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IX. DÉMOLITIONS FORCÉES DE MAISONS

Il est ironique de voir qu'une politique supposée résoudre une crise du logement ait eu pour effet de forcer des centaines de milliers de personnes à quitter leurs maisons pour s'installer dans des abris de fortune, dans lesquels certaines finirent par vivre plusieurs mois ou années, sans espoir immédiat de disposer d'un logement. Plus ironique encore, dans certaines régions, des personnes furent forcées de démolir leurs maisons pour ensuite aller vivre dans un umudugudu et y construire à grand-peine un blindé, fait des restes de leur ancienne maison, de morceaux de bois, d'herbe et de plastique.114

Le bourgmestre adjoint d'une commune de Ruhengeri affirma qu'après plusieurs réunions de "sensibilisation", les gens avaient été "complètement convaincus et avaient applaudi" l'idée de déménager. Il ajouta que c'est pour cette raison qu'ils s'étaient dépêchés de démonter leurs maisons et l'avaient fait de leur plein gré.115 Une femme de la même préfecture analysait, elle, les choses différemment : "C'est la politique. Bien sûr, normalement, les gens ne voudraient pas démolir leurs maisons pour aller vivre dans un umudugudu. C'est un gros problème, la destruction des maisons. Les gens ont du travail à faire, en plus de la construction de nouvelles maisons !"116

Une résidente de Kibungo exprima des sentiments similaires, affirmant que les personnes de sa commune étaient encore fâchées d'avoir dû démolir leurs maisons, deux ans auparavant, pour ensuite aller s'installer dans les imidugudu et y vivre dans un blindé, comme c'est encore le cas aujourd'hui, pour certains d'entre eux.117

Les gens convaincus de devoir un jour quitter leur logement essayèrent de récupérer et d'emmener tout ce qui pouvait l'être. Ceux qui disposaient d'un toit de tôles tentèrent d'emporter les plaques de métal, qui représentaient un investissement considérable. Pour ceux devant déménager pendant la saison des pluies, il s'agissait là d'une véritable priorité. Un homme raconte : "Beaucoup de maisons étaient déjà détruites [pendant la guerre]... mais d'autres, comme la mienne, étaient encore debout. Nous devions les démonter rapidement pour avoir de quoi nous abriter, puisque c'était la saison des pluies."118

Selon une femme d'Umutara, "beaucoup, beaucoup de gens ont dû démolir leurs maisons. Ils savaient qu'ils devaient partir et ils voyaient que les maisons des imidugudu n'étaient pas finies. Alors, ils ont démonté leurs anciennes maisons pour pouvoir finir les nouvelles."119

Dans certains cas, la récupération des tôles fut un effort inutile. Trouées par les clous et difficiles à réparer, elles ne permettaient pas de protéger leurs propriétaires de la pluie. Une veuve, pauvre, rescapée du génocide, essaya ainsi d'utiliser des morceaux de son ancien toit pour couvrir sa petite maison, dans l'umudugudu. Elle dut supplier sa s_ur de vendre une partie de sa terre pour pouvoir payer la personne qui construisit sa maison et plaça le toit. Le métal était en très mauvais état et la maison se révéla inhabitable. Cette femme vit provisoirement avec ses enfants chez un voisin. Un membre d'Ibuka, l'association des rescapés du génocide, avait promis qu'on l'aiderait à construire une maison plus solide. Les travaux commencèrent mais ne furent jamais terminés. "Je ne sais pas pourquoi," déclara-t-elle. "Peut-être pensent-ils que je suis trop pauvre pour avoir droit à une maison."120

Une autre femme, ayant elle aussi perdu son mari pendant le génocide, décrivit ainsi les pressions exercées sur les populations de Kibungo pour les pousser à démonter leurs maisons, en octobre 1999 :

Pendant une réunion, les autorités ont dit : "Si quelqu'un refuse, nous viendrons démolir sa maison." Ensuite, ils ont détruit la maison d'un homme. Le responsable de la cellule a demandé aux voisins de démolir sa maison. A ce moment-là, c'était vraiment terrible. Il avait déjà commencé à construire sa maison dans l'umudugudu et il voulait la terminer avant de déménager. Il n'avait pas encore terminé le toit. Mais ils lui ont dit: "non, le délai est écoulé."121

Dans certaines zones du nord-ouest, un nombre important de maisons furent détruites ou endommagées pendant l'insurrection de 1997 et 1998, principalement par les militaires rwandais et dans une moindre mesure par les insurgés. Malgré tout, dans une commune comme celle de Nkuli, située à la lisière de la forêt et où les affrontements durèrent plusieurs mois, 410 des 613 familles d'un secteur disposaient encore d'un logement lorsqu'elles durent partir pour les imidugudu, en octobre 1999. Dans certaines régions, comme les secteurs nord de Cyeru, la presque totalité des maisons étaient intactes en juillet 1999.122 La plupart de leurs propriétaires les démolirent au moment où ils déménagèrent. Un témoin raconte :

Notre maison n'a pas été vraiment endommagée pendant l'insurrection mais nous avons dû la démolir quand nous sommes partis pour l'umudugudu. Nous avons réussi à sauver le toit et les portes, mais le reste a été pillé. Nous avons seulement eu deux ou trois jours (...) pour tout démolir et partir."123

A l'instar de l'ordre donné aux gens de déménager, l'ordre de démolir leurs maisons, avant de partir, fut parfois présenté sous l'angle sécuritaire. Selon un lieutenant de l'armée : "Et bien, si la force a été utilisée, si des maisons ont été détruites, nous l'avons fait pour sauver la vie des gens."124

Dans certaines zones, les autorités affirmèrent, argument en partie recevable, qu'il fallait éviter que les insurgés ne puissent se réfugier dans les maisons abandonnées. Cependant, d'autres utilisèrent le même argument dans des régions non touchées par l'insurrection et où aucune menace n'existait. Un homme qui vit aujourd'hui, avec sa famille, dans un abri fait de boue, de branchages et de bâches en plastique, dans la commune de Bicumbi (Kigali-rural), ne comprend toujours pas pourquoi il a fallu, au nom de la sécurité, démolir sa maison. Parlant des réunions de "sensibilisation", il faisait la remarque suivante :

Ils ont dit que nous devions aller dans l'umudugudu avec les autres et démolir nos maisons pour que les insurgés ne puissent pas s'y cacher. Si vous les détruisez, nous ont dit les autorités, ils n'auront nulle part où se cacher... On était en juin 1999. Il n'y avait plus d'insurgés à ce moment là. Ils nous ont obligés à démolir nos maisons, disant que nous aurions une belle maison dans l'umudugudu. Vous, quand vous passez sur cette route, vous n'avez pas peur en voyant un endroit aussi horrible que celui-ci ?"125

Dans la commune de Murambi (Umutara), où il n'y a eu ni insurrection ni incursion de rebelles venus de l'étranger, les autorités locales ordonnèrent apparemment la destruction des maisons et des récoltes de trois personnes qui rechignaient à partir, affirmant qu'elles seraient attaquées par des "infiltrés" si elles restaient chez elles. Dans la même commune, le bourgmestre adjoint et ses subordonnés auraient ordonné aux résidents de détruire le sorgho, le manioc et les bananes d'un autre propriétaire qui, lui, avait refusé de céder ses terres, choisies comme site de réinstallation. Certains refusèrent de prendre part à la destruction, affirmant qu'ils ne voulaient pas se comporter comme les interahamwe. Les autorités demandèrent alors à la police communale d'intervenir pour faire appliquer leurs ordres. La victime tenta, elle, de protéger ses droits et plaida sa cause auprès des autorités communales, de divers ministres, du premier ministre, du vice-président et du Président. Deux années d'efforts semblèrent ne lui apporter que l'inimitié des autorités locales, puisqu'il a, depuis ces événements, effectué deux séjours au cachot.126

Un cultivateur occupant également un poste dans l'administration locale fut indigné d'apprendre que l'on détruisait des maisons.

Je suis resté chez moi, avec ma famille, pendant l'insurrection, alors que d'autres sont allés dans le camp établi au bureau communal. Ma maison n'a pas été détruite à l'époque, même si on a volé beaucoup des choses qui nous appartenaient. J'ai démoli ma maison quand je suis venu m'installer ici, dans l'umudugudu. L'idée de démolir les maisons, c'est la volonté de l'état. Cela a forcé les gens à aller s'installer dans l'imidugudu. Comme c'était un ordre du gouvernement, nous avons dû démolir nos maisons.127

Un autre homme de la préfecture de Ruhengeri exprima la même colère :

Fin février 1999, on nous a dit d'aller dans le village, de vivre ensemble... Elles [les autorités] ont utilisé leur force. Je dis "force" parce qu'elles ont détruit les maisons. Ceux qui avaient des maisons en dur [briques cuites ou de torchis], ils ont dû les démolir de force. Des réunions étaient organisées et dirigées par des militaires. Les militaires ont dit que ceux qui seraient encore là après mars, dans leur maison, seraient considérés comme complices des interahamwe.

Alors, on a été obligé de démolir nos maisons. Certains d'entre nous n'ont même pas de bâches en plastique. Imaginez devoir démolir une maison faite de briques et avec un toit en métal pour ensuite chercher des herbes pour en reconstruire une autre ! Je ne peux pas appeler ma maison une hutte, même pas un blindé, puisque les blindés ont une bâche en plastique comme toit. J'avais une jolie maison en pierre, avec des fenêtres vitrées. Mais je l'ai détruite. C'est comme ça. Nous devons obéir aux ordres du gouvernement.128

Étant donné leur extrême pauvreté, de nombreux ruraux vivant dans des blindés ne voient aucune possibilité de pouvoir, un jour, construire une maison digne de ce nom.129 Une femme, vivant dans un abri avec son mari et ses enfants et tentant de trouver de quoi aider ses beaux-parents à quitter le blindé qu'ils occupent depuis deux ans, déclarait, désespérée : "Je viens de démolir ma maison. Je ne sais pas si je serais capable d'en construire une autre. J'ai une famille à nourrir, des enfants à envoyer à l'école. C'est un vrai problème."130

Refuser de démolir sa maison, tout comme refuser de s'installer dans les imidugudu, pouvait être interprété comme un acte d'opposition au gouvernement. Une veuve explique : "Nous devions démolir nos maisons en partant. Si nous ne le faisions pas, c'était un signe que nous n'acceptions pas les ordres du gouvernement. Dans ce cas, les autorités locales auraient demandé aux autres résidents de venir démolir la maison... Personne ne refusait. C'était impossible."131

Certaines personnes reportèrent autant que possible la destruction de leur propriété. Un homme raconte : "Certains ont attendu la dernière minute pour démolir leur maison, dans l'espoir d'un changement."132 Dans certains cas, lorsque les choses traînaient trop, les militaires intervenaient pour accélérer le processus. Un témoin de Ruhengeri explique : "Lorsque vous entendiez des coups de feu, lorsqu'on tirait en l'air, les gens se dépêchaient de démolir leurs maisons. Parfois les militaires venaient et en démolissaient une, pour l'exemple. Tout le monde se dépêchait alors de faire la même chose."133

Le Représentant spécial pour le Rwanda de la Commission des droits de l'homme de l'ONU a examiné la question du recours à la force dans le processus de réinstallation. Sa conclusion a été claire : "Personne ne peut contester le fait que, souvent, pour des raisons relatives à la sécurité, des méthodes coercitives ont été utilisées." Il révélait également que vingt des cent cinquante familles de la commune de Gihinga (Umutara) avaient été forcées de démolir leurs maisons et de s'installer dans l'umudugudu. Gihinga n'était pas une zone considérée comme confrontée à des problèmes de sécurité.134

Les préfectures de Kibungo et de Ruhengeri furent celles où l'on força le plus les gens à démolir leurs maisons, suivies de celles d'Umutara et de Kigali-rural. Ailleurs, les choses n'allèrent pas aussi loin, même si des abus similaires furent commis à Gisenyi, Cyangugu et Butare. Ainsi, une femme de Ntyazo (Butare), qui a perdu son mari pendant le génocide, fut obligée de démolir la maison qu'elle était en train de terminer et de s'installer dans l'umudugudu.135 Un habitant de Rusumo (Kibungo) fit le commentaire suivant sur la fréquence des destructions dans sa région : "Si une maison n'a pas été détruite, alors c'est qu'elle se trouve dans un umudugudu."136

114 La plupart des maisons rwandaises étant construites en briques d'argile ou en torchis, démonter le toit provoque généralement l'effondrement de la maison quand arrive la saison des pluies.

115 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 19 novembre 1999.

116 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

117 Human Rights Watch, entretien, Musaza, Kibungo, 30 octobre 2000.

118 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

119 Human Rights Watch, entretien, Umutara, 16 mars 2000.

120 Human Rights Watch, entretien, Rutonde, Kibungo, 14 mars 2000.

121 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 30 novembre 1999.

122 Human Rights Watch, notes de terrain, 3 juillet 1999 ; entretien, Nkuli, Ruhengeri, 31 octobre 1999.

123 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

124 Human Rights Watch, entretien, Gisenyi, 5 juin 2000.

125 Human Rights Watch, entretien, Bicumbi, Kigali-rural, 17 mars 2000.

126 "Le gouvernement d'union nationale doit rendre justice au vieux Kilomba Innocent," Ubumwe, N° 73, 22 décembre 1999, pp. 21-2.

127 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

128 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

129 Human Rights Watch, entretiens, Rutonde et Muhazi, Kibungo, 15 avril 1999.

130 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

131 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 30 novembre 1999.

132 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

133 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 27 novembre 1999.

134 ONU. Conseil Économique et Social. Commission des droits de l'homme. "Rapport ... par le Représentant Spécial M. Michel Moussalli," p. 33.

135 Human Rights Watch, entretien, Buffalo, N.Y., 28 avril 2000.

136 Human Rights Watch, entretien, Rusumo, Kibungo, 23 juin 2000.

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