Africa - Central

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VII. RÉINSTALLATION SOUS LA CONTRAINTE

Lorsque la construction des maisons fut terminée, au début du programme, beaucoup des bénéficiaires prévus, y compris des rapatriés tutsi, refusèrent de s'y installer. Les raisons avancées étaient multiples. Certains refusèrent parce que les services supplémentaires qui avaient été promis n'étaient pas disponibles, d'autres parce que les terres agricoles ou celles destinées à l'élevage n'étaient pas distribuées en même temps, ou encore parce qu'ils préféraient la maison dans laquelle ils vivaient à celle qu'on leur proposait. Le taux d'occupation initial fut si bas que des donateurs et des ONG impliquées dans la mise en _uvre du programme commencèrent à se demander si des logements étaient vraiment nécessaires et, si oui, pourquoi le programme ne répondait pas à ce besoin.70

Obéir à la "loi"

A partir de la mi-1997, les autorités de Kibungo commencèrent à exercer des pressions sur les populations pour qu'elles aillent s'installer dans les imidugudu. Que ce soit par le biais de multiples réunions publiques ou de visites à domicile, pour les plus récalcitrants, le message martelé fut le même : il faut déménager.71 Certaines autorités ont pu délibérément déformer la réalité et affirmer que la nouvelle politique était "la loi". Un habitant de Kibungo a fait la remarque suivante : "Il n'y a que la loi qui dise que nous devons vivre groupés."72 Une femme de Umutara exprimait la même idée : "La loi dit que toute la population doit vivre dans les imidugudu." Bien qu'installée depuis deux ans dans une agglomération, elle déclarait : "Je ne sais pas si je peux dire que nous vivons ici. C'est comme ça, nous sommes ici parce qu'il faut obéir à la loi, c'est tout."73 Que les représentants de l'état aient ou non affirmé que la politique était une loi, leur discours eut le même impact. Le pouvoir des autorités, ubutegetsi, était tellement démesuré par rapport à celui de l'individu que la plupart des citoyens se sentirent obligés d'obéir aux injonctions qui leur étaient faites. Un homme originaire de la commune de Bicumbi qui a dû sacrifier sa maison résumait ainsi la situation : "Vous connaissez notre état, vous connaissez ses ordres. Nous, on ne fait que les exécuter. On ne peut pas demander pourquoi. On fait juste ce qu'on nous demande."74

Une femme dont le mari a été tué pendant le génocide présentait elle les choses de la manière suivante :

Le conseiller a dit, "Quittez vos maisons." "C'est obligatoire," ont dit les autorités. "Même si vous avez nulle part où aller, même si vous devez utiliser des feuilles de bananier pour toit, quittez vos maisons." Ensuite nous avons dû construire un blindé en une semaine. J'ai cherché quelqu'un pour m'aider, un voisin, mais j'ai dû le payer 3 000 francs [environ 7,5 USD]. La maison que j'ai dû quitter avait été construite par une ONG. Elle est encore là mais des bandits sont venus et ont volé le toit.75

Les autorités ont utilisé tantôt la carotte, tantôt le bâton pour convaincre les gens de quitter leurs domiciles. Ils promirent d'aider ceux qui déménageraient rapidement et menacèrent les plus récalcitrants, leur disant qu'ils devraient un jour, eux aussi, déménager et qu'ils ne recevraient aucune assistance. Cette tactique fut particulièrement efficace avec les plus faibles et les plus vulnérables, qui savaient qu'ils éprouveraient d'énormes difficultés à construire seuls leur nouvelle maison. Une femme tutsi de la commune de Muhazi, qui a perdu son mari pendant le génocide, a expliqué comment les choses s'étaient passées pour elle :

Nous, les rescapés, nous avons été forcés. Personne n'a refusé tout simplement parce qu'on nous a amenés ici de force...L'ancien bourgmestre a organisé une réunion et il a demandé au conseiller de "sensibiliser" tout le monde. Ils ont dit : "Si vous refusez, vous ne recevrez aucune assistance, même vos voisins ne vous aideront pas. Vous devez déménager." C'était même interdit pour les membres de la famille [d'aider quelqu'un ayant refusé de déménager]. Cela a vraiment fait peur aux rescapés. Nous sommes pauvres. Nous n'avons rien. Comme personne ne nous écoute quand nous avons un problème, nous avons dû déménager.76

Une autre veuve tutsi, bouleversée d'avoir dû abandonner la maison qu'elle avait eu grand-peine à reconstruire après le génocide, a déclaré qu'à sa connaissance, personne n'avait été emprisonné ou forcé de payer une amende pour avoir refusé de déménager. Elle concluait : "Ils nous ont terrorisés, c'est tout."77

Dans certains cas, les autorités ont organisé le départ forcé des gens sans se soucier des cycles agricoles, ce qui a entraîné la perte des récoltes. Une femme a déclaré :

Je vivais dans une grande maison, au milieu de mes champs. J'avais construit cette maison après le génocide et je m'y étais installée en 1997. Ici, je vis dans ce blindé depuis un an. J'ai déménagé parce que c'était obligatoire d'aller s'installer dans l'umudugudu. Le bourgmestre a organisé une réunion pour dire aux gens de déménager. On nous a obligés... Nous avons eu moins d'un mois pour déménager. C'est arrivé en octobre. Normalement en octobre, il y a des haricots qui ne sont pas encore secs... Nous sommes partis à la mi-octobre.78

L'argument de la sécurité

A l'époque où la politique de l'habitat était mise en _uvre, la sécurité était un véritable souci, tant pour les autorités que pour les citoyens rwandais. Bien que la protection des habitants n'ait pas été l'un des buts principaux poursuivis par ceux qui avaient conçu la politique, des autorités, tant au niveau local que national, se mirent rapidement à affirmer que la sécurité était mieux assurée dans les agglomérations que dans les maisons isolées. Certains, notamment les personnes âgées ou les veuves vivant seules, s'installèrent volontiers dans les imidugudu sur la base de cet argument.79

Pour convaincre les plus sceptiques,80 des autorités exploitèrent parfois la peur que pouvaient inspirer les attaques des interahamwe, la milice responsable d'une grande partie des massacres commis durant le génocide. Elles informèrent la population que ceux qui resteraient chez eux ne devaient s'attendre à aucune protection en cas d'attaque.

Dans la préfecture de Cyangugu, au sud-ouest du pays, un responsable de la commune de Cyimbogo utilisa cette menace. Lorsqu'on lui demanda d'expliquer pourquoi tous les résidents de sa zone, à quelques rares exceptions près, s'étaient installés dans les imidugudu, il répondit qu'ils avaient pris cette décision après qu'il leur ait fait savoir que les autorités ne fourniraient ni protection, ni assistance à quiconque ayant décidé de ne pas déménager.81

Une personne vivant dans une autre partie de la préfecture fit la remarque suivante :

Ici ils n'ont pas utilisé la force, comme à Ruhengeri. Au lieu de cela, ils ont encouragé les gens à déménager et leur ont dit que les autorités ne leur fourniraient plus aucun service s'ils restaient chez eux... Je trouve que c'est une autre manière de forcer les gens, non ?82

Toujours dans la même préfecture, un Hutu a décrit comment, dans son secteur, les gens avaient quitté les collines pour venir s'installer dans les imidugudu. Il raconta que les Tutsi ayant survécu au génocide étaient retournés chez eux, après la victoire du FPR, en 1994. Ceux qui avaient trouvé leurs maisons détruites s'étaient mis à les reconstruire. Des militaires de l'ancienne armée rwandaise et des miliciens interahamwe commencèrent alors à mener des incursions, depuis leurs bases au Congo, volant du bétail, tirant sur les maisons et tentant de convaincre les Hutu de se joindre à eux. Le témoin poursuit :

Étant donnée cette insécurité croissante, les Tutsi rescapés du génocide se sont installés près de la route et ont commencé à vivre ensemble. Au début, nous étions seuls, parce que la plupart des autres Hutu étaient au Zaïre [aujourd'hui la RDC]. Peu de gens restèrent en arrière. Ensuite, les gens des imidugudu ont dit que si nous restions dans les collines, cela pouvait donner lieu à des attaques interahamwe, parce que nous pouvions les héberger chez nous. Nous devions donc aller vivre dans l'umudugudu pour que la sécurité de tous soit assurée.

Certains d'entre nous n'ont pas tout de suite obéi. Nous avions de bonnes maisons, solides... Entre-temps, des hommes en uniformes que nous avons reconnus sont venus et ont tué un cousin, à quelques mètres de ma maison. Nous sommes allés nous plaindre aux autorités. On nous a répondu : "Si vous restez là-bas, on ne peut pas assurer votre sécurité." Alors j'ai construit une maison [dans l'umudugudu].83

Des autorités ont également recouru à l'argument de la sécurité pour contraindre des gens à quitter des zones sûres ou les obliger à le faire, à un moment où aucun danger ne les menaçait.84 A Rutonde (Kibungo), une Tutsi âgée, veuve et rescapée du génocide, qui rentrait chez elle après un séjour à l'hôpital, trouva sa porte close. Les autorités avaient mis dehors les jeunes gens qui vivaient avec elle et confisqué ses clés. Elle alla voir le conseiller et lui demanda qu'on lui rende ses clés. Il lui dit que si elle retournait chez elle, on pourrait la suspecter d'héberger des interahamwe. Il lui dit également que si des interahamwe venaient pour la tuer, les autorités n'interviendraient pas pour la protéger. Lorsqu'on lui demanda si un tel risque existait à l'époque -mars 1999-, elle répondit que non et ajouta : "mais je crois qu'il y avait une loi qui obligeait tout le monde à s'installer dans les imidugudu."85 Ce qu'elle fit.

Ne pas déménager

Bien que la plupart des Rwandais qui furent soumis aux pressions des autorités finirent par céder, certains réussirent à donner l'impression d'avoir obéi, tout en ne changeant que très peu leur mode de vie. Des résidents de certaines communes de Ruhengeri et d'Umutara construisirent ainsi des maisons dans les imidugudu mais continuèrent à vivre chez eux. Ils passaient la nuit dans l'umudugudu mais le matin venu, ils retournaient chez eux pour la journée. Une femme a expliqué craindre des représailles si elle ne donnait pas au moins l'impression de vivre dans l'umudugudu, ajoutant : "Nous avons peur de dormir dans nos propres maisons."86

Certaines personnes plus riches ou jouissant de certains contacts réussirent à rester chez eux, moyennant des cadeaux aux autorités ou en faisant jouer les liens familiaux et amicaux. Dans quelques cas, des rescapés du génocide qui refusèrent de quitter leur maison bénéficièrent d'une certaine tolérance de la part des autorités. D'autres encore refusèrent tout net de céder et de démolir leur maison, mais durent alors vivre dans la crainte de représailles.87

Une femme tutsi, dont le mari a été tué pendant le génocide et qui a résisté aux pressions des autorités, raconta ce qui lui était arrivé :

Ils sont venus pour me forcer à partir, mais je les ai suppliés [de me laisser vivre chez moi] et je leur ai dit que je n'avais pas la force de construire une nouvelle maison. Ils ont refusé. J'attends ma punition... Mettez-moi en prison ou je ne sais pas quoi d'autre ! Ils ont dit qu'ils détruiraient ma maison, donc j'attends que cela arrive. Ils ont dit : "Si tu refuses, tu t'opposes à la volonté du gouvernement. Le gouvernement a dit que tout le monde doit aller vivre dans l'umudugudu."88

70 Anonyme, "Imidugudu," pp. 6, 10, 37; RISD, "Land Use," paragraphe 3.3.1.

71 Human Rights Watch, entretiens, Rutonde et Muhazi, Kibungo, 15 avril 1999 ; et Cyeru, Ruhengeri, 3 juillet 1999.

72 Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," p. 43.

73 Human Rights Watch, entretien, Umutara, 16 mars 2000.

74 Human Rights Watch, entretien, Bicumbi, Kigali-rural, 17 mars 2000 ; pour des sentiments similaires exprimés à Gikongoro, voir RISD, "Land Use," paragraphe 3.3.1.

75 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 30 novembre 1999.

76 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 25 novembre 1999.

77 Human Rights Watch, entretien, Rutonde, Kibungo, 14 mars 2000.

78 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 30 novembre 1999.

79 Human Rights Watch, entretien, commune de Nkumba, Ruhengeri, 18 novembre 1999 ; commune de Mutura, Gisenyi, 22 novembre 1999 ; et Umutara, 16 mars 2000 ; ADL, Étude, p. 37.

80 Human Rights Watch, entretien, Nyamugali, Ruhengeri, 18 novembre 1999.

81 Human Rights Watch, entretien, Cyimbogo, Cyangugu, 16 mai 2000.

82 Human Rights Watch, entretien, Kamembe, Cyangugu, 17 mai 2000.

83 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 19 mai 2000.

84 Des chercheurs ont recueilli des informations montrant que des autorités de la commune de Kanzenze, Kigali-rural, s'étaient servies de l'argument sécuritaire pour justifier les réinstallations en imidugudu, alors qu'à l'époque, aucun danger imminent ne menaçait les habitants de la zone. Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," p. 45. Pour une présentation générale de l'argument sécuritaire, voir Nkusi, "Problématique du Régime Foncier," p. 29.

85 Human Rights Watch, entretien, Rutonde, Kibungo, 14 mars 2000.

86 Human Rights Watch, entretiens, Umutara, 16 mars 2000 et Ruhengeri, 7 décembre 1999.

87 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 30 novembre 1999. Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," p. 35.

88 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 30 novembre 1999.

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