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XII. RÉCONCILIATION

Une fois affirmé le lien entre la politique d'imidugudu et les programmes de relogement financés par les institutions internationales, les autorités rwandaises commencèrent à dire, de plus en plus fréquemment, que la réconciliation était l'un des objectifs de leur politique. Elles affirmèrent que la réinstallation des ruraux et le partage des terres avec les anciens réfugiés étaient essentiels si l'on souhaitait éviter tout conflit entre les groupes ethniques. Il apparaît aujourd'hui que ces mesures ont peut-être permis d'éviter quelques confrontations ponctuelles et immédiates, mais elles sont en train de faire naître une situation de conflit à long terme entre les Rwandais et entre les autorités et la population.241

Dès le début, les autorités reconnurent le risque que représentait le fait de faire vivre les rapatriés et les rescapés tutsi dans des imidugudu, à l'écart de la population hutu. Ce risque fut même l'une des raisons avancées pour justifier la réinstallation de tous les ruraux dans les imidugudu. Cependant, un nombre relativement faible des imidugudu sont aujourd'hui mixtes, du point de vue ethnique. Un rapport publié en septembre 1999 concluait que "dans la plupart des cas", les imidugudu accueillaient les membres d'un seul groupe ethnique, fait confirmé par les observations réalisées sur place par des chercheurs de Human Rights Watch.242 Une équipe d'évaluation du HCR a, elle, visité. fin 1999, vingt-neuf imidugudu, dont vingt accueillaient les membres d'un seul groupe ethnique.243 Il semble même que la réinstallation des populations a pu provoquer une certaine ségrégation ethnique, en bouleversant les modes traditionnels d'habitat, généralement multi-ethniques.

Dans les imidugudu où les deux communautés cohabitent, les ressources mises à la disposition des Hutu sont souvent très inférieures à celles prévues pour les Tutsi, ce qui a, dans certains cas, exacerbé les tensions. A Bicumbi, près de Kigali, les rapatriés tutsi vivent d'un côté de la route, dans des maisons en briques d'argile, cimentées et couvertes d'un toit solide, construites grâce à des fonds fournis par le HCR. Les Hutu de la région, arrivés plus tard sur le site, vivent entassés de l'autre côté de la route, dans des abris faits de bois, de boue et de plastique. Un résident a affirmé qu'à son avis les maisons étaient différentes "parce qu'ils sont Tutsi et nous pas".244 Selon l'équipe du HCR, une situation identique-en ce y compris les tensions entre ceux ayant bénéficié de niveaux d'assistance différents-régnait dans les imidugudu de Kagabiro (Kibuye).245

Une femme âgée, vivant à Ruhengeri, expliqua ainsi que lorsqu'elle déménagea, comme on le lui avait ordonné, elle ne s'attendait pas à recevoir la moindre aide des autorités. Éclatant de rire, elle ajouta :

Seuls "ceux qui possèdent le pays" (bene 'gihugu) reçoivent de l'aide... Vous savez, ceux qui sont partis en 1959, comme ceux qui vivent dans l'umudugudu de Kimonyi, à Mukingo... Si vous voulez [voir la différence], allez à Kinigi, près de la forêt. Il y a des gens qui vivent dans des abris d'herbes et de plastique là-bas. Lorsque la pluie tombe, elle tombe sur eux, alors qu'ils avaient des maisons solides avant ! Nous attendons d'être comme ceux de Kinigi. S'ils n'ont pas donné d'aide à ceux de Kinigi, on sera certainement dans le même cas.246

Dans le nord-est, une femme qui continue à habiter la maison en dur dans laquelle elle a investi toutes ses économies réagissait ainsi à l'idée de détruire le seul bien qui lui soit resté, après la guerre : "Les gens sont très tristes. C'est un acte de vengeance. Il paraît qu'un responsable local a dit ''[les Tutsi] sont partis en 1959 et, à l'époque, leurs maisons ont été détruites. Pourquoi ne voulez-vous pas détruire les vôtres?' Les gens voient ça comme une manière subtile de se venger."247

Selon des experts étrangers chargés de suivre la manière dont l'assistance a été fournie aux résidents des imidugudu, il apparaît que les sites habités par des rapatriés tutsi et des rescapés du génocide offrent généralement davantage de services, tels que des soins de santé et des logements de meilleure qualité que les autres imidugudu.248

En juillet 2000, des membres de l'ethnie twa, un groupe minoritaire qui aujourd'hui représente moins d'un pour cent de la population, se plaignaient de recevoir moins d'aide que les autres Rwandais. Traditionnellement traités avec hauteur par les Hutu et les Tutsi, ils ne recevaient que très rarement une parcelle ou une maison dans les imidugudu.249

Dans certains cas, les Tutsi recevaient des ressources en plus grande quantité ou de meilleure qualité parce que les donateurs avaient spécifiquement désigné comme bénéficiaires, les rapatriés ou rescapés. Dans d'autres cas, les donateurs stipulaient que l'aide était destinée à toute personne dans le besoin mais les ressources débloquées étaient souvent épuisées lorsque les populations locales, généralement hutu, allaient s'installer dans l'umudugudu. Même si certains purent parfois obtenir de quoi construire leur toit, l'élément le plus cher d'une maison, d'autres arrivèrent trop tard et durent se contenter d'une bâche en plastique. Certaines autorités locales tentèrent de faire pression sur les autorités nationales pour obtenir davantage d'aide ou en essayant de mettre en place des mécanismes locaux d'assistance. Ainsi, début 2000, le préfet de Gisenyi déclarait à un chercheur de Human Rights Watch qu'il avait tenté d'établir une petite entreprise afin de produire des éléments de toiture bon marché, destinés aux personnes vivant sous des bâches de plastique.250

Beaucoup de Hutu pensent qu'ils ont davantage souffert de la politique de l'habitat que les Tutsi. Dans certains cas, des Tutsi ont, eux aussi, été confrontés à de terribles souffrances. Aux exemples mentionnés plus haut, il faut ajouter l'expérience de deux groupes de rapatriés qui, en 2000, n'ont pas été épargnés par les difficultés.

A partir de 1995, plus de 12 000 Tutsi rapatriés du Congo furent réinstallés dans la forêt de Gishwati, pour "aider l'armée à assurer la sécurité."251 L'idée était de les placer dans des régions inhabitées pour réduire le risque de voir des insurgés y établir des bases. Par la suite, des éleveurs d'autres régions du pays envoyèrent leurs troupeaux vers cette zone de forêt, bien arrosée, productive et réputée idéale pour l'élevage du bétail. Une commission parlementaire enquêta sur la présence de troupeaux de plus en plus importants dans la région et sur les dégâts que cela pouvait occasionner à ce qui est l'une des dernières forêts du pays. Au terme de l'enquête, les autorités décidèrent de déplacer les populations. A la fin de l'année 1999, le Ministre de l'administration locale ordonnait aux résidents de quitter les terres qu'ils avaient défrichées et cultivées. Pendant des mois, les autorités ne leur offrirent quasiment aucune assistance et les déplacés se retrouvèrent dans différents camps où ils durent vivre sous des tentes de plastique. En août 2000, le gouvernement leur fournit des parcelles dans plusieurs communes du nord-est. Officiellement, la décision de déplacer les résidents avait été prise parce que les autorités avaient pris conscience des dégâts environnementaux qu'ils provoquaient. Certains des déplacés, mais aussi la presse, doutèrent de la véracité de cette explication ou, en tout cas, se demandèrent si les autorités étaient motivées uniquement par la nécessité de protéger l'environnement. Ils affirmèrent également que d'importants troupeaux, appartenant à des personnalités de la capitale de la préfecture et de Kigali, étaient restés dans la forêt pour y être engraissés, en partie d'ailleurs, grâce aux plantations que les populations avaient été forcées d'abandonner en partant.252

D'autres rapatriés tutsi qui s'étaient, eux, installés dans le sud-est sont ensuite allés vivre à Cyangugu, où ils arrivèrent trop tard pour bénéficier de l'aide généreuse fournie aux premiers arrivés. La plupart ne reçurent aucune terre et n'eurent accès qu'occasionnellement à l'aide alimentaire. Une homme âgé, vivant avec sa femme et huit autres personnes, dont trois de ses filles, veuves, et leurs enfants, apprit un jour que la commune allait préparer une liste des familles dans le besoin. Soixante-quatorze familles demandèrent à être inscrites sur la liste, mais les autorités n'en acceptèrent que vingt. Il raconte :

Nous vivons comme ça. C'est Dieu qui nous maintient en vie. Comme des oiseaux qui volent dans l'air. L'aide, nous la recevons des autres, de ceux qui viennent avec un peu de nourriture pour nous. Je ne sais comment nous avons fait pour recevoir de l'aide ce mois-ci. Puisque nous ne sommes pas assez forts pour nous battre avec la foule et obtenir des haricots, nous leur avons crié de nous aider et ils l'ont fait... Ils ont décidé de nous donner deux kilos de haricots. Imaginez deux kilos de haricots pour une famille de dix ! Ce n'est même pas assez pour deux personnes.253

Début 2000, ceux qui souffraient le plus de malnutrition reçurent un peu de nourriture de la part d'églises et de congrégations religieuses, mais en quantité insuffisante.254 Selon Radio Rwanda, dix personnes sont mortes de faim dans cette région à la fin du mois de janvier et 4 400 autres souffraient gravement de malnutrition, à la fin du mois de septembre.255

Les habitants d'imidugudu avec lesquels les chercheurs de Human Rights Watch se sont entretenus ont exprimé leur colère vis-à-vis des autorités auxquelles ils reprochent, à la fois, la réorganisation rurale et la corruption qui l'a accompagnée. Ils se sont plaints du fait que la corruption au niveau national, qui pourrait les avoir privés d'une aide nécessaire, n'a pas été tirée au clair.256 D'autres ont relaté avec dégoût les actes de corruption dont ils avaient été témoins au niveau local. Dans un umudugudu situé près des bureaux de la commune de Muhazi, par exemple, desmilitaires, des policiers communaux et des membres de l'administration locale ont fait fabriquer des briques en argile par des détenus, pour ensuite construire des maisons qu'ils occupaient eux-mêmes ou louaient à d'autres. Les toits de ces maisons étaient construits avec des matériaux provenant de l'aide internationale. Les Tutsi et Hutu des imidugudu, qu'ils soient anciens réfugiés, rescapés du génocide ou autres, n'avaient bien sûr pas accès à une telle main d'_uvre et construisirent donc leurs maisons, à un rythme beaucoup plus lent. Lorsque le moment de poser le toit arriva, il ne restait plus rien pour eux. Certains d'entre eux durent vivre pendant plus de deux ans dans des blindés couverts d'herbes.257 Ailleurs, certaines personnes, ainsi que la presse, accusèrent des responsables locaux d'avoir reçu des pots-de-vin au moment d'allouer les terres dans et autour des imidugudu, d'avoir accordé des parcelles plus grandes ou des maisons à leurs amis et de n'avoir pas saisi certaines terres, pourtant prévues comme sites de réinstallation, parce qu'elles appartenaient à des personnes de leur connaissance.258

La perte des ressources, les conflits fonciers, les conditions de vie inhumaines et la faim ont exacerbé les sentiments de peur et la colère de nombreux Rwandais, ce qui ne contribue certainement pas à la réconciliation.

241 RISD, "Land Use," paragraphe 3.4.2 ; Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," p. 46.

242 RISD, "Land Use," paragraphe 3.4.2.

243 Laurent et Bugnion, "External Evaluation of the UNHCR Shelter Program," p. xi.

244 Human Rights Watch, entretien, Bicumbi, Kigali-rural, 26 octobre 2000.

245 Laurent et Bugnion, "External Evaluation of the UNHCR Shelter Program," p. xi.

246 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 26 mai 2000.

247 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 27 novembre 1999.

248 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 25 mai 2000.

249 Human Rights Watch, entretiens, Kigali, 11 juillet 2000 ; ONU, IRIN, Great Lakes, Focus on the Twa People, July 5, 2000.

250 Human Rights Watch, entretien, Gisenyi, 14 janvier 2000.

251 Jean Baptiste Mugunga, "Cri d'alarme à Gishwati," Journal Rushyashya, n° 15, décembre 1999.

252 Ibidem ; Human Rights Watch, entretiens, Gisenyi, 4 mars 2000 ; Badege Aloys Habimana, "La sagesse doit prévaloir à Gishwati" et "8500 Hectares habitables à Gishwati," Imvaho Nshya, n° 1319, 17-23 janvier 2000, pp. 6-8.

253 Human Rights Watch, entretien, commune de Kamembe, Cyangugu, 17 mai 2000.

254 Human Rights Watch, entretien, Cyangugu, 16 mai 2000.

255 Radio Rwanda, journaux d'information, 21-23 janvier et 7 septembre 2000.

256 Voir Rwanda Newsline, 13-26 mars 2000, pour le récit des accusations portées contre le Ministère de la Réhabilitation et de la Réinsertion Sociale ; Niyonsaba Anselme, "Commune de Rutongo : le mauvais travail des autorités communales," Ukuri, 97, vol. 2, March 1999.

257 Human Rights Watch, entretiens et observations, Muhazi, Kibungo, 15 avril 1999.

258 Human Rights Watch, entretien, Gisenyi, 30 octobre 1999. Voir Isaie Karangwa pour un exemple, "Problèmes fonciers graves dans la commune de Muvumba," Ukuri, vol. 2, March 1999 ; également RISD, "Land Use," paragraphe 3.2.3.1 et paragraphe 4.

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