Africa - Central

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VIII. RECOURS À LA FORCE

Dans l'est et le sud-est du pays, les autorités ont donc parfois recouru à l'argument sécuritaire pour forcer les populations à s'installer dans les imidugudu, bien qu'à partir du début de 1997, l'opposition armée eut quasiment disparu des préfectures de Kibungo, Umutara et Kigali-rural. Dans le nord-ouest, en revanche, les insurgés étaient bien présents et la réorganisation rurale fut mise en _uvre, principalement pour des raisons liées à la sécurité et secondairement, pour promouvoir le développement économique à long terme du pays. En 1997 et 1998, des militaires rwandais et moins fréquemment, des insurgés s'en prirent aux populations civiles, tuant ou blessant des dizaines de milliers de personnes. Les autorités déplacèrent 650 000 personnes vers des camps, souvent par la force. Elles affirmaient le faire pour les protéger des attaques, mais avaient également pour objectif de les empêcher de soutenir les insurgés. A la fin de 1998, les militaires rwandais mettaient un terme à l'insurrection, grâce à une occupation militaire de l'ensemble de la région et au recours à une force aveugle. Ainsi, les personnes trouvées sans autorisation en dehors des camps étaient généralement considérées comme des ennemis pouvant être tués à vue.89

Les conditions de vie dans ces immenses camps surpeuplés étaient inhumaines. Beaucoup des déplacés souffraient de malnutrition et le risque de tomber malade était constant. Lorsque les autorités mirent en _uvre le processus de réinstallation de la population dans les imidugudu, à la fin de 1998 et en 1999, la plupart de ceux qui vivaient dans les camps acceptèrent volontairement de déménager. Même en l'absence de maisons ou de services, les agglomérations offraient au moins l'avantage de l'espace et d'un accès aux champs, ce qui n'était pas le cas des camps. Des militaires, vus par une grande partie de la population comme lui étant hostiles, étaient généralement présents lorsque l'ordre de réinstallation était donné. Ils étaient également prêts à garantir que ce dernier serait suivi. Selon un témoin : "Certains [de nous] ont été frappés et maltraités. Nous avions peur des militaires, avec leurs fusils, qui disaient que nous devions partir. Tout le monde est parti rapidement et nous nous sommes installés dans les imidugudu."90

La plupart des gens souhaitaient retourner chez eux, plutôt que de s'installer dans les imidugudu, mais on leur fit savoir qu'ils n'avaient pas le choix. Un résident de Nyamugali a résumé la situation ainsi : "On nous a dit qu'on serait tué si on rentrait chez nous."91 Selon une autorité locale de Ruhengeri, "les personnes de ma commune qui ne veulent pas aller vivre dans les imidugudu sont généralement considérées comme des insurgés."92 Connaissant l'empressement des militaires à tirer sur toute personne suspectée d'être un insurgé, la plupart des gens déménagèrent sans poser de question.

Un autre résident de Ruhengeri déclarait: "Personne ne voulait partir... Les militaires nous ont menacés, disant que toute personne qui tarderait trop à déménager serait considérée comme "complice" [de l'ennemi]. Cela nous a fait très peur parce que nous savions que la punition pouvait être la mort."93

Commune de Kinigi

La commune de Kinigi se trouve à la frontière nord du Rwanda et a souvent été la cible d'incursions. Entre janvier et août 1999, les autorités firent déménager la quasi totalité de la population vers les imidugudu. Beaucoup de familles n'eurent que quelques semaines ou quelques jours pour se réinstaller. Selon un résident : "On nous a dit de venir voir les parcelles destinées à la construction des maisons le vingt-deux février 1999. Ensuite, on a donné à tout le secteur jusqu'au 1er mars pour s'y installer."94 Les responsables au niveau préfectoral et national louèrent la réinstallation rapide et complète à Kinigi et adressèrent un grand "bravo" à la commune pour sa "réaction exemplaire" au programme.95

Selon un résident de Kinigi, le processus de réinstallation donna lieu à des violences moindres que celles dont il avait été témoin pendant les mois précédents :

Les militaires ont assuré la sécurité et organisé la réinstallation parce que c'était une décision de l'autorité gouvernementale, de l'autorité publique... Venir habiter ici, dans l'umudugudu, était un devoir. L'armée a simplement contrôlé le déménagement des gens vers le site... En général, il n'y a pas eu de brutalités. Juste l'exécution des ordres du gouvernement.96

Un autre résident de Kinigi a, lui, affirmé que les autorités avaient averti qu'elles emploieraient la force si nécessaire. "Ils n'ont pas spécifié de quel type de force il s'agissait," a-t-il expliqué, "mais nous avons tous compris ce que cela signifiait."97

A de nombreux niveaux, la situation de Kinigi illustre parfaitement les pires aspects du programme de réinstallation forcée des ruraux. De très nombreuses personnes furent regroupées en une gigantesque agglomération où elles vécurent dans des milliers de blindés misérables qui dès la moindre averse, laissaient passer la pluie et se remplissaient de boue. Faits de bois, de feuilles et de bâches en plastique, ces abris n'offraient qu'une maigre protection contre le temps froid et humide qui règne souvent dans cette région montagneuse. Certaines personnes durent vivre dans de tels abris pendant plus d'un an.

En août 2000, le Président Kagame se rendit à Kinigi. Le voyage avait été annoncé à grand renfort de publicité et le Président promit de fournir des matériaux pour que les gens puissent construire toitures et maisons. La télévision nationale filma la visite du site mais il semble que les autorités interdirent ensuite la diffusion des passages du reportage montrant les conditions de vie sordides de certains résidents.98

Résistance à la réinstallation

La plupart des déplacés acceptèrent de vivre dans les imidugudu sans protester, à la fois parce qu'ils craignaient les conséquences d'un refus et aussi parce que les sites leur paraissaient potentiellement plus habitables que les camps où ils avaient souffert pendant de si longs mois.99 Les autorités furent cependant confrontées à davantage de résistance lorsqu'elles ordonnèrent à des gens qui n'avaient pas été déplacés de suivre le même chemin.

En juillet 1999, des chercheurs de Human Rights Watch assistèrent à une réunion au cours de laquelle le conseiller déclara à des Rwandais qui étaient restés chez eux pendant toute la durée de la guerre qu'ils devaient maintenant aller s'installer dans les imidugudu. Le conseiller s'excusait d'avoir à annoncer une telle mauvaise nouvelle, à laquelle les résidents se préparaient depuis un certain temps, mais ses excuses ne changèrent pas grand-chose à la colère que ressentirent les habitants.100

Un mois plus tard, lors d'une réunion tenue dans une autre commune de Ruhengeri, la population locale protesta contre le déménagement forcé. Un témoin raconte :

Trois hommes, un vieux et deux jeunes, ont critiqué publiquement la politique. Peu de temps après, ils ont été convoqués à la commune, arrêtés et mis dans le cachot. Le premier a été détenu une semaine, le deuxième deux semaines et le dernier un mois.101

Certaines personnes qui avaient refusé de s'installer dans l'umudugudu durent payer une amende et furent arrêtées.102 Un résident de Ruhengeri raconte ce qui est arrivé à l'un de ses voisins :

Un homme est resté chez lui. Il a dit qu'il ne pouvait pas laisser ses patates. Elle n'étaient pas encore mûres. Les autorités locales l'ont puni en lui faisant payer une amende de 21 000 francs rwandais103, bien qu'il ait demandé à être pardonné. Il est très pauvre. Il a eu de la chance, pourtant. Il aurait pu être tué.104

Une autorité locale de la préfecture de Ruhengeri a, elle, raconté qu'elle avait puni d'une amende de 2 000 francs rwandais les personnes qui, dans son secteur, avaient refusé de s'installer sur le site. Cette somme, qui équivaut à environ 5 dollars américains, permet de couvrir les frais de scolarité de deux enfants, pendant un an.105

Selon un résident de Ruhengeri, les autorités de son secteur étaient prêtes à aller plus loin que l'imposition d'une simple amende :

Dans mon secteur, une date limite a été fixée lors d'une réunion tenue à la fin novembre [1999]. Les gens avaient une semaine pour déménager. Lorsque l'on arriva à la date limite, rien n'avait été fait. Une nouvelle date limite a été fixée à la mi-décembre. Les gens ont appris également que s'ils n'avaient pas déménagé avant cette date, ils seraient punis, mais pas d'une simple amende. Les gens avaient déjà payé des amendes et n'avaient pas déménagé pour autant. Les autorités ont parlé "d'autres formes de punition". Plus de quarante familles ont été affectées par cela.106

Ces familles décidèrent de déménager juste avant la fin du délai, pour éviter ces "autres formes de punition". Dans une autre commune, où une situation similaire s'était développée, un témoin raconte que "Personne n'est resté en arrière. Les gens voulaient mais n'ont pas osé."107

Deux autorités locales de Ruhengeri ont affirmé que les personnes refusant de s'installer dans les imidugudu étaient des opposants au gouvernement et devaient donc être punis. L'un d'eux explique :

Les gens ne sont pas à 100 pour cent en faveur des imidugudu. Certains ne veulent pas déménager. Certains seront obligés de le faire, on les forcera à déménager. Mais c'est une minorité... Il y a beaucoup de raisons qui expliquent leur réaction. Certains ne veulent pas soutenir le gouvernement. Ce sont des insurgés. C'est une raison, la principale raison. D'autres ne veulent pas déménager mais s'ils refusent ils iront en prison.108

Opposition de la part des autorités locales

Les autorités locales situés tout en bas de la hiérarchie, les conseillers et les responsables de cellules sont souvent ceux qui sont les plus proches de la population avec laquelle ils vivent et travaillent. Beaucoup d'entre eux sont eux-mêmes cultivateurs et tiennent autant que leurs administrés à leur maison et leurs terres. Ils ont eux aussi vécu les conséquences négatives de la politique de réinstallation.

Ainsi, il apparaît qu'un conseiller de la commune de Nyakinama (Ruhengeri) a été emprisonné pour s'être opposé à la politique de l'habitat. Comme l'a dit une personne connaissant bien son cas, "quiconque remettant en question la politique est accusé de collaborer avec les abacengezi."109

Selon un résident de Ruhengeri, un autre conseiller fut sanctionné en août 1999. Il raconte :

Le conseiller a été giflé en public par le sous-préfet parce qu'il n'avait pas mis en _uvre la politique. Lorsque le sous-préfet et le bourgmestre ont visité le secteur, ils ont vu que les choses n'avaient pas beaucoup progressé et que le conseiller lui-même vivait encore dans sa maison. Ils l'ont accusé de ne pas avoir fait d'effort pour persuader les gens d'aller vivre dans les imidugudu. Alors, ils ont appelé des gens de toute la cellule pour une réunion, près du bureau de la cellule, et le sous-préfet a giflé le conseiller au visage. Le bourgmestre et le sous-préfet étaient accompagnés d'un officier de l'armée, un capitaine et d'au moins cinq autres personnes...110

Plutôt que de s'opposer à la politique elle-même, certaines autorités locales choisirent d'essayer de limiter son impact sur la population. Plusieurs conseillers de Ruhengeri n'obligèrent pas les résidents, comme ils auraient dû le faire, à travailler six jours sur sept à la construction de leurs maisons dans les imidugudu et leur permirent de consacrer trois jours par semaine à leurs champs. Deux de ces autorités furent détenus dans le cachot pour avoir fait preuve d'un tel laxisme.111

Une autorité a exprimé ainsi ses sentiments sur la manière dont la politique a été appliquée et sur ses efforts pour limiter ses conséquences dans son secteur :

Si la politique avait été bien planifiée, nous aurions pu au moins rembourser les gens dont les champs avaient été choisis comme site de construction des imidugudu. Si des robinets avaient été installés, les gens auraient eu plus facilement accès à l'eau. Au début, nous pensions que les imidugudu allaient être financés par le gouvernement, mais aujourd'hui nous voyons que nous ne recevrons aucune assistance. Nous pensions, par exemple, que nous allions recevoir des tôles pour les toitures des maisons que les gens allaientconstruire. Nous nous sommes plaints à la préfecture et avons dit que les gens devaient au moins recevoir des bâches pour se protéger de la pluie. Nous attendons et nous continuons à nous plaindre, en espérant que quelqu'un nous entendra... Au moins, pour le moment il y a du soleil. A partir de septembre, les gens viendront à nouveau nous demander que faire quand la pluie tombera dans leurs abris...

Les gens sont très attachés à leurs champs. Peut-être que si nous leur avions donné des maisons, ils ne regretteraient pas autant leurs champs. Malheureusement, ils vivent encore sous des bâches en plastique, après plusieurs mois, et ne comprennent pas pourquoi ils ne peuvent pas simplement prendre les bâches et aller s'installer dans leurs champs, où leurs maisons se trouvaient avant.112

Un autre officiel décida, lui, de prolonger le délai accordé aux cultivateurs pour qu'ils puissent faire leurs récoltes. Il déclara : "Les gens n'auront pas assez à manger s'ils doivent faire la récolte et construire leurs maisons en même temps." Il affirma également qu'il s'inquiétait de ce qui allait se passer l'année suivante, si les populations étaient encore occupées à construire leurs maisons et ne trouvaient pas le temps de cultiver leurs terres.113

89 Des informations relatives à ces assassinats ont été collectées par l'Opération de Terrain au Rwanda du Haut-Commissariat aux Droits de l'Homme des Nations unies, par Human Rights Watch -voir les communiqués de presse-, ainsi que par d'autres organisations. Voir, par exemple, ONU, Opération sur le Terrain au Rwanda, Haut-Commissariat aux Droits de l'Homme, Rapports de situation de Mars/mi-Mai 1997 (HRFOR/UPD/14 Mars/Mai 1997/E) et de Mai/Juin 1997 (HRFOR/RPT/13 Mai/Juin 1997/E).

90 Human Rights Watch, entretien, Kinigi, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

91 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

92 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

93 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

94 Human Rights Watch, entretien, Kinigi, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

95 Radio Rwanda, Journal, 21 janvier 2000 ; "Les habitants de Ruhengeri impatients de vivre en habitat regroupé," Imvaho Nshya, N° 1288, 11-20 juin, 1999.

96 Human Rights Watch, entretien, Kinigi, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

97 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

98 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 août 2000 ; Radio Rwanda, Journal, 8 août 2000.

99 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 7 décembre 1999.

100 Human Rights Watch, notes de terrain, Ruhengeri, juillet 1999.

101 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

102 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, Gisenyi et Kigali, 3 et 7 décembre 1999, 4 et 7 mars 2000.

103 Environ soixante USD, c'est-à-dire près d'un quart du salaire annuel moyen au Rwanda.

104 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

105 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

106 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

107 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 1999.

108 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 18 novembre 1999.

109 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 7 décembre 1999.

110 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 10 décembre 1999.

111 Human Rights Watch, entretien, Kigali, mai 2000.

112 Human Rights Watch, entretien, Gisenyi, 6 juin 2000.

113 Human Rights Watch, entretien, Nyamugali, Ruhengeri, November 18, 1999.

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