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L'affaire Habré

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Tchad: Plainte avec constitution de partie civile

Communiqués de presse

Plainte avec constitution de partie civile



A Monsieur le Premier Juge d'Instruction près le Tribunal de Première Instance de N'Djaména.

Monsieur ISMAEL HACHIM, de nationalité tchadienne, né en 1959 à Iriba (Tchad), Président de l'AVCRP, Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques, domicilié à l'AVCRP, BP 5744, N'Djaména (Tchad),


A l'honneur de vous adresser la présente plainte contre Messieurs TOUKA HALIKI, ABAYA, DAÏKREO, ABAKAR TORBO, ABBA MOUSSA, MAHAMAT DJIBRINE dit " EL-DJONTO " pour les raisons suivantes:


LES FAITS

Le 1er avril 1989, Hissène Habré déjoue une tentative présumée de déstabilisation à l'origine de laquelle se trouvent trois de ses plus proches collaborateurs, tous membres de l'ethnie Zaghawa: Ibrahim Itno (Ministre de l'Intérieur depuis juillet 1984), Hassan Djamous (Commandant en Chef des Forces Armées Nationales du Tchad depuis 1985) et Idriss Déby (Conseiller à la Présidence chargé de la Sécurité et de la Défense). Dans les jours qui suivent, Hissène Habré initie une terrible répression envers l'ethnie Zaghawa dans son ensemble qu'il considère désormais comme une menace pour son régime.

Le 2 avril 1989, quatre agents de la DDS armés de revolvers, dont le colonel ABAYA font irruption à 2 heures du matin au domicile de Monsieur Ismaël Hachim, ancien Directeur de Cabinet du Ministre de l'Intérieur. Agissant sur ordre d'un haut responsable de la Sûreté Nationale TOUKA HALIKI, les agents de la DDS réveillent Monsieur Ismaël Hachim et l'embarquent sans chaussure ni vêtements, les yeux bandés dans une Peugeot 404. Il est emmené au commissariat central et enfermé dans une cellule avec des détenus de droit commun. Considéré comme un " prisonnier spécial ", son nom n'est pas porté sur les registres du commissariat et il n'a pas le droit de sortir dans la cour. Pendant trois jours, il ne reçoit pas de nourriture et subis toutes sortes d'humiliation.

Le troisième jour, on l'autorise à sortir dans la cour et à prendre de la nourriture. Quelques instants plus tard, Monsieur Ismaël Hachim est transféré pieds nus et en sous-vêtements, pour interrogatoire, à la Surveillance du Territoire, là où quelques jours plutôt, les policiers se mettaient au garde à vous sur son passage. Il est interrogé par le commissaire DAÏKREO sur ses liens avec Ibrahim Mahamat Itno et Hassan Djamous. Etant leur parent, Monsieur Ismaël Hachim est soupçonné d'être lié à la tentative de coup d'état. Puis le même jour, il est transféré à la DDS. Il est alors reçu par ABAKAR TORBO puis conduit dans la prison souterraine de la " piscine " par ABBA MOUSSA.

Monsieur Ismaël Hachim a écrit et témoigné à plusieurs reprises sur ses conditions de détention: " C'est ici à la prison souterraine de la Piscine que commença véritablement mon calvaire. C'est à mon avis l'un des pires lieux de torture que l'esprit humain ait conçu. Ce qui était anciennement la piscine Leclerc réservée aux loisirs des familles des militaires français, a été recouverte d'un horrible toit de béton, ne laissant apparaître que quelques rares persiennes et flanquée d'un escalier qui plongeait dans un sous-sol lugubre. J'avais été frappé par le brancard tout souillé de sang séché qui traînait négligemment à l'entrée. Dans un couloir s'alignaient, identiques, dix cellules au sol rugueux et aux murs crasseux. C'est un trou infect où tous ceux qu'on met là sont condamnés à une mort certaine, car laissés sans nourritures et sans soins après les séances sauvages de tortures. Si moi-même j'ai échappé à la solution finale (une question de simple chance), j'ai été soumis comme beaucoup d'autres à une mort lente, méthodiquement programmée. Nous menions à la piscine une vie sauvage. Pour couper nos ongles, par exemple, nous les frottions longuement sur le sol rugueux. Pour nous raser et tenter de garder un minimum de dignité, nous utilisions des lames de notre invention, confectionnées le plus souvent à partir de vielles boites de conserve rouillées dont nous nous servions pour boire. Nous ne pouvions nous laver. Faute de lieux d'aisance, nous faisions nos besoins dans des boites de conserve vides. Ces boites débordant de déchets se déversant sur le sol, étaient vidées une fois par jour. La cellule était infestée de vermine. Nous passions notre temps à écraser moustiques et autres insectes nuisibles comme les poux. Nos corps étaient couverts de boutons. Cette insalubrité provoquait des maladies nombreuses, souvent mortelles pour les prisonniers. Affaiblis par la soif, la chaleur, les diarrhées et les maladies, les détenus abandonnant toute résistance, glissaient lentement vers la mort ".

Monsieur Ismaël Hachim verra se remplir les cellules progressivement jusqu'à l'étouffement des Zagahawa arrêtés suite aux événements du 1er avril. La plupart d'entre eux sera torturée sauvagement. Deux semaines après son arrivée, Monsieur Ismaël Hachim sera le témoin du commencement des exécutions massives dont furent victimes les Zaghawa. Chaque nuit, pendant un mois, des dizaines étaient emmenés vers des destinations inconnues pour ne plus revenir. Les nouveaux arrivants disparaissaient eux aussi à leur tour. Monsieur Ismaël Hachim en réchappa par miracle.

Le 22 mai 1989 vers 14 heures, Monsieur Ismaël Hachim est extrait de sa cellule pour être interrogé dans un bureau par MAHAMAT DJIBRINE. La confrontation est houleuse et Monsieur Ismaël Hachim est clairement accusé d'avoir été impliqué dans la tentative de coup d'état du 1er avril. Menacé par le revolver de MAHAMAT DJIBRINE, il n'en refuse pas moins de signer des aveux qu'on le force de reconnaître. Il est ensuite ramené dans sa cellule.

Le 6 juin 1989, Monsieur Ismaël Hachim bénéficie d'une sorte de grâce accordée par Hissène Habré à la veille de la célébration de sa prise de pouvoir. Très affaibli, malade, couvert de boutons, Monsieur Ismaël Hachim est transféré à la prison de l'ex-mess des officiers dite des " Locaux " où les conditions de détention sont moins dures qu'à la piscine, mais pas moins inhumaines. Les détenus ont le droit de sortir dans la cour, de se laver et la nourriture est plus abondante tout en n'étant pas suffisante. A la suite d'une évasion de détenus d'un centre de détention de la DDS à N'Djaména, les conditions de détention se durcissent soudainement le 22 juillet 1989 et les prisonniers n'ont plus le droit de sortir de leur cellule pendant trois mois. L'ambiance se dégrade dans les cellules où les détenus sont enfermés 24 heures sur 24. Monsieur Ismaël Hachim subit et se tait. Lorsque les portes s'ouvrent de nouveau, il est très affaibli et ses muscles sont atrophiés à force de rester sans mouvement.

Le 5 janvier 1990, au milieu de la nuit, il est transféré par ABAKAR TORBO dans la nouvelle prison construite dans les locaux de la gendarmerie. A cause de l'heure tardive du transfert, Monsieur Ismaël Hachim a cru sa dernière heure arrivée. Les conditions de détention sont plus souples mais les détenus sont toujours laissés dans un isolement total sans aucun contact avec l'extérieur. Le morale de la plupart d'entre eux se dégrade rapidement et l'ambiance dans la prison entre les détenus est très tendue. Au mois de mai 1990, à la suite d'une rixe avec un détenu libyen, il est dénoncé par celui-ci à ABAKAR TORBO. Monsieur Ismaël Hachim est alors soumis au supplice de l' " arbatachar " pendant une heure. L'" arbatachar " est une forme de torture particulièrement atroce qui consiste à attacher les deux bras aux deux pieds derrière le dos de manière à faire bomber la poitrine. Ce ligotage provoque rapidement l'arrêt de la circulation sanguine entraînant ainsi la paralysie des membres. Puis, Monsieur Ismaël Hachim est enfermé, seul, dans une minuscule cellule, isolé pendant trois mois. A sa sortie ses muscles sont de nouveau atrophiés et il est très affaibli tant physiquement que psychologiquement.

Monsieur Ismaël Hachim est libéré le 1er décembre 1990 dans la soirée, peu après la chute du régime de Hissène Habré.

Monsieur Ismaël Hachim a gardé des séquelles physiques et psychologiques ainsi que des infirmités du fait des tortures subies et des détentions endurées.


LE DROIT

Les faits relatés ci-dessus paraissent relever, de l'avis du plaignant, d'actes qualifiés de tortures, d'actes de barbarie, de coups et blessures criminels, de détention illégale et arbitraire, de traitement cruel, inhumain et dégradant par diverses dispositions de droit tchadien et de droit international conventionnel et coutumier applicables au Tchad.

Messieurs TOUKA HALIKI, ABAYA, DAÏKREO, ABAKAR TORBO, ABBA MOUSSA et MAHAMAT DJIBRINE paraissent criminellement responsables partiellement ou pour la totalité des actes ci-dessus exposés.

Il est à noter que certains des actes subis par le plaignant constituent des crimes au sens du code pénal tchadien. En effet, l'article 253 dispose que: " s'il est résulté des coups, blessures ou autres violences ou voies de fait une maladie ou une incapacité de travail personnel pendant plus de vingt jours, la peine sera un emprisonnement de un à cinq ans et une amende de 5000 à 100000 francs. Quand il y aura eu mutilation, amputation ou privation de l'usage d'un membre, cécité, perte d'un œil ou autres infirmités...(et) lorsqu'il y aura eu préméditation, la peine sera:...celle des travaux forcés à temps ".

Selon l'article 4 du code pénal, les travaux forcés à temps sont une des peines criminelles principales. L'article 2 précise également qu'une infraction constitue un crime si la loi la punit d'une peine criminelle.

Monsieur Ismaël Hachim a subi des actes de violence, de tortures et de coups et blessures volontaires effectués avec préméditation sur sa personne par ses tortionnaires. De plus, les conditions de détention auxquelles il était soumis équivalaient à une torture permanente. Il en est résulté des infirmités multiples et définitives.

En conséquence, certaines des infractions commises à l'encontre de Monsieur Ismaël Hachim, punies d'une peine criminelle, sont bien des crimes au sens des dispositions précitées du code pénal de la République du Tchad.

L'article 3 du code de procédure pénale dispose qu' "en matière de crime l'action publique se prescrit par 10 années révolues à compter du jour où le crime a été commis ".

Cependant, il est admis que les délais de prescription sont suspendus et ne peuvent donc courir quand une personne poursuivie est protégée par son propre système politique et judiciaire ou lorsque l'action n'a aucune possibilité d'aboutir contre elle. En application de ce principe, la cour de cassation française a estimé à deux reprises en matière délictuelle en 1954 (Crim. 25 nov. 1954, D. 1955, 2) et en 1972 (Crim. 12 juill. 1972, D. 1973, 65) que "la prescription de l'action publique en matière correctionnelle est nécessairement suspendue lorsqu'un obstacle de droit met la partie poursuivante dans l'impossibilité d'agir ". S'il s'applique en matière correctionnelle, ce principe s'applique a fortiori en matière criminelle.

Messieurs TOUKA HALIKI, ABAYA, DAÏKREO, ABAKAR TORBO, ABBA MOUSSA et MAHAMAT DJIBRINE mis en cause par le plaignant, agissaient pour le compte du gouvernement de Hissène Habré. En conséquence, le plaignant, Monsieur Ismaël Hachim était dans l'impossibilité d'agir en justice contre ces derniers avant la chute du régime de Monsieur le Président Hissène Habré, c'est à dire avant le 1er décembre 1990.

Les délais de prescription n'ont donc pu commencer à courir qu'à partir du 1er décembre 1990 et l'action de Monsieur Ismaël Hachim est donc recevable.


C'EST POURQUOI,

Monsieur Ismaël Hachim vous prie respectueusement de rechercher et faire traduire en justice Messieurs TOUKA HALIKI, ABAYA, DAÏKREO, ABAKAR TORBO, ABBA MOUSSA et MAHAMAT DJIBRINE dit " EL-DJONTO " et de lui donner acte de ce qu'il se constitue partie civile par la présente et qu'il se réserve le droit de préciser ultérieurement le montant des indemnités qui seront demandées pour la réparation des préjudices subis.




Fait à N'Djaména, le


ISMAEL HACHIM

tchadien Hissène Habré
© 2000 Corbis-Sygma
L'ancien Président tchadien Hissène Habré

Documents juridiques

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