expérience dans la récolte de preuves légalement admissibles. Il en en va de même pour ce qui est de l'identification précise des auteurs d'un crime. Mais il faut savoir que l'enquête nécessaire pour prouver la responsabilité individuelle d'un crime est bien différente de celle nécessaire pour mettre en évidence la responsabilité d'un Etat. En d'autres termes, s'il est relativement facile de démontrer qu'une victime a été torturée par la police, il peut être beaucoup plus difficile d'identifier toutes les personnes qui portent la responsabilité d'un tel acte, en tant qu'auteurs ou de complices.

Les lois de prescriptions

Si plusieurs années se sont écoulées depuis la perpétration du crime, les lois de prescriptions peuvent poser un problème. Après un certain nombre d'années, la plupart des pays opposeront - aux termes de leur législation interne - une fin de non-recevoir aux poursuites. Selon le pays et le crime, ce délai varie : 3, 10, 15 ans, etc. Pour les crimes contre l'humanité, cependant, le droit international coutumier semble exclure la prescription. De surcroît, quarante-trois pays ont ratifié la Convention des Nations Unies sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Les droits français et belge ont, quant à eux, spécifiquement rejeté la prescription pour les crimes contre l'humanité. Il devrait, en outre, être possible de soutenir que la prescription ne saurait courir, si l'accusé est hors d'atteinte de la justice. Mais en tout état de cause, les juges consulteront d'abord leur droit national et, si les délais de forclusion dans la législation concernée ont expiré, ils devront rejeter les poursuites.

S'il s'agit de "disparition", il sera vraisemblablement plus facile d'échapper aux problèmes de prescription. La Déclaration des Nations Unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées stipule en effet que "[t]out acte conduisant à une disparition forcée continue d'être considéré comme un crime aussi longtemps que ses auteurs dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve et que les faits n'ont pas été élucidés". Cela est logique, puisque le crime de "disparition" se définit précisément comme la non-reconnaissance de la détention ou la non-révélation du sort d'une personne détenue. Récemment, les tribunaux chiliens ont décidé que la "disparition" ne saurait - en raison de sa nature ininterrompue - être couverte par les amnisties, qui visent à interdire les poursuites pour des crimes perpétrés à une période spécifique ou avant une date précise. De même, le juge français qui demanda l'extradition de Pinochet, jugea que les crimes de "disparition" ne tombaient pas dans le champ des lois de prescription françaises.

En outre, comme la "disparition" constitue, par définition, une forme potentielle de torture mentale pour les proches de la personne "disparue", ces derniers peuvent demander l'application de la disposition "poursuivre ou extrader", contenue dans la Convention contre la torture. Ce fut le cas dans l'affaire Pinochet, où le juge chargé d'examiner la demande d'extradition du général Pinochet décida que, bien que la Chambre des Lords ait limité les chefs d'accusations à la torture et complicité d'actes de torture commis après décembre 1988, les procureurs espagnols pouvaient chercher à prouver que l'intention de Pinochet en faisant disparaître ses opposants avant 1988, et en dissimulant par la suite où ils se trouvaient, était d'infliger une torture mentale continue envers leurs proches.

L'immunité

La question de l'immunité fera probablement surface dans tous cas de poursuites pour crimes contre les droits de l'homme commandités par un Etat. Plusieurs catégories d'immunité pourront être invoquées: l'immunité du fonctionnaire public, celle du diplomate, ou encore celle du gouvernant, en exercice ou non. C'est à la lecture du droit national de l'Etat qui entame les poursuites (ou qui extrade), que la question de l'immunité - comme toutes celles évoquées plus haut - sera résolue. En tout état de cause, il est important de souligner que l'immunité d'un criminel présumé est toujours octroyée par le gouvernement de son pays d'origine, qui peut par conséquent la lever et devrait être encouragé à le faire.

Un chef d'Etat en exercice ou un diplomate accrédité en mission officielle ne sera vraisemblablement pas arrêté par la grande majorité des pays étrangers, où il peut être amené à voyager (bien que cela ne s'applique pas aux tribunaux internationaux comme ceux pour l'ex-Yougoslavie ou le Rwanda, et la future Cour Pénale Internationale). Cette immunité se fonde sur le statut de la personne (l'immunité rationae personae) et non sur le type de faits. Ainsi en novembre 1998, alors que Laurent Kabila, président de la République démocratique du Congo étaient en visite en France et en Belgique, les demandes de poursuites le concernant n'ont pas été suivies d'une mise en détention de l'intéressé.

Le droit international permet toutefois d'écarter l'exception tirée de l'immunité. Dans le cas particulier de la torture, la Convention de 1984 fait d'ailleurs de la participation d'un fonctionnaire ou d'une autre personne agissant en qualité officielle, un élément du crime de torture.

La situation d'un ancien chef d'Etat est plus complexe. Selon le droit international coutumier, un ancien chef d'Etat jouit de l'immunité pour des actes officiels commis dans sa fonction de chef d'Etat. La Chambre des Lords dans l'affaire Pinochet a longuement débattu pour savoir si les crimes en question pouvaient être considérés comme des actes officiels ou comme faisant partie des fonctions d'un dirigeant. Dans leur premier jugement, les Lords décidèrent que des crimes, tels que la torture et les crimes contre l'humanité, ne sauraient appartenir aux "fonctions" d'un chef d'Etat. (Dans leur second jugement, les Lords avancèrent un autre argument - plus limité - pour infirmer l'immunité de Pinochet: son absence d'immunité pour des crimes de torture provient de la ratification de la Convention contre la torture par le Royaume-Uni et par le Chili).

Le Statut de la future Cour Pénale Internationale, suivant les principes énoncés à Nuremberg, stipule que " la qualité officielle de chef d'État ou de gouvernement, de membre d'un gouvernement ou d'un parlement, de représentant élu ou d'agent d'un État, n'exonère en aucun cas de la responsabilité pénale […] pas plus qu'elle ne constitue en tant que telle un motif de réduction de la peine." Des dispositions semblables sont contenues dans la Convention sur le génocide ainsi que les Statuts du Tribunal pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie (qui a inculpé en 1999 le président de la République fédérale de la Yougoslavie Slobodan Milosevic). Cependant, ce principe n'a guère été appliqué par les tribunaux nationaux, bien que la nouvelle loi belge sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre rejette spécifiquement l'immunité des gouvernants.

La responsabilité de commandement

Dans la plupart des procès, les hauts fonctionnaires n'auront pas personnellement participé à la torture ou aux assassinats. Mais, s'ils ont ordonné le crime, ils peuvent bien entendu être poursuivis comme complices. En outre, en vertu de la doctrine de la responsabilité de commandement, un individu qui avait le contrôle sur des subalternes et qui savait, ou aurait dû savoir, qu'un crime allait être commis et qui n'a pas tenté de l'empêcher ou n'a pas puni ceux qui étaient responsables, est également responsable pénalement. Cette doctrine s'applique à la fois aux autorités militaires et aux civils en position d'autorité supérieure.

D'un point de vue pratique, bien sûr, il sera vraisemblablement plus facile de prouver le crime ou de convaincre le procureur d'ouvrir une enquête, si l'accusé est l'auteur direct des délits et si le tribunal n'a pas à conduire une enquête complexe sur la responsabilité du commandement dans un pays étranger. La présence en France de deux victimes et témoins directs semble avoir été un facteur déterminant dans l'arrestation en France d'un capitaine de l'armée mauritanienne accusé de torture en 1999.

Qui peut entamer des poursuites?

Cela variera selon le pays. Dans certains pays, principalement ceux de tradition de la common law anglo-américaine, seul un procureur peut prendre l'initiative d'ouvrir une enquête, et décide de manière discrétionnaire - en vertu du principe d'opportunité des poursuites - de poursuivre ou non. C'est alors aux victimes qu'il incombera de convaincre le procureur d'initier les poursuites, tout en sachant qu'un officiel national peut, comme nous l'avons déjà relevé, se montrer réticent à poursuivre des crimes commis loin de son pays. Dans certains autres pays dits de droit civil, le principe de légalité exige que tout crime porté à la connaissance du procureur donne ouverture à une enquête.

Pour ce qui est des nombreux pays inspirés par le droit civil français, la victime a le droit de porter plainte directement devant un juge d'instruction, qui doit alors ouvrir une enquête. Si la victime ou ses proches se constitue(nt) partie civile dans un procès pénal, elles pourront alors recevoir des dommages-intérêts du tribunal. Dans l'action sénégalaise contre Hissène Habré, sept victimes tchadiennes, la veuve française d'une victime tchadienne, et une association de victimes tchadiennes se sont constituées parties civiles. Les poursuites espagnoles contre Pinochet ont, quant à elles, été initiées par acción popular, un moyen de procédure qui permet aux citoyens espagnols d'introduire des actions pénales privées dans certaines situations d'intérêt public, qu'ils aient subi un dommage ou non.

Récemment, certains pays d'Amérique latine, comme le Guatemala et le Costa Rica, ont permis aux victimes d'agir en tant que "procureurs adjoints" (querellante adjunto), formulant des chefs d'accusations, faisant appel des décisions, et apportant des preuves. Dans certaines affaires, les organisations non-gouvernementales et associations de défense des droits de l'homme sont admises en tant que "procureurs adjoints", si elles ont un intérêt direct dans le procès, notamment lorsqu'il s'agit de crimes contre les droits de l'homme.

Quels sont les autres auteurs présumés de crimes qui vivent actuellement à l'étranger?

Parmi les anciens dirigeants accusés de crimes contre l'humanité et vivant aujourd'hui à l'étranger se trouvent:

Idi Amin, abrité par l'Arabie Saoudite. Pendant son règne autocratique en l'Ouganda (1971 à 1979), Amin a expulsé l'entière population ethnique asiatique du pays. Son régime est présumé responsable du meurtre d'environ 100,000 à 300,000 personnes. Interrogé par Human Rights Watch sur la possibilité d'extrader ou de poursuivre Amin, un ambassadeur saoudien a expliqué que l'hospitalité bédouine exigeait qu'une personne invitée sous votre tente, ne soit pas mise à la porte.

La brutalité de la période Amin aurait été surpassée encore par Milton Obote, lors de sa deuxième présidence en Ouganda (1980-1985). Les estimations de civils tués par les forces d'Obote dans le triangle du Luwero autour de Kampala, la capitale, varient de 100,000 à 300,000 personnes. Les prisonniers sous garde militaire ont été systématiquement torturés. Après avoir été destitué par un coup d'Etat militaire en mai 1985, il s'est enfui et vit aujourd'hui tranquillement en Zambie.

Mengistu Haile Miriam vit actuellement au Zimbabwe, qui a refusé la demande d'extradition de l'Ethiopie pour les crimes dont il s'est rendu coupable entre 1974 et 1991. Pendant cette période, des dizaines de milliers d'opposants politiques ont été tués, en particulier lors de la campagne de "Terreur Rouge" de 1977-1978. Des centaines de milliers d'autres opposants, notamment des membres du groupe ethnique Oromo, anciens fonctionnaires du Gouvernement Impérial, des étudiants marxistes et des critiques pacifistes, ont été arbitrairement emprisonnés. La torture des prisonniers politiques était systématique et répandue. En novembre-décembre 1999, Mengistu s'est rendu en Afrique du Sud pour traitements médicaux, mais le gouvernement n'a pas réagi aux appels des militants des droits de l'homme visant à son arrestation et n'a pas donné suite à la demande d'extradition de l'Ethiopie, attendant que Mengistu retourne au Zimbabwe. (Human Rights Watch n'a pas soutenu son extradition en Ethiopie, craignant que Mengistu ne reçoive pas un procès équitable et soit condamné à la peine de mort.)

En 1991, les généraux Raoul Cedrás et Philippe Biamby lancèrent un coup d'Etat sanglant contre Jean-Bertrand Aristide, le président d'Haïti constitutionnellement élu. Tout au long de leur dictature, des milliers de personnes furent tuées, torturées et violées. A la reprise du pouvoir par le Président Aristide, les deux généraux furent envoyés en avion au Panama, qui leur a accordé l'asile. Depuis lors, le Panama a refusé la demande d'extradition de Haïti, et ce bien qu'il ait ratifié en 1987 la Convention sur la torture et qu'il dispose de lois autorisant les poursuites pour crimes de torture commis à l'étranger. Les généraux Cedrás et Biamby ont été condamnés par contumace en 2000 par un juge haïtien pour leur participation en avril 1994 au massacre dans le bidonville de Raboteau, où les forces armées ont tué environ 15 personnes. Rejetant une demande de Human Rights Watch de poursuivre ou d'extrader les deux hommes, le Ministre des Affaires Etrangères panaméennes a déclaré en novembre 1999 que " ce serait un dangereux précédent d'accorder le droit d'asile pour résoudre un problème politique dans un pays voisin et ensuite dénier les droits de ceux à qui on a donné l'asile."

Emmanuel "Toto" Constant, chef de l'escadron de la mort " FRAPH " d'Haïti résidant actuellement à New York, est recherché par les procureurs haïtiens pour répondre des chefs d'accusations de meurtre, torture et incendies criminels exécutés lors du régime de facto de Cedrás. Il a par ailleurs déjà été condamné, lors du procès Raboteau. Constant a reconnu avoir bénéficié de l'appui financier et des encouragements de la CIA, lors de la mise en place de son réseau de terreur. Quand Aristide revint au pouvoir, Constant s'est enfui aux Etats-Unis, où il fut arrêté en mars 1995. Le Ministre américain des Affaires Etrangères, Warren Christopher, appelant le FRAPH "une organisation paramilitaire illégitime dont les membres sont responsables de nombreuses violations des droits de l'homme en Haïti," demanda son expulsion immédiate vers Haïti. Mais grâce à un accord secret avec le gouvernement américain, Constant fut relâché. Révélé par le Baltimore Sun, cet accord autorisait le dirigeant de l'escadron de la mort à "s'expulser lui-même" à tout moment vers un troisième pays de son choix, lui permettant en fait d'échapper à la justice en Haïti, qui avait demandé son extradition.

Alfredo Stroessner du Paraguay vit actuellement au Brésil. La dictature de Stroessner (1954 à 1989) usait couramment de la torture contre ses opposants politiques. Stroessner était également l'allié du général Pinochet dans l'"Opération Condor," un réseau multinational de forces de sécurité en Argentine, au Brésil, au Chili, au Paraguay et en Uruguay, connu pour son usage fréquent de la torture, des disparitions forcées et du meurtre. En juillet 2000, le président du Comité des Droits de l'Homme de l'Assemblée nationale du Brésil a demandé l'ouverture de poursuites contre Stroessner au Brésil.

Jean-Claude "Baby Doc" Duvalier, le "président à vie" d'Haïti (1971-1986) vit aujourd'hui en France. On accuse son régime dictatorial de milliers d'assassinats politiques et de détentions arbitraires. En septembre 1999, quatre victimes haïtiennes de torture ont porté plainte devant un procureur français pour crimes contre l'humanité. Mais le procureur rejeta les plaintes aux motifs que ces crimes ne rentraient pas dans la définition française des crimes contre l'humanité de 1964, laquelle s'appliquait uniquement aux crimes commis au nom des puissances de l'Axe pendant la deuxième guerre mondiale, et qu'ils ne pouvaient pas être couverts par la loi de 1994 sur les crimes contre l'humanité, celle-ci étant non-rétroactive.

Quelles sont les alternatives aux poursuites pénales dans un pays étranger?

  • Les poursuites nationales

L'idéal serait que les auteurs de crimes soient jugés devant les tribunaux de leur propre pays. Il est en effet plus facile de prouver des crimes dans le pays où ils ont été perpétrés, là où se situent victimes, témoins, complices et preuves. De surcroît, la justice rendue à un niveau national est sans doute plus forte de sens pour les victimes et leur permet de jouer un rôle plus actif. Si un auteur présumé a déjà quitté le pays, son retour pourra être demandé par l'extradition.

Mais comme les violations massives des droits de l'homme sont presque toujours commises au nom de l'Etat, il est peu probable que sans un changement de politique radical, les tribunaux nationaux auront la capacité ou la liberté politique de lancer de telles poursuites. Il faut s'attendre dans de nombreux cas à l'existence d'une amnistie, destinée à prescrire les poursuites. Ce fut le cas au Chili pour Pinochet, mais également au Brésil, au Guatemala, au Salvador, en Sierra Leone et en Uruguay.

  • La responsabilité civile

Les Etats-Unis autorisent les procès civils pour les violations des droits de l'homme commises à l'étranger. En vertu du Alien Tort Claims Act, des victimes non américaines peuvent demander réparation d'un préjudice moral, assorti de dommages- intérêts contre une personne présente aux Etats-Unis pour violation des "lois des nations". Les tribunaux américains appliquent cette loi à la torture, aux exécutions extrajudiciaires, aux " disparitions ", aux crimes de guerre, à la détention arbitraire et au viol, et ont, dans le passé, accordé des indemnités compensatoires considérables. Le Torture Victim Protection Act pour sa part, permet aux citoyens américains et aux étrangers, d'intenter des procès en dommages-intérêts pour torture ou exécutions sommaires, si le défendeur est physiquement présent aux Etats-Unis. Mais comme les défendeurs sont généralement des non-résidents sans actifs aux Etats-Unis, peu d'indemnités compensatoires ont été exécutées. Toutefois, lors d'une action collective civile pour violations des droits de l'homme contre le patrimoine de Ferdinand Marcos, l'ancien dictateur des Philippines dont les actifs aux Etats-Unis étaient importants, les victimes reçurent une large somme d'argent. De tels procès offrent également aux victimes un cadre officiel pour raconter leur histoire, permettent à un tribunal de reconnaître les culpabilités, et empêchent les délinquants d'entrer ou de rester aux Etats-Unis.

Dans la plupart des pays de droit civil, les victimes peuvent se joindre aux poursuites en tant que parties civiles ou intenter une action civile. Dans l'un ou l'autre cas, elles peuvent obtenir des dommages-intérêts compensatoires, mais non des dommages-intérêts de caractère "pénal".

  • L'expulsion

Certains pays, au lieu de poursuivre pénalement les responsables d'atrocités, peuvent décider de les renvoyer dans leur pays d'origine. C'est la tendance au Canada, par exemple.

  • Les tribunaux pénaux internationaux

Le Conseil de Sécurité des Nations Unies a créé des tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. Ces tribunaux "ad hoc" sont compétents pour le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis dans ces pays. Pour créer de telles instances, il faut toutefois un extraordinaire consensus politique, consensus qui, malgré les demandes, fut impossible à trouver dans d'autres situations, telles que le Timor de l'Est, le Cambodge, l'Irak et le massacre des réfugiés Hutus au Zaïre en 1996-1997. Au Cambodge et en Sierra Leone, c'est des tribunaux hybrides "nationaux-internationaux" qui, depuis début 2001, sont en train d'être établis.

  • La Cour Pénale Internationale

L'adoption en juillet 1998 du Statut pour une Cour Pénale Internationale permanente (CPI) est l'un des événements les plus significatifs de la lutte mondiale contre l'impunité. Lorsque soixante Etats auront ratifié son Statut, la CPI aura compétence sur les cas à venir de génocide, crimes de guerre, et crimes contre l'humanité, là où les tribunaux nationaux n'auront pas la capacité ou la volonté d'intenter des poursuites. Le Conseil de Sécurité des Nations Unies et les Etats parties pourront déférer des cas à la Cour. Le procureur de la CPI aura de surcroît le pouvoir d'intenter un procès proprio motu, fondé sur des informations vérifiables, y compris celles des victimes et des organisations non gouvernementales.

Bien que la CPI constitue un instrument puissant pour combattre les pires atrocités, elle n'éliminera pas le besoin d'intenter des poursuites transnationales fondées sur la compétence universelle. D'abord, la compétence de la CPI sera non rétroactive, c'est-à-dire limitée aux crimes commis après l'entrée en vigueur de son statut. Elle ne pourra ensuite tenir qu'un nombre limité de procès. Son régime juridictionnel, enfin, exige qu'en l'absence d'un renvoi par le Conseil de Sécurité, ou bien l'Etat sur le territoire duquel les crimes ont été commis, ou bien l'Etat de la nationalité de l'accusé soit partie au Statut ou accepte la compétence de la Cour. En pratique, l'Etat sur le territoire duquel les crimes auront eu lieu et celui de la nationalité seront souvent un seul et même Etat, qui peut fort bien ne pas être partie au Statut. Dans cette perspective, beaucoup de futures atrocités pourront donc se trouver hors de la compétence de la Cour.