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L'affaire Habré

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L'affaire Habré: documents juridiques Communiqués de presse

COMITE CONTRE LA TORTURE

Communication No. 181/2001

SULEYMANE GUENGUENG & AUTRES C/ SENEGAL

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REPONSE AUX OBSERVATIONS DU SENEGAL
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Le 18 avril 2001, les auteurs, Suleymane Guengueng et autres, représentés par Maître Reed Brody, ont déposé une communication contre le Sénégal devant le Comité contre la Torture (ci après « le Comité »).

La communication se fonde sur la violation par le Sénégal de certaines de ses obligations en vertu de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci après « la Convention »).

Le 19 juin 2001, dans ses observations en réponse, le Sénégal conclut l'irrecevabilité de la communication et l'incompétence du Comité sur le fondement que les auteurs de la communication ne « relèvent pas de la juridiction » du Sénégal.

Le Sénégal indique que :

« les faits identifiés à l'annexe II du dossier de la communication dénoncent des actes subis par des tchadiens et présumes avoir été commis au Tchad par un tchadien ; ils ne relèvent donc pas de la juridiction du Sénégal au sens de l'article 22-1 de la Convention, puisque, selon le droit sénégalais, la plainte déposée au Sénégal contre de tels faits ne saurait être traitée par les juridictions sénégalaises, l'article 669 du Code de procédure pénale du Sénégal ne prévoyant pas de poursuites pénales possibles dans les hypothèses visées, quelle que soit la nationalité des victimes, au demeurant. »

Or, cette conclusion est doublement erronée :

  • >quant à la référence aux « actes subis » par les auteurs comme faits fondant la plainte alors que les auteurs de la communication se fondent sur des faits différents (les actions judiciaires déposées devant les juridictions sénégalaises)

  • >quant à l'interprétation des termes « relevant de sa juridiction » selon l'article 22-1 de la Convention.

Les arguments ci-après tendent à démontrer et rappeler,

  • >que les faits, mentionnés dans la communication, concernent la procédure judiciaire contre Mr. Hissène Habré devant les juridictions sénégalaises (1)

  • >que les auteurs de la communication relèvent , par voie de conséquence, «de la juridiction » du Sénégal (2)

  1. >Les faits mentionnés dans la communication concernent la procédure judiciaire contre Mr. Hissène Habré devant les juridictions sénégalaises

Les faits dont les auteurs allèguent la violation par le Sénégal de ses obligations au titre de la Convention sont relatifs à l'action judiciaire ouverte au Sénégal contre M. Hissène Habré .

C'est, précisément, le refus des juridictions sénégalaises de donner suite à la plainte déposée contre Hissène habré qui constitue, selon les auteurs, une violation de la Convention. La Communication devant le Comité tend à démontrer que la Convention impose au Sénégal une obligation de poursuivre ou d'extrader Hissène Habré.

Les faits relatifs aux actes de torture subis au Tchad par les auteurs sont différents des faits qui ont permis de saisir le Comité contre l'Etat sénégalais. Si les auteurs ont invoqué ces faits, dans une annexe à la communication, c'était dans le seul et unique but de décrire le contexte des plaintes déposées au Sénégal.

En revanche les auteurs demandent au Comité de connaître du refus des autorités judiciaires sénégalaises de poursuivre M. Hissène Habré, mis en cause dans les plaintes déposées au Sénégal, son pays de résidence.

Le refus du Sénégal d'entamer les poursuites contre Hissène Habré constitue une violation de la Convention par l'Etat du Sénégal.

  1. >Les auteurs « relèvent de la juridiction du Sénégal » au sens de l'art. 22-1 de la Convention

Le Sénégal invoque l'art. 22-1 de la Convention, qui pose comme condition de recevabilité d'une communication au Comité contre la torture que celle-ci soit présentée par ou pour le compte de particuliers « relevant de sa juridiction »

Or, le Sénégal adopte une interprétation restrictive de la notion de « relevant de sa juridiction », en la comprenant comme relative à la compétence de l'Etat pour juger l'action engagée devant lui. Adopter cette interprétation aboutirait à dénuer d'intérêt tout recours auprès du Comité contre la torture.

Le Comité a eu très peu d'occasions d'interpréter la clause « relevant de sa juridiction » de l'article 22-1 de la Convention. Il convient néanmoins de rappeler que l'article 22-1 de la Convention est rédigé, dans les mêmes termes et pour les mêmes fins que l'article premier du Protocole facultatif au Pacte relatif aux droits civils et politiques, qui dispose que :

« Tout Etat partie au Pacte qui devient partie au présent Protocole reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes d'une violation, par cet Etat partie, de l'un quelconque des droits énoncés dans le Pacte »

Les auteurs considèrent par conséquent nécessaire d'analyser la jurisprudence du Comité des droits de l'homme en la matière.

    1. >Un particulier doit être considéré comme « relevant de la juridiction » d'un Etat partie si les violations de la Convention alléguées par cette personne résultent d'une action de cet Eta

En vertu de l'article 22-1 de la Convention, le Comité n'admet de communication a l'égard d'un Etat partie que si l'auteur de la communication « relève de [s]a juridiction »

La jurisprudence du Comité des Droits de l'Homme, interprète cette clause de façon objective et fonctionnelle. Ainsi, au sens de l'art. 1er du Protocole Facultatif, un particulier est considéré comme « relevant de la juridiction » d'un Etat partie si les violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques alléguées par cette personne résultent d'une action de cet Etat.

Il résulte de cette interprétation que, contrairement aux observations du Sénégal, peu importe que cette personne ait la nationalité de cet Etat ou qu'elle réside sur son territoire.

Dans l'affaire « Ibrahma Gueye et al. c/. France » du 3 avril 1989 (Commun. No.196/1983), les auteurs, sénégalais et résidant au Sénégal, se sont dits victimes de discrimination raciale par le fait de la législation française, en ce que les pensions reçues par les soldats retraités de nationalité sénégalaise ayant servi dans l'armée française avant l'indépendance du Sénégal en 1960, étaient inférieures aux pensions dont jouissent les soldats retraités de nationalité française. Le Comité des droits de l'homme a retenu que :

«the authors are not generally subject to French jurisdiction, except that they rely on French legislation in relation to the amount of their pension rights ».

Cette référence montre que le critère de recevabilité de l'article 22 de la Convention est d'interprétation objective, c'est à dire qu'il se réfère strictement aux faits allégués dans la plainte.

Dans l'affaire « Primo Jose Essono Mika Miha c/ Guinée Equatoriale» du 8 juillet 1994 (Commun.No 414/1990), le Comité des droits de l'homme a clairement établi que la nationalité de l'auteur importe très peu pour déterminer si cet auteur est ou pas « sous la juridiction » de l'Etat (para 5.1)

Même si l'auteur a la nationalité de l'Etat, cela seul n'implique pas automatiquement que l'auteur relève de la juridiction dudit Etat. Il faut surtout que la communication concerne des allégations concernant des dommages qui résultent d'un fait ou d'une décision qui est de la compétence de cet Etat ( H.v.d.P. c/ Hollande, 8 avril 1987, Commun.217/1986, para 3.2).

En bref, la question de savoir si une personne qui présente une communication relève (ou non) de « la juridiction » de l'Etat mis en cause doit être résolue uniquement en considérant les faits pour lesquels cette personne allègue la violation par cet Etat de ses droits en vertu du Pacte. C'est ce qui a été clairement décidé dans « Sophie Vidal Martins c/ Uruguay » (Commun.No 057/1979), para 7 à propos d'une citoyenne uruguayenne résidant au Mexique qui s'était vue refuser le renouvellement de son passeport par le consulat uruguayen au Mexique :

« the issue of a passport to a Uruguayan citizen is clearly a matter within the jurisdiction of the Uruguayan authorities and he is subject to the jurisdiction of Uruguay for that purpose »

A la lumière de cette jurisprudence, il convient donc d'affirmer, concernant le Sénégal, que les auteurs doivent être considérés comme « relevant de sa juridiction » en ce que les faits allégués contre le Sénégal en vertu de la Convention contre la torture sont relatifs à des actions judiciaires introduites devant des juridictions sénégalaises.

Le fait de ne s'être pas reconnu compétent pour la poursuite de cette action judiciaire constitue une violation de la Convention contre la torture. Les victimes relèvent donc de la juridiction du Sénégal en ce sens ou l'objet de la plainte est relatif à l'action judiciaire introduite au Sénégal.

Ainsi, contrairement à la position soutenue par le Sénégal, il importe peu que les faits originaires (la torture dont ils ont été victimes) se soient déroulés dans un autre pays (cf. Joseph Kindler c/Canada du 30 juillet 1993 (Commun. No 470/1991)) ou que les victimes aient une nationalité étrangère ( cf. J.Kindler c/ Canada ; Primo J.E.M. Miha c/ Guinée Equatoriale).

Seul importe le fait que la communication concerne des faits (la poursuite de l'action judiciaire contre Habré) qui étaient de la compétence du Sénégal (H.v.d.P. c/ Hollande). En effet, il convient aisément de reconnaître que la décision concernant cette question est de la compétence du Sénégal. Seul le Sénégal peut décider de la poursuite de l`action judiciaire initiée par les auteurs au Sénégal. Ainsi, en saisissant les tribunaux du Sénégal, les auteurs relèvent désormais de la juridiction du Sénégal pour les besoins de cette action.1

    1. >Le Sénégal ne peut pas invoquer son droit interne pour estimer que les victimes ne relèvent pas de sa juridiction

Selon le Sénégal, « les faits [...] ne relèvent donc pas de la juridiction du Sénégal [...] puisque, selon le droit sénégalais, la plainte [...] ne saurait être traitée par les juridictions sénégalaises »

Or, c'est précisément ce que reprochent les auteurs de la communication à l'Etat sénégalais.

En effet, conformément à l'article 5 2 :

« 2. Tout Etat partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l'auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction [...]» 

Ainsi, en arguant de la sorte pour démontrer l'irrecevabilité de la plainte, cela revient à se prévaloir de la violation de l'article 5 de la Convention contre la torture, qui impose à l'Etat partie de prendre les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions visées à l'article 4.

Or, en invoquant de telle manière son droit interne, le Sénégal méconnaît ici tant le droit coutumier que le droit international.

Tout d'abord, cela se heurte au principe rendu par l'adage "nemo auditur propriam turpidudinem allegans" (nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude). Ce principe de droit est appliqué dans la plupart des systèmes juridiques du monde, pour interdire qu'un droit acquis de manière frauduleuse ne puisse être invoqué en justice.

De plus et surtout, c'est méconnaître le droit international que de se prévaloir des lacunes de son propre droit interne pour échapper à ses engagements internationaux.

En vertu de l'article 27 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, « une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d'un traité ».

Or, « les gouvernements sont (...) parfois tentés de justifier le non-respect d'un traité par son incompatibilité avec le droit national. Par réaction contre cet argument menaçant pour la sécurité des relations juridiques internationales, l'article 27 de la Convention de Vienne réaffirme la primauté du droit international (...) ».2

Ainsi, la Convention de Vienne affirme le principe de la primauté des obligations résultant du traité sur le droit interne dans les rapports internationaux, selon lequel quelles que soient les solutions adoptées par le droit interne pour régler les conditions d'application du traité sur le plan interne, celles-ci n'affectent pas l'obligation qui en résulte pour l'Etat, sur le plan international, d'en assurer l'application et d'en assumer la responsabilité internationale.

Ceci a pour conséquence qu'un État ne peut invoquer le droit interne pour ne pas appliquer un traité.

Le 19 juillet 2001

Reed Brody (Human Rights Watch)
Pascal Kambale (Human Rights Watch)
Jeanne Sulzer ( F.I.D.H.)
Sabrina Goldman (Human Rights Watch)




1 La loi sénégalaise oblige les étrangers qui saisissent les tribunaux en se constituant partie civile à élire domicile au Sénégal (art. 80 du Code de procédure pénale). Ceci conforte l'idée défendue selon laquelle, même en adoptant l'interprétation de la clause « relevant de sa juridiction » soutenue par le Sénégal, il convient de considérer que les auteurs relèvent effectivement de la juridiction du Sénégal.

2 Ng. Q. Dinh, P. Daillier et A. Pellet, Droit international public 5eme édition LGDJ, Paris, p.221


tchadien Hissène Habré
© 2000 Corbis-Sygma
L'ancien Président tchadien Hissène Habré

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