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VI. LA RÉACTION POPULAIRE AUX IMIDUGUDU

Il est impossible de savoir combien de Rwandais étaient en faveur de la politique de l'habitat lorsqu'elle fut adoptée, étant donné qu'il n'y eut ni débat, ni participation de la population au processus de prise de décision. Les informations incomplètes dont nous disposons indiquent que l'attitude des Rwandais variait en fonction des circonstances. Selon une ONG néerlandaise, à Cyangugu, près de la frontière avec le Congo, cinquante pour cent des membres d'un groupe de rescapés du génocide étaient favorables à la réinstallation dans les imidugudu. La plupart de ces personnes étaient des veuves qui apparemment éprouvaient des craintes quant à leur sécurité. La même ONG découvrit cependant que seulement sept pour cent des membres d'un échantillon de personnes de la préfecture de Gitarama, au centre du pays, étaient disposés à quitter leurs foyers.48 Un sondage réalisé par le gouvernement dans les préfectures de Gisenyi et Ruhengeri, en 1998, montra que quarante et un pour cent des résidents voulaient rester chez eux et ne souhaitaient pas être réinstallés dans les imidugudu.49 Le Représentant spécial pour le Rwanda de la Commission des droits de l'homme de l'ONU, Monsieur Michel Moussali, eut l'occasion, en 1999, de recueillir quelques opinions dans trois imidugudu. Dans deux de ceux-ci, les résidents n'émirent aucune plainte. Dans le troisième, cependant, un nombre significatif de personnes affirmèrent avoir dû déménager contre leur gré.50

Un sondage réalisé auprès de personnes installées dans des imidugudu montra que soixante-quatorze pour cent de celles-ci étaient globalement en faveur des sites, même si beaucoup s'empressaient de nuancer leur réponse en citant des changements à apporter pour que les conditions de vie soient satisfaisantes. Lorsqu'on leur demanda si le fait de s'être installés dans des imidugudu avaient signifié pour eux un gain ou une perte, cinquante-cinq pour cent des membres du même échantillon affirmèrent qu'ils avaient subi une perte économique, en terme de qualité de vie ou à d'autres niveaux.51

Quel que soit le pourcentage exact de Rwandais, pour et contre les imidugudu, il est clair qu'une minorité significative de ruraux, dans certaines zones, et une majorité, dans d'autres régions, ne voulaient pas et ne veulent toujours pas vivre dans des imidugudu.52 La Politique de l'habitat ne leur laisse cependant aucun choix et ceux qui vivent encore chez eux devront tôt ou tard aller s'installer dans un umudugudu.

Certains des mécontents rejettent la manière dont les dirigeants nationaux ont imposé cette politique à la population, sans que ceux qu'elle allait le plus affecter ne soient consultés. Une personne a ainsi fait la remarque suivante :

Les gens ne voient pas quels sont les avantages des imidugudu, malgré les nombreuses réunions de "sensibilisation" organisées avec des autorités locales et de plus haut niveau encore. C'est quelque chose qui nous est imposé. Nous n'avons rien à dire. La décision a été prise, un point c'est tout...

Les autorités ont fait un sondage [au nord-ouest], donc elles savent que les gens ne veulent pas de tout ça, surtout s'il n'y pas de moyens pour construire de nouvelles maisons... Ils disent qu'il y a beaucoup de problèmes ici : pas assez d'écoles, la pauvreté, la maladie. Maintenant, ils créent encore un autre problème. On va maintenant vivre sous des bâches de plastique... Après toutes ces réunions, je ne sais pas si je vais un jour comprendre vraiment pourquoi ils ont décidé de faire cela. Notre tradition, c'est de vivre séparés, d'avoir notre propre espace. Devoir aller vivre dans les imidugudu, nous trouvons que c'est du harcèlement.53

D'autres s'inquiètent surtout des conséquences économiques de leur réinstallation. Les propriétaires ou locataires qui avaient investi dans leur ancien logement ont perdu leur investissement lorsqu'ils se sont installés dans les imidugudu. Ceux qui avaient emprunté pour construire ou faire des travaux chez eux doivent continuer à rembourser leur dette, même s'il leur est interdit de vivre dans leur maison. De plus, les nombreux Rwandais qui n'ont reçu que très peu ou aucune aide doivent trouver de l'argent pour construire leur nouvelle maison. Certains ont dû payer des autorités pour obtenir ce qu'ils considéraient être une "bonne parcelle" dans leur umudugudu. Ceux qui possédaient les champs où devait être implantée une agglomération ont, eux, perdu tout ou partie de leurs terres.54

La plupart des résidents dépendent pour vivre, encore principalement ou même totalement, de leurs récoltes et ont pour souci d'arriver à leurs champs, d'assurer la fertilité de leurs terres et de protéger leurs récoltes. Une étude a montré que pour se rendre dans leurs champs, les résidents des imidugudu doivent en moyenne faire deux kilomètres de plus que lorsqu'ils vivaient dans leurs anciens domiciles. Le temps et l'énergie que le cultivateur perd ainsi chaque jour, il ne peut le consacrer à ses champs.55 Les cultivateurs affirment que la distance entre leur maison et leurs champs rend très difficile la poursuite de la pratique traditionnelle consistant à utiliser les déchets domestiques comme engrais. La distance les empêche également de protéger leurs récoltes des animaux ou des voleurs qui pourraient profiter de la nuit pour s'en emparer. Une femme pauvre dont le mari a été tué lors du génocide a ainsi déclaré : "Mon champ est la terre sur laquelle mes parents ont vécu. Il est à environ 30 minutes d'ici. Maintenant les bandits volent ce que je fais pousser là-bas."56

Beaucoup de ceux qui vivaient de l'agriculture élevaient également quelques animaux dans leurs anciennes maisons, souvent des poulets et des lapins, dans certains cas quelques chèvres, moutons, porcs ou vaches. Les parcelles allouées dans les imidugudu sont d'une taille tellement réduite qu'un grand nombre de ces personnes n'ont plus la possibilité d'élever le moindre animal.57 Un homme habitant Cyangugu a ainsi expliqué que sa famille et lui, lorsqu'ils vivaient dans leur ancienne maison, possédaient quelques animaux qui leur servaient de réserve financière et dont la vente permettait de faire face à des dépenses imprévues comme, par exemple, la réparation de la maison familiale. Cette réserve financière a aujourd'hui disparu.58

Certains résidents émettent également des craintes quant à l'hygiène et aux maladies. Dans de nombreux imidugudu on ne trouve ni latrines, ni eau, ni infrastructures de santé.59 Selon des études réalisées au niveau national par le PNUD, un Rwandais doit en moyenne marcher 1,2 kilomètre pour se procurer de l'eau. Les résidents de certains imidugudu de Byumba et Cyangugu doivent, eux, en parcourir entre vingt et vingt-cinq. De la même manière, la distance moyenne à parcourir pour arriver à un centre de santé est de 4,6 kilomètres. Certains résidents d'imidugudu doivent aujourd'hui faire plus de huit kilomètres pour obtenir une aide médicale de base et plus de vingt kilomètres pour arriver à un centre médical.60 La promiscuité facilite la transmission rapide de maladies. Dans un umudugudu de Cyangugu, vingt-sept personnes sont tombées malades le même jour et ont dû être hospitalisées.61 Un homme qui aujourd'hui vit dans un umudugudu situé dans une zone aride et sèche du sud-est a fait le commentaire suivant : "Vivre dans un umudugudu, c'est très bien, si l'on oublie le soleil, la faim et la maladie."62

Beaucoup de ceux qui, au début, n'avaient pas exprimé d'opposition à la politique de l'habitat ont depuis changé d'avis et rejettent la manière dont elle a été mise en _uvre. Les promesses faites par les autorités d'offrir aux résidents des imidugudu un accès plus large à différents services et de les faire bénéficier du développement économique n'ont, dans la majorité des cas, pas été tenues. Selon le PNUD, à la fin de l'année 1999, dans 81 pour cent des sites les habitants n'avaient pas accès à l'eau.63 Une autre étude concluait, après analyse de la situation d'un échantillon de population, qu'une personne résidant dans un imidugudu devait en moyenne faire quatre kilomètres de plus que dans le passé pour, selon les cas, se rendre dans son champ, aller à l'école, se procurer de l'eau ou du bois de chauffage.64

Un résident de la commune de Bicumbi, dans la préfecture de Kigali-rural, a exprimé son mécontentement de la manière suivante :

Nous sommes ici [dans l'umudugudu] depuis sept mois... Pour ma famille, cette situation n'est pas bonne. Notre champ est très loin. Les vaches [appartenant à d'autres] viennent et ruinent nos récoltes. Nous n'avons pas d'eau. Ils avaient dit que la vie dans l'umudugudu serait extraordinaire, avec de l'eau, une école, de l'électricité, une bonne route ! Pourtant, on vit sous des bâches de plastique. Ils avaient promis des maisons mais je ne vois rien. Vous me trouvez sous cette bâche pleine de trous et qui laisse passer la pluie.65

En août 1999, les évêques de l'Église catholique écrivirent au Président rwandais pour protester contre le fait qu'il y ait eu recours à la force pour déplacer les populations vers les sites de réinstallation. Leurs critiques ne furent pas rendues publiques.66 Même si la presse a occasionnellement mentionné le cas de certaines personnes ayant souffert de la politique, elle ne s'est que rarement fait l'écho d'une opposition plus générale. Les ruraux qui, dans leur communauté, critiquèrent les déplacements forcés furent parfois punis (voir plus bas). En août 2000, des habitants de Kibungo profitèrent d'une visite chez eux du Président Kagame pour se plaindre de la politique de l'habitat. Leurs commentaires furent diffusés sur la radio nationale, ce qui encouragea peut-être d'autres Rwandais à émettre, eux aussi, des critiques. En octobre, la radio diffusa une réunion au cours de laquelle un intervenant prit à partie des membres de la Commission nationale pour l'unité et la réconciliation et de la Commission nationale des droits de l'homme. Il leur fit remarquer que la population de Kibungo était forcée de quitter des maisons confortables pour aller vivre sous des bâches en plastique, dans les imidugudu. Il leur demanda ensuite si les défenseurs des droits humains trouvaient cette situation "normale", c'est-à-dire acceptable. Une des personnes interpellées répondit que les commissions étaient légalement incapables de mettre fin aux abus et ne pouvaient que les dénoncer, sans cependant expliquer pourquoi elles ne l'avaient pas encore fait de façon publique.67

De petits groupes d'insurgés, qui réapparurent dans le nord-ouest du pays en 2000, tentèrent, dans un cas précis, d'encourager le ressentiment et les craintes que la population nourrissait quant aux imidugudu. En mai 2000, ils attaquèrent la commune de Rwerere, dans la préfecture de Gisenyi, et lancèrent un obus de mortier sur un umudugudu. En partant, ils abandonnèrent des tracts accusant le gouvernement rwandais de regrouper les Hutu dans des "camps de concentration" pour les "éliminer".68

Plutôt que d'exprimer ouvertement leur opposition à la politique de l'habitat, la plupart des Rwandais qui la jugeaient injuste la traitèrent comme un fardeau de plus à porter. "Vous ne pouvez pas attendre de gens qui dorment l'estomac vide d'avoir la force de se plaindre," déclarait une Tutsi dont le mari a été tué en 1994. "Nous devons apprendre à vivre dans l'umudugudu, comme nous avons appris à vivre en ayant perdu des membres de notre famille."69

48 Anonyme, "Imidugudu," pp. 15, 24.

49 ONU. Conseil Économique et Social. Commission des droits de l'homme. "Rapport sur la situation des droits de l'homme au Rwanda soumis par le Représentant Spécial M. Michel Moussalli, conformément à la résolution 1999/20 de la Commission," E/CN.4/2000/41, 25 février 2000, p. 32. Il n'est pas spécifié si les 59 pour cent restants étaient en faveur de la réinstallation où s'ils avaient exprimé une autre opinion.

50 Ibidem, pp.32-33

51 Association Rwandaise pour la Défense des Droits de la Personne et des Libertés Publiques (ADL), Étude sur la Situation des Droits Humains dans les Villages Imidugudu (Kigali, 2000), pp. 37, 42. Ci-après repris sous l'appellation "ADL, Étude."

52 En complément des éléments présentés plus avant dans le texte, voir également Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," pp. 35, 43 et Rwandan Initiative for Sustainable Development (RISD), "Land Use and Villagisation in Rwanda," septembre 1999, paragraphe 3.3.1. Ci-après repris sous l'appellation RISD, "Land Use."

53 Human Rights Watch, entretien, Ruhengeri, 3 décembre 2000.

54 Human Rights Watch, entretiens, Karago, Gisenyi, 30 octobre 1999 ; RISD, "Land Use," paragraphe 3.2.3.1. Voir plus bas pour tout ce qui concerne la saisie de terres choisies comme sites de réinstallation.

55 ADL, Étude, p.32

56 Human Rights Watch, entretiens, Muhazi, Kibungo, 30 novembre 1999 ; également entretiens à Nkumba, Ruhengeri, 18 novembre 1999 ; Mutura, Gisenyi, 22 novembre 1999 ; Umutara, 16 mars 2000 ; Bicumbi, Kigali-rural, 17 mars 2000 ; et Cyimbogo, Cyangugu, 16 mai 2000.

57 ADL, Étude, p. 37.

58 Human Rights Watch, entretien, Cyimbogo, Cyangugu, 16 mai 2000.

59 Human Rights Watch, entretien, Rutonde, Kibungo, 15 avril 1999.

60 Common Country Assessment (CCA), Working Paper N° 3, Resettlement et Reintegration, January 2000, p. 12. Ci-après repris sous l'appellation "CCA Working Paper."

61 Human Rights Watch, entretien, Cyimbogo, Cyangugu, 16 mai 2000.

62 Human Rights Watch, entretien, Nyarubuye, Kibungo, 23 juin 2000.

63 PNUD, Rapport, p. 18 ; Human Rights Watch, entretiens, Nyamugali, Ruhengeri, 18 novembre 1999.

64 ADL, Étude, p. 32.

65 Human Rights Watch, entretien, Bicumbi, Kigali-rural, 17 mars 2000.

66 Human Rights Watch, entretien, Gisenyi, 8 décembre 1999.

67 Radio Rwanda, "Kubaza Bitera Kumenya," 8 octobre 2000.

68 Human Rights Watch, entretien, Gisenyi, 5,6 et 7 juin 2000.

69 Human Rights Watch, entretien, Muhazi, Kibungo, 25 novembre 1999.

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