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L'affaire Habré

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Jeune Afrique l'Intelligent
Semaine du 20 au 26 février 2001, pp. 26-27

Lettre ouverte à Monsieur Abdoulaye Wade, Président de la République du Sénégal
Par Souleymane Guengueng, vice-Président de l'Association des Victimes des Crimes et Repressions Politiques au Tchad.


N'Djaména, le 2 février 2001


A Monsieur le Président de la République du Sénégal,

Depuis un an, on assiste dans votre pays, le Sénégal, à l'avènement de la justice internationale, qui mettrait un terme à l'impunité dont jouissent encore les dictateurs déchus ou en exercice.

L'an dernier, en janvier, des victimes tchadiennes avaient déposé une plainte à Dakar contre Hissène Habré, leur ancien président et impitoyable tortionnaire. Dans les jours qui suivirent, Habré fut inculpé pour complicité d'actes de torture et placé sous résidence surveillée.

Je suis l'une des nombreuses victimes du régime Habré et l'un des plaignants dans cette affaire. Accusé de faire partie de l'opposition, j'ai passé près de deux ans en prison, du 3 août 1988 au 1er décembre 1990. Les conditions de ma détention sont indescriptibles. Sachez toutefois, Monsieur le Président, que tout soin médical m'a été refusé, alors que je souffrais de paludisme et d'un oedème au poumon, conséquences de l'insalubrité et du manque d'oxygène dans les cellules. Vomissant du sang et du pus, j'ai souvent perdu connaissance. Par trois fois, je fus diagnostiqué cliniquement mort. Malgré la maladie, les souffrances, la faim et la peur, j'ai eu la chance de survivre. Je ne peux malheureusement pas en dire autant de nombreux de mes codétenus, qui enlevés la nuit, ne revinrent jamais.

En leur mémoire, je me permets d'évoquer le soulagement et la joie que procura l'annonce de l'inculpation d'Hissène Habré dans le cœur de mes compatriotes et frères tchadiens: les horreurs que, dans le silence et l'oubli, nous avions endurées - tortures, pillages, viols, enlèvements, détentions arbitraires, disparitions forcées, exécutions sommaires, répressions aveugles et sanglantes à l'encontre de certains groupes ethniques, etc. - étaient enfin reconnues et leur instigateur allait enfin devoir répondre de ses actes. Et ce, douce ironie du sort, dans le pays-même où il croyait avoir trouvé refuge et pouvoir vivre un exil tranquille et doré.

A notre espoir renaissant vint s'ajouter celui des victimes de torture et des défenseurs des droits de l'homme du monde entier: ainsi les anciens chefs d'état, criminellement responsables de graves violations des droits de l'homme, ne pourraient plus, à l'avenir, trouver de refuges à l'étranger pour jouir d'une paisible retraite une fois leurs méfaits accomplis. Une réelle menace pesait sur les ex-dictateurs ainsi que sur ceux encore en activité: ils devraient désormais rendre des comptes, où qu'ils se trouvent. Le temps de l'impunité était révolu et, amoureux de la justice, nous nous en réjouissions.

Mais en juillet 2000, la Chambre d'accusation de Dakar décida que le Sénégal n'avait pas compétence sur des crimes de torture commis à l'étranger et ordonna l'annulation des poursuites contre Hissène Habré.

Depuis lors, une question brûle toutes les lèvres: pourquoi un tel revirement? Pourquoi la justice sénégalaise, après avoir affirmé - par l'inculpation même d'Habré - sa compétence sur des crimes perpétrés au Tchad, la récuse-t-elle soudain?

En Afrique et à travers le monde, on cherche la réponse. Et tout semble indiquer que des considérations politiques ne sont pas étrangères à cette regrettable volte-face de la justice de votre pays. Tout d'abord, cette réunion surprise du Conseil de la Magistrature qui vit les mutations inexpliquées du Juge d'instruction et du Président de la Chambre d'accusation en charge du dossier ; puis, diverses prises de position qui laissèrent entendre que le Sénégal, puisqu'il était totalement étranger aux événements survenus au Tchad, ne devrait pas juger Habré.

Rendre la justice est un honneur et probablement la plus noble tâche qu'un homme ou un pays puisse se voir confier. Et peu importe que le Sénégal soit ou non lié aux atrocités perpétrées au Tchad: il est lié par ses engagements internationaux qui, aux termes de la Convention contre la Torture ratifiée en 1986, l'obligent à juger Hissène Habré.

De son côté, la presse sénégalaise n'a pas toujours été tendre à l'égard des victimes et de leurs motivations à porter plainte. C'est sa liberté, une liberté que je respecte. Mais permettez-moi, Monsieur le Président, de profiter de l'audience qu'il m'est ici donnée, pour récuser les accusations, selon lesquelles les victimes et plaignants dans cette affaire seraient les simples faire-valoir d'organisations occidentales de défense de droits de l'homme, avides de publicité et désireuses de donner une leçon aux Africains. C'est en notre chair que mes compatriotes et moi-même avons eu à souffrir des crimes d'Habré et c'est en notre coeur, qu'un cri pour la justice, depuis des années, se fait entendre.

Monsieur le Président, que votre pays ne se trompe pas de combat: c'est pour la justice (et non contre un prétendu néocolonialisme moral de l'Occident) qu'ensemble, frères sénégalais et tchadiens, devons lutter.

Je conclurais en rappelant que les plaignants ont fait appel de la décision de la Chambre d'accusation et se sont pourvus en cassation. Confiants en la justice de votre pays, ils espèrent aujourd'hui que le triomphe du droit verra le renvoi du dossier devant un juge d'instruction.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma plus haute considération.

Signé par Souleymane Guengueng.

tchadien Hissène Habré
© 2000 Corbis-Sygma
L'ancien Président tchadien Hissène Habré

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Comment les victimes peuvent poursuivre à l'étranger les criminels des droits de l'homme