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XIV. VIOLATIONS DES DROITS HUMAINS

La Politique nationale de l'habitat du Rwanda contrevient à plusieurs dispositions du droit humanitaire international. La Déclaration universelle des droits de l'homme a été directement incorporée à l'article 17 du protocole VII des Accords d'Arusha, aujourd'hui partie intégrante de la législation rwandaise. Le Rwanda a également ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIRDESC) et la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples.270

Liberté de mouvement et de choix de la résidence

L'article 12 du PIRDCP stipule que toute personne "se trouvant sur le territoire d'un état a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence."271 Les juristes sont généralement d'avis que la liberté de résidence inclut le droit à ne pas être déplacé.272 Comme indiqué au paragraphe 3 de l'article 12, ces droits ne peuvent être l'objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l'ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d'autrui. Le paragraphe 4 spécifie que ces droits peuvent également être l'objet de restrictions en cas de situation d'urgence publique proclamée par un acte officiel.

Plusieurs organes de l'ONU ont contribué à définir ce droit avec précision. Dans une résolution de 1997, la Sous-commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités de la Commission des droits de l'homme affirmait "le droit des individus à rester dans leurs maisons, sur leurs terres et dans leur pays..." Elle exhortait également les gouvernements et autres acteurs à tout faire pour "mettre un terme immédiatement à toutes les pratiques de déplacement forcé [et] de transfert de populations (...) violant les normes légales internationales."273

Dans une autre résolution de 1997, la Sous-Commission réaffirmait le droit des individus "à ne pas être expulsés arbitrairement ... de leur maison, terre ou communauté." Elle notait que "l'expulsion forcée et involontaire" de personnes de leurs maisons et terres pouvait donner lieu à "davantage de sans-abri et à des conditions de logement et de vie inadéquates...", une remarque qui décrit particulièrement bien la situation au Rwanda. Elle ajoutait qu'une expulsion n'était justifiable que si elle était réalisée de manière non-arbitraire et passait par une procédure juridique garantissant le respect des droits de la personne expulsée. On peut craindre qu'un certain arbitraire n'ait dès lors entaché les procédures d'expulsion de personnes en grand nombre, lorsque les cas des personnes concernées n'ont pas été examinés individuellement.

La sous-commission a signalé que, pour être acceptable, une expulsion "ne peut transformer les personnes expulsées en sans-abri ou les rendre vulnérables à d'autres violations des droits de l'homme." Elle recommandait également, en cas d'expulsion forcée, que les autorités procèdent immédiatement à la "restitution des biens", au "versement d'une indemnité" et/ou à "la fourniture d'un autre logement ou d'une autre terre".274 Ceci n'a pas été réalisé au Rwanda, pour la plupart des cas de personnes dépossédées de leur terre.

Dans certains cas, le gouvernement rwandais a recouru à la force ou menacé d'y recourir pour obliger les ruraux à aller s'installer dans les sites qui leur étaient désignés. Il a puni ceux qui refusaient de lui obéir en leur imposant des amendes ou des peines de prison. Dans d'autres cas, bien plus nombreux, il a forcé les gens à abandonner leurs foyers, en leur refusant simplement le choix de rester.275 Comme l'indiquent les déclarations des témoins présentées plus haut, beaucoup de Rwandais étaient convaincus -certains en avaient reçu confirmation de la part des autorités- qu'ils n'avaient pas le choix et que la loi les obligeait à déménager. En forçant les Rwandais à quitter leurs maisons et en les obligeant à vivre sur des sites désignés, plutôt que sur leurs propres terres ou là où ils décideraient de s'installer, le gouvernement a violé leur droit de choisir librement leur résidence.

Les états ne peuvent restreindre le droit des individus à circuler et à choisir librement leur résidence que dans certaines circonstances et en agissant dans le respect de la loi.276 Selon la constitution rwandaise et les Accords d'Arusha, les lois sont adoptées par l'Assemblé nationale de transition ou par le Conseil des ministres et ensuite promulguées par le Président, au plus tard dix jours après leur approbation par la Cour constitutionnelle.277 La Politique nationale de l'habitat n'a elle pas été établie par le biais de cette procédure. Elle a résulté d'une simple décision prise par le Conseil des ministres et mise en _uvre par deux décrets ministériels, dont l'un des deux était provisoire.

Les autorités rwandaises et d'autres acteurs ont parfois affirmé que les Accords d'Arusha constituaient la base légale de la politique d'imidugudu.278 Lors d'une réunion tenue en janvier 1997, avec les agences internationales, le Ministre de la réhabilitation et de l'intégration sociale, Patrick Mazimhaka, aurait maintenu que les plans d'établissement des imidugudu étaient une conséquence des Accords d'Arusha.279 Un document de travail sur la réinstallation, préparé en janvier 2000, affirmait que "la politique actuelle de réinstallation des populations rurales est basée sur les Accords d'Arusha."280

Les Accords stipulaient uniquement que les rapatriés devaient être réinstallés dans des "villages" et ne faisaient aucune référence aux modes d'implantation des autres populations rwandaises.281

De plus, les Accords garantissaient aux réfugiés retournant vivre au Rwanda la liberté de s'installer où bon leur semblerait, dans le respect des droits des autres citoyens. En les obligeant à vivre dans les imidugudu, le gouvernement enfreignait sa propre loi, telle que définie au protocole V, article 2, des Accords.

Le gouvernement rwandais a souvent tenté de justifier le déplacement forcé des populations vers les imidugudu en avançant l'argument de la "sécurité nationale", particulièrement dans le nord-ouest, juste après l'insurrection. L'argument, même à cette époque, était déjà peu convainquant, mais il a, depuis, perdu toute crédibilité. Le gouvernement lui-même a affirmé avoir mis fin à l'insurrection et poussé les insurgés hors du pays.282 Toute restriction du droit des individus à choisir librement leur résidence pour des raisons liées à la sécurité nationale n'est possible que pour la durée de la crise et est donc, par nature, temporaire. Le gouvernement a lui clairement affirmé que la réinstallation dans les imidugudu était une mesure permanente. Aucune des autres circonstances dans lesquelles la restriction de ce droit est envisageable n'a cours au Rwanda.

Le droit à un "logement suffisant"

L'article 11, paragraphe 1 du PIRDESC prévoit " le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris de la nourriture, un vêtement et un logement suffisants." Le problème des expulsions forcées est au c_ur du débat international sur le logement. En 1991, le Comité des Nations unies sur les droits économiques, sociaux et culturels affirmait que "les expulsions forcées sont a priori incompatibles avec les dispositions du Pacte."283 De la même manière, la Commission des droits de l'homme de l'ONU concluait, en 1993, que "les expulsions forcées constituent une violation grave des droits de l'homme."284

Le Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels a défini le concept d'expulsion forcée comme le fait de "déplacer de manière permanente ou temporaire, contre leur gré, des individus, familles et/ou communautés, des logements et/ou terres qu'ils/elles occupaient sans leur fournir et leur donner accès à une protection, juridique ou autre, adéquate."285 Notant que l'obligation qui incombe aux états d'agir "par tous les moyens appropriés" pour assurer le respect des droits économiques et sociaux, tel que stipulé à l'article 2, paragraphe 1 du PIRDESC, ne serait que rarement pertinente en cas d'expulsion forcée, le Comité concluait que l'état lui-même "devait éviter de se livrer à des expulsions forcées et s'assurer que les agents de l'état ou des tiers qui se livreraient à des expulsions forcées soient punis, selon les modes prévus par la loi."286

Selon le Comité, l'expulsion forcée viole un grand nombre de droits reconnus par les deux pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme, en plus du droit à un logement suffisant.287 Par conséquent, il est fondamental que les procédures intègrent des mécanismes de protection et garantissent le respect des normes de droit. Parmi ces mécanismes, citons le fait de consulter les personnes concernées, de leur communiquer toute information pertinente quant aux expulsions envisagées et à l'utilisation prévue des terres ou maisons saisies, et de leur fournir des possibilités de recours, y compris une assistance juridique pour ceux qui souhaiteraient saisir les tribunaux.288

Les Principes directeurs relatifs au déplacement interne de personnes, reflet des dispositions du droit sur les droits humains et du droit humanitaire international, doivent également être pris en considération lorsque l'on analyse le programme de réinstallation des populations rurales. Les Principes affirment que les individus ont le droit d'être protégés contre tout déplacement arbitraire qui se produirait "dans le contexte de projets de développement de vaste envergure qui ne seraient pas justifiés par des considérations impérieuses liées à l'intérêt supérieur du public."289 Ils ajoutent qu'avant toute décision tendant à déplacer des personnes, les autorités concernées doivent "faire en sorte que toutes les autres possibilités soient étudiées afin d'éviter le recours à une telle mesure". Lorsqu'il n'y a pas d'autre choix, tout doit alors être fait pour que le nombre de personnes déplacées soit aussi restreint que possible et que les effets néfastes de l'opération soient limités, ce qui inclut notamment la mise en place de mécanismes de protection et de recours mentionnés plus avant.290 Les Principes directeurs stipulent également que "les États ont l'obligation particulière de protéger contre le déplacement (...) les paysans, les éleveurs et autres groupes qui ont, vis-à-vis de leurs terres, un lien de dépendance et un attachement particuliers."291

Droit à jouir en toute sécurité de son domicile

L'article 17 du PIRDCP stipule que nul ne sera l'objet "d'immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance." Les parties au traité s'engagent non seulement à respecter ce droit mais aussi à le protéger activement.292 Selon les spécialistes du droit international, le terme "domicile" doit ici être compris comme englobant le logement mais aussi toute propriété résidentielle, quel que soit le titre légal qu'elle puisse porter ou l'utilisation qui en est faite. Toute activité qui priverait une personne de son domicile représente dès lors une immixtion qui requiert l'intervention de l'autorité désignée par la loi et donne lieu à un examen, au cas par cas.293

La législation rwandaise prévoit un autre niveau de protection du domicile contre les intrusions qui, pour être légitimes, doivent être autorisées par la loi.294

Dans le cadre de la mise en _uvre de la politique de l'imidugudu, les représentants de l'état ont exigé des Rwandais qu'ils abandonnent et démolissent leurs logements, privant, de ce fait, au moins plusieurs dizaines de milliers de personnes de leur domicile.

Liberté d'opinion et d'expression

L'article 19 du PIRDCP garantit le droit des personnes à posséder leurs propres opinions et à les exprimer librement. Bien que certains journaux aient publié des articles critiquant des abus liés aux imidugudu sans en pâtir, des citoyens rwandais s'étant exprimés contre la politique de l'habitat ou la saisie de leurs terres ont parfois été condamnés à des peines de prison, des amendes ou d'autres sanctions.

Droit à la propriété

Le droit à la propriété, reconnu à l'article 17 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, est également garanti par la Constitution rwandaise. Selon la législation rwandaise, ce droit ne peut faire l'objet de restrictions que si l'intérêt public l'exige, conformément à la loi. Toute expropriation doit être précédée du versement d'une indemnisation juste et préalable.295

Des autorités ont privé des cultivateurs de leur terre pour créer les imidugudu. La plupart d'entre eux n'ont reçu aucune indemnisation. Certains reçurent une autre terre en échange de la leur, mais elle était souvent d'une valeur moindre, parce que moins fertile, plus éloignée ou composée de plusieurs parcelles et donc plus difficile à cultiver efficacement. D'autres autorités ont confisqué ou permis aux autres de confisquer les terres de certains Rwandais, sans respecter les procédures légales et sans indemniser les victimes, pour créer de grandes exploitations agricoles. La communauté légale internationale estime, dans son ensemble, que les personnes dont la survie dépend de la terre, comme c'est le cas de plus de quatre-vingt dix pour cent des Rwandais, ont droit à une protection particulière de leur droit à cette terre.296

Droit au recours

Le PIRDCP, à l'article 2, paragraphe 3a, garantit le droit de toute personne dont les droits auront été violés à "disposer d'un recours utile". Beaucoup de Rwandais dont la liberté de résidence, d'expression, le droit à un logement suffisant ou à jouir en toute sécurité du domicile ont été violés n'ont pas généralement et facilement accès à une procédure de recours digne de ce nom. Certains ont pu défendre leurs intérêts avec succès, souvent grâce à des amitiés personnelles ou politiques, mais leur nombre réduit et la nature souvent irrégulière des stratégies qu'ils ont eu à utiliser démontre, de manière évidente, que le droit au recours, tel que prévu par le Pacte, n'est pas garanti.

270 Schabas et Imbleau, Introduction to Rwandan Law, pp. 161-70.

271 La Charte Africaine reconnaît également ce droit, à son Article 12(1).

272 Voir Patrick McFadden, "The Right to Stay," Vanderbilt Journal of Transnational Law, vol. 29, p. 36 (1966).

273 ONU, Conseil Économique et Social, Commission des droits de l'homme, Sous-commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités, "Liberté de mouvement et transfert de populations," E/CN.4SUB.2/RES/1997/29. Voir également Nations Unies, Conseil Économique et Social, Commission des droits de l'homme, "Promotion et encouragement des droits de l'homme et des libertés fondamentales, y compris la question du programme et des méthodes de travail de la Commission, les questions des droits de l'homme, des exodes massifs et des déplacés, Rapport du représentant du Secrétaire Général, M. Francis Deng, Addendum, Compilation et analyse des normes légales, 2ème partie : Aspects juridiques de la protection contre le déplacement arbitraire, E/CN.4/1998/53/Add.1, Section II, A, paragraphe 4. Ci-après repris sous l'appellation "Rapport de M. Francis Deng... 2ème partie."

274 Nations Unies, Conseil Économique et Social, Commission des droits de l'homme, Sous-commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités, Expulsions forcées, E/CN.4/SUB.2/RES/1997/6.

275 "Rapport de M. Francis Deng... 2ème partie," paragraphe 3.

276 PIRDCP, Article 12 (3).

277 Schabas et Imbleau, Introduction to Rwandan Law, p. 15.

278 République Rwandaise, Ministère des Terres, de la Réinstallation, et de la Protection de l'Environnement, "Habitat en Milieu Rural," article 2, La Politique de l'Habitat en Milieu Rural, juin 1999 ; Anonyme, "Imidugudu, Évaluation des Plans de Réforme Foncière et du Logement au Rwanda," mai 1997, projet de document de travail et annexes, p. 14 ; Nkusi, "Problématique du Régime foncier," p.26.

279 Notes de réunion fournies par un diplomate en poste à Kigali.

280 CCA Working Paper N° 3, p. 3.

281 Protocole d'Accord, article 28.

282 Voir, par exemple, Gouvernement du Rwanda, Réponse au rapport de Human Rights Watch, "Rwanda : De la recherche de la sécurité aux abus des droits de l'homme," mai 2000, publiée sur le site internet du gouvernement rwandais.

283 Comité des Nations Unies sur les Droits Économiques, Sociaux et Culturels, Commentaire général n° 4 (1991) du Comité sur le droit à un logement suffisant (art. 11 (1) du Pacte), 12 décembre 1991, paragraphe 18. Voir également ONU, Commission des droits de l'homme, Fact Sheet n° 25, Évictions forcées et droits de l'homme, 1996.

284 ONU, Commission des droits de l'homme, Résolution 1993/77, paragraphe 1.

285 Comité des Nations Unies sur les Droits Économiques, Sociaux et Culturels, Droit à un logement suffisant (Art. 11.1), Évictions forcées, Commentaire général n° 7 (1997), paragraphe 3.

286 Ibidem, paragraphe 8.

287 Ibidem, paragraphe 9.

288 Ibidem, paragraphe 15.

289 Principes Directeurs relatifs au Déplacement de Personnes à l'Intérieur de leur propre pays, Titre 2, principe 6(c).

290 Ibidem, principe 7.

291 Ibidem, principe 9.

292 "Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes", PIRDCP, article 17 (2).

293 "Rapport de M. Francis Deng... 2ème partie," Section II, B, paragraphes 1 et 2.

294 Schabas et Imbleau, pp. 178-9.

295 Décret-loi n° 21/79 du 23 juillet 1979. Schabas et Imbleau, p. 179.

296 "Rapport de M. Francis Deng... 2ème partie," section 3, paragraphe 4.

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