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L'affaire Habré

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Lettre ouverte des victimes au Président Wade Communiqués de presse

Affaire Hissène Habré :
Des victimes s'adressent au Président Wade

Copie de la lettre envoyée le 9 août 2000, par des victimes de l'ancien dictateur tchadien, au Président de la République du Sénégal, Monsieur Abdoulaye Wade, et publiée dans les principaux quotidiens sénégalais.

Monsieur le Président,

Par la présente, nous souhaiterions vous faire part de notre déception face aux développements de l'affaire Hissène Habré.

Les décisions survenues dans cette affaire depuis la prise de vos fonctions présidentielles laissent, en effet, présumer une ingérence du pouvoir exécutif sénégalais dans l'indépendance du pouvoir judiciaire. Cette situation nous inquiète profondément. Nous sommes, par ailleurs, perplexes face à la position adoptée par le Procureur Général près de la Cour d'Appel qui a, dans cette affaire, fait abstraction des obligations internationales du Sénégal à l'égard de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants.

Tous les signataires de cette lettre sont des victimes directes du régime d'Hissène Habré et parties civiles dans le procès engagé contre lui. Vous trouverez en annexe le récit plus détaillé de nos douloureuses expériences, mais sachez, Monsieur le Président, que nous sommes cinq à avoir été emprisonnés dans des conditions inhumaines, deux à avoir été torturés et deux autres à agir au nom de parents disparus dans les geôles d'Hissène Habré. L'Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques (AVCRP) s'est également jointe à nous pour se constituer partie civile.

L'AVCRP a été constituée au lendemain de la chute d'Hissène Habré par d'anciens prisonniers d'opinion, révoltés par la "situation de dictature [d'Hissène Habré] qui avait plongé le pays dans le sang et des familles entières dans la détresse et la désolation", conscients qu'une "justice équitable doit être rendue aux victimes des violations des droits de l'homme" et déterminés à s'assurer que "de tels crimes et répressions politiques ne se reproduisent plus dans l'avenir" (Préambule des statuts de l'AVCRP). L'AVCRP compte actuellement 792 adhérents, anciennes victimes des tortures et arrestations arbitraires du régime d'Hissène Habré, ou parents des personnes décédées ou "disparues" sous la répression organisée de ce régime. Parmi ses adhérents, il est recensé 736 cas d'arrestations arbitraires, 142 cas de tortures, 100 "disparitions", 97 executions et 46 personnes mortes de faim.

A la lecture de ces quelques informations, vous comprendrez que nous sommes attristés et indignés par les spéculations orchestrées par quelques esprits malveillants, sur nos motivations à porter plainte. Certains voudraient, en effet, faire croire que nous sommes les simples faire-valoir d'organisations internationales désireuses de publicité et d'occasions de donner des leçons aux africains.

Rien de cela n'est vrai. Africains, nous sommes, et nous croyons en la justice. Nous croyons en la justice africaine. C'est pourquoi, nous avons dès la chute d'Hissène Habré commencé à réunir les preuves de ses crimes. Et c'est pourquoi, nous avons décidé de porter plainte au Sénégal.

Nous aimerions ajouter ici qu'il serait dangereux qu'un débat sur l'origine de la plainte prenne le pas sur la question essentielle, qui est celle de l'ampleur des violations des droits de l'homme, dont se sont rendus coupables Hissène Habré et ses complices.

Des crimes commis par Hissène Habré, nous avons profondément souffert et continuons à souffrir. Vous comprendrez donc, Monsieur le Président, que le 28 janvier dernier, jour où le Procureur de la République, Abdulaye Gaye, a demandé l'ouverture d'une instruction judiciaire concernant Hissène Habré, fut l'un des plus beaux jours de nos vies. Dans les jours qui suivirent, certains d'entre nous furent entendus par le Doyen des Juges d'instruction du Tribunal régional hors classe de Dakar. Et, le 3 février, notre joie fut renouvelée par l'annonce de l'inculpation d'Hissène Habré.

Après l'injustice, la torture, la douleur, la faim et neuf longues années d'attente, il nous était enfin permis d'espérer à nouveau. De surcroît, l'impunité qui depuis trop longtemps prévalait en Afrique, semblait irrémédiablement ébranlée par cette décision respectueuse de la lettre du droit international. Sans conteste, le Sénégal entendait respecter ses engagements internationaux relatifs à la Convention contre la Torture.

Nous avons dès lors placé tous nos espoirs dans la justice sénégalaise. Et nous nous sommes réjouis de voir le Sénégal acclamé - en Afrique et à travers le monde - pour le rôle important qu'il s'était ainsi offert de jouer au niveau international quant à la promotion et au respect des principes fondamentaux de justice et d'équité. De même, nous avons accueilli avec bonheur votre propre élection à la Présidence et l'avons considérée comme une preuve supplémentaire de la vitalité de la démocratie au Sénégal.

Avant de déposer plainte en janvier dernier, ceux d'entre nous qui avaient pu se rendre à Dakar, et nos avocats ont rencontré le Ministre de la Justice du Sénégal, Serigne Diop, qui nous avait assurés qu'il n'y aurait aucune intervention politique dans ce dossier, et que le processus judiciaire suivrait son cours de façon totalement indépendante. Malheureusement, les événements ultérieurs ont sérieusement mis en doute cet engagement.

Lors d'une réunion convoquée précipitamment le 30 juin 2000, le Conseil supérieur de la Magistrature, présidé par vous-même, a en effet pris la décision de transférer le juge Demba Kandji de son poste de Doyen des Juges d'instruction. Le juge Kandji avait inculpé Habré et poursuivait son enquête de façon diligente. En février, puis en mai, il avait auditionné plusieurs d'entre nous, ainsi que différents témoins, dont le Président de la Commission d'Enquète du Ministère tchadien de la Justice et un médecin français, qui a soigné des centaines de victimes de torture du régime Habré. Le transfert du juge Kandji est perçu comme un geste de représailles pour son travail dans cette importante affaire.

Au cours de cette même réunion, le Conseil supérieur de la Magistrature a affecté le Président de la Chambre d'Accusation, Cheikh Tidiane Diakhaté, à un poste au Conseil d'Etat, alors qu'une requête en annulation des procédures avait déjà été présentée devant lui par les avocats de Habré et était en cours de délibéré dans sa Cour.

Par ailleurs, nous sommes plutôt surpris par la volte-face que semble avoir effectuée le gouvernement sur la question de la compétence du Sénégal dans ce dossier et plus particulièrement quant à ses engagements relatifs à la Convention contre la Torture.

Le 28 janvier dernier, le Procureur de la République, a demandé l'ouverture d'une instruction judiciaire concernant Hissène Habré. Mais curieusement, quelques mois plus tard - en mai -, le Procureur Général près de la Cour d'Appel, représenté par François Diouf, Avocat Général, rejoignit les avocats de Habré dans la présentation de leur requête en annulation des procédures au motif, entre autres, que le Sénégal n'a pas compétence sur des plaintes de tortures impliquant des événements survenus au Tchad. Nous vous informons respectueusement que cette position est contraire aux engagements du Sénégal en vertu de la Convention contre la Torture. Cette Convention que le Sénégal a ratifiée en 1986, exige en effet qu'un État poursuive lui-même ou extrade toute personne soupçonnée d'avoir commis des actes de torture à l'étranger qui entre sur son territoire.

À cet égard, la Convention contre la Torture stipule: " Article 5: [...]Tout Etat prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions [de torture] dans le cas où l'auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction; [...] Article 7: 1. L'Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l'auteur présumé d'une infraction [de torture] est découvert, s'il n'extrade pas ce dernier, soumet l'affaire, [...] à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale [...]".

Permettez-nous de vous rappeler que l'objectif principal de cette Convention est précisément de s'assurer qu'aucun tortionnaire, pas même Hissène Habré, ne puisse échapper aux conséquences de ses actes en fuyant à l'étranger. En outre, la Constitution du Sénégal prévoit qu'une fois ratifiés, les traités internationaux acquièrent autorité supérieure sur les lois nationales (article 79).

Sur ce même point, le Sénégal a tenu, en 1995, les propos suivants devant le Comité des Nations Unies Contre la Torture " S'agissant de la place de la Convention contre la torture, dans l'ordonnancement juridique national, il faut se référer à l'article 79 de la Constitution, qui accorde aux instruments internationaux ratifiés par le Sénégal une autorité supérieure à celle de la loi nationale. Ainsi, dès lors où il est ratifié, l'instrument international s'insère valablement dans l'ordre juridique national et peut être directement évoqué devant toutes les juridictions nationales (en première instance, en appel, comme en cassation). "

Nonobstant ce qui précède, le Procureur Général près de la Cour d'Appel a, au moment de la présentation de la requête en annulation des procédures, stipulé que le Sénégal n'avait pas incorporé correctement la Convention contre la Torture à sa législation interne.

Le Sénégal est - à juste titre - fier d'avoir été le premier pays au monde à ratifier le traité portant sur la création de la Cour Pénale Internationale. Nous attirons donc respectueusement votre attention sur le préambule du Statut de Rome qui rappelle " qu'il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux."

Nous, victimes tchadiennes, avons décidé de continuer à nous battre pour que justice soit faite. Nous avons choisi de nous pourvoir en cassation.

Nous faisons donc appel à vous pour vous demander de vous assurer que le Procureur Général affirme la compétence du Sénégal sur les actes de tortures commis au Tchad, conformément à la Convention contre la Torture. Et nous vous prions d'intervenir auprès du Conseil supérieur de la Magistrature afin de faire annuler les mesures prises à l'égard du juge Demba Kandji.

Nous avons, Monsieur le Président, suivi avec admiration votre importante carrière au cours de laquelle vous avez milité en faveur d'un gouvernement responsable. Vous qui personnellement, avez été victime d'injustice, vous vous êtes prononcé en faveur des droits de la personne et de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Nous savons que vous aspirez à maintenir la réputation de votre pays comme terre de liberté, où règnent justice et équité. Nous nous en remettons donc à vous dans l'espoir de voir justice rendue aux milliers de victimes du régime Habré, victimes qui ont placé leur foi dans le système judiciaire sénégalais, et victimes dont nous sommes.

Nous vous remercions par avance de l'attention que vous porterez à ce courrier et vous prions d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de notre très haute considération.

Lettre signée par:
Ramadane Souleymane
Souleymane Guengueng
Dr. Zakaria Fadoul Khidir
Issac Haroun
Younous Mahadjir
Valentin Nehatobei Bidi
L'Association des Victimes de Crimes et Répressions Politiques au Tchad

tchadien Hissène Habré
© 2000 Corbis-Sygma
L'ancien Président tchadien Hissène Habré

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