Africa - Central

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V. MISE EN _UVRE

Le Rwanda est un état très centralisé où l'administration est extrêmement présente. Les autorités locales sont habituées à servir de relais et à appliquer, au niveau de la population, des politiques conçues au plan national. Une de ces autorités, parlant de la politique de l'habitat, résumait la situation en déclarant : "Le gouvernement national a défini les règles. Nous l'informons de la manière dont les choses progressent..."24 Les préfets supervisaient donc la mise en _uvre de la politique dans leurs préfectures, mais déléguaient souvent la prise de certaines décisions, comme celle du lieu d'implantation des imidugudu, aux responsables administratifs des communes, les bourgmestres, qui étaient, eux, supposés être conseillés par un comité composé exclusivement des autorités.25 Les conseillers, qui dirigent un secteur dans une commune, et les responsables de cellule, qui dirigent les cellules composant les secteurs, mettaient en _uvre la politique au niveau de la population de base.

Toutes ces autorités transmettaient leurs instructions à la population lors de réunions appelées de "sensibilisation", destinées à la fois à informer les résidents locaux de la nouvelle politique et à les convaincre de ses avantages.Elles affirmèrent que les nouveaux sites seraient équipés de diverses infrastructures telles qu'écoles, marchés, points d'eau et accès aux routes. Elles insistèrent sur le fait que vivre ensemble serait plus sûr et faciliterait le développement de l'économie locale.

En 1997, un document politique provenant du Ministère de l'intérieur et du développement communal affirmait que la réinstallation dans les imidugudu allait se faire sur une base volontaire.26 En février 1997, Christine Umutoni, Chef de cabinet au Ministère de la réhabilitation et de l'intégration sociale, affirmait que "personne ne sera[it] forcé de participer au programme d'habitat en agglomération," mais elle admettait cependant que "vouloir rester en arrière est une attitude susceptible d'être découragée."27 Malgré ces déclarations en provenance de Kigali, les autorités locales firent comprendre clairement aux citoyens des zones rurales qu'ils n'avaient pas d'autre choix que de respecter la politique gouvernementale, sous peine d'amendes et autres sanctions.28

Comme c'est l'habitude au Rwanda lorsque des campagnes sont mises en _uvre au niveau national, le Premier ministre et d'autres ministres, ainsi que certains de leurs subordonnés directs, se rendirent dans différentes parties du pays pour légitimer la campagne. Le Président Paul Kagame se déplaça lui aussi dans les campagnes pour faire l'éloge de plusieurs cas de réinstallation couronnés de succès. La radio nationale fut également utilisée pour promouvoir les imidugudu et pousser les Rwandais à coopérer avec le programme.29

Le texte adopté le treize décembre ne mentionnait aucune date buttoir pour la mise en _uvre de la politique. Cependant, une fois lancé le processus, certaines autorités commencèrent à affirmer que les Rwandais avaient cinq ans pour déménager et s'installer dans les imidugudu. Dans certaines régions, le délai fut fixé à deux ans.30

L'est: Kibungo, Umutara et Kigali-rural

Bien que le but fût de réorganiser la vie rurale dans tout le pays, on commença par mettre en _uvre la politique de l'habitat dans l'est et le sud-est du Rwanda, dans les préfectures de Kibungo, Umutara et Kigali-rural. C'est également là que les autorités firent preuve du plus de rigueur. Il est compréhensible que les autorités aient agi d'abord dans la région la plus affectée par la crise du logement, mais il est manifeste que leur but était tout autant de faire avancer la réorganisation rurale que de fournir de nouveau logements. Dans certains cas, des autorités locales mirent même un terme à des programmes de reconstruction qui auraient permis, s'ils avaient été poursuivis, de fournir rapidement et à bas prix un logement à ceux qui en avaient besoin. Début 1997, selon le Ministère de la planification, il y avait sur l'ensemble du territoire du Rwanda un total d'environ 84 000 maisons qui auraient pu, moyennant réparations, redevenir habitables.31 Réparer ces maisons aurait été beaucoup plus rapide qu'en construire de nouvelles et, selon les experts, n'aurait coûté qu'entre un quart et un tiers du prix. Cependant, réparer ces maisons, dans leur grande majorité situées en dehors des sites choisis pour les imidugudu, aurait permis aux Rwandais de continuer à vivre de manière dispersée, ce qui allait à l'encontre de la politique de l'habitat. Les responsables ordonnèrent donc à CARE-UK et à d'autres agences financées par les États-Unis et le HCR de mettre un terme aux travaux de réparation et de se concentrer sur la construction, plus lente et onéreuse, de logements neufs dans les imidugudu. Un programme de réhabilitation de logements en cours à Murambi (Umutara), financé par le gouvernement allemand, dut faire face à une réaction négative des autorités. De la même manière, les autorités découragèrent les efforts de certaines ONG qui s'étaient lancées dans la construction de logements neufs en dehors des imidugudu.32

Les autorités accélérèrent la mise en _uvre de la politique de l'habitat autant pour contrôler la terre que pour fournir des logements. Le regroupement rapide des populations leur permettait en effet de saisir des terres qu'elles redistribuaient ensuite aux Tutsi revenus de l'étranger ou de laisser ceux-ci s'approprier des terres par eux-mêmes. Comme nous l'indiquons plus loin dans le texte, des terres furent également saisies dans le but de créer de grandes exploitations agricoles privées.33

En février 1997, quelques semaines seulement après la publication des décrets ministériels sur l'habitat et à un moment où les agences internationales mettaient tout en _uvre pour construire des maisons pour les sans abris, les autorités rwandaises commençaient à ordonner aux résidents de certaines zones de quitter leurs domiciles pour vivre dans des abris provisoires installés dans les imidugudu.34

Agissant plus rapidement encore que ses collègues des deux autres préfectures, le préfet de Kibungo entreprit de déplacer tous les résidents de sa zone -Tutsi, Hutu, propriétaires et sans-logis- vers des imidugudu. Les responsables nationaux saluèrent son travail et finirent par le nommer à la tête d'une préfecture plus importante, celle de Kigali ville.35 Un an après le début de la campagne, une déclaration provenant du bureau du préfet faisait savoir que "à Kibungo, aucune politique n'est aussi importante que la Politique de l'habitat regroupé. Kibungo est au c_ur même de la campagne nationale d'habitat en agglomération".36

Soumis à de fortes pressions les enjoignant de reloger l'ensemble de la population avant la fin de 1998, les autorités de Kibungo accélérèrent les programmes de construction. Dans une région, les gens ne se virent accorder qu'une semaine pour déménager.37 Les propriétaires qui habitaient dans leurs propres maisons étant eux aussi soudainement forcés de s'installer dans les imidugudu, le nombre de logements disponibles fut rapidement très insuffisant. Les agences humanitaires, pour leur part, concentraient leurs efforts sur la construction de maisons destinées aux rapatriés tutsi et aux rescapés du génocide. Les autorités locales se mirent donc à autoriser la construction de maisons de qualité de plus en plus douteuse. Après l'épuisement des budgets prévus pour payer les salaires des ouvriers, les nouveaux résidents -principalement des Hutu- ne reçurent aucune aide et durent construire eux-mêmes leurs logements. Beaucoup d'entre eux ne disposant ni du temps ni des ressources nécessaires à la construction d'une maison en dur, faite de briques cuites, ils se contentèrent de structures aux murs recouverts d'un torchis fait de branches et de boue.38 Quant aux plus vulnérables et aux plus pauvres, ils ne purent que mettre sur pied de fragiles abris faits de bois, de feuillages et de bâches en plastique. Les Rwandais appellent ce genre d'abri improvisé un "blindé". Le recours au même terme pour décrire un véhicule militaire et un abri précaire peut faire sourire. Il semble qu'il s'agisse d'une référence soit à la forme bombée des abris soit aux bâches de plastique bleu parfois utilisées dans leur construction. Les Rwandais ont en effet vu de telles feuilles de plastique être utilisées pour couvrir les tanks des forces de maintien de la paix de l'ONU envoyées au Rwanda en 1994. Certains Rwandais relogés dans les imidugudu ont habité dans un blindé pendant plus de deux ans.

Le nord-ouest: Ruhengeri et Gisenyi

Les autorités s'attendaient à ce que les préfectures de Ruhengeri et de Gisenyi, au nord-ouest du pays, soient parmi les dernières où la politique de l'habitat serait mise en _uvre. Peuplée en majorité de Hutu, cette région du pays était le bastion de l'ancien régime. On suspectait ses habitants d'une certaine hostilité envers le nouveau gouvernement du FPR et on s'attendait à ce qu'ils résistent lorsque l'ordre d'aller vivre dans les imidugudu leur serait donné.39 Peu de rapatriés tutsi s'étant installés dans cette partie du pays, les besoins en matière de logement et de terres étaient limités. On ne pensait pas non plus que quiconque établirait de grandes propriétés foncières dans la région.

La situation changea en 1997 et 1998. Des insurgés, connus sous le nom de abacengezi, organisèrent une révolte de grande envergure contre le gouvernement. Opérant à partir de bases situées au Congo, ils prirent le contrôle de certaines régions du nord-ouest du pays et menèrent des incursions dans la partie centrale du Rwanda. En réaction à cette insurrection, les militaires et autorités envoyèrent plus de 650 000 personnes dans des camps, davantage pour les empêcher de soutenir les insurgés que pour les protéger des attaques. A la mi 1998, les forces gouvernementales avaient repris le contrôle de quasiment toute la région et les responsables préparaient la fermeture des camps. Les autorités virent en cela une opportunité d'accélérer la création des imidugudu et ordonnèrent aux déplacés de s'installer dans les agglomérations qu'on leur désignait plutôt que de retourner vivre chez eux.40

Au début de 1997, des autorités se mirent à utiliser l'argument de la sécurité pour justifier les imidugudu. L'argument refaisait surface fréquemment, même lorsque aucune véritable menace n'existait (voir plus bas). Dans le nord-ouest cependant, la question de la sécurité inquiétait véritablement les autorités et elles considérèrent apparemment que les imidugudu pouvaient les aider à éviter une résurgence des insurrections. Ainsi, un document officiel daté de novembre 1998 affirme que la réinstallation des populations dans des imidugudu est un "facteur clé" de la sécurité et du développement.41

Le processus se poursuivit donc tout au long de 1999 et jusqu'au début de l'année 2000. De plus en plus de résidents du nord-ouest, y compris ceux qui n'avaient pas été déplacés pendant l'insurrection, furent ainsi obligés d'aller s'installer dans les imidugudu.

Ailleurs dans le pays

Dans d'autres préfectures, les autorités locales firent preuve de davantage de souplesse dans la mise en _uvre de la politique de l'habitat. Confrontées à un nombre moins élevé de rapatriés, elles avaient à gérer une demande de logement moindre et disposaient également de ressources plus limitées pour le faire. Certains, notamment dans le centre du pays, s'attendaient sans doute à une certaine résistance de la part de la population, la réalité leur donnant parfois raison.42 Dans des préfectures comme celles de Byumba et Gitarama, les autorités autorisèrent parfois que des logements soient construits en dehors des imidugudu ou que certaines maisons existantes soient réparées.43 En 2000, certains autorités ralentirent le processus de réorganisation rurale dans certaines régions, y compris d'ailleurs dans le nord-ouest. Dans certaines communautés, des résidents qui avaient reçu ordre de se préparer à déménager avant le début de la nouvelle saison agricole furent autorisés à rester chez eux et à cultiver leurs champs. Ailleurs encore, les sites de réinstallation furent délimités et préparés mais la construction fut remise à plus tard. Dans la préfecture de Cyangugu, au sud-ouest, les autorités de certaines communes comme Cyimbogo et Gisuma continuèrent, elles, à faire déménager les résidents vers les imidugudu, insistant apparemment pour que tout soit terminé avant la fin de l'année.44

Malgré quelques différences de rythme et d'attitude, les efforts visant à déplacer un grand nombre de Rwandais vers les imidugudu furent couronnés de succès. A la fin de 1999, trois ans après le lancement de la politique, près de quatre-vingt dix pour cent de la population de Kibungo et près de soixante pour cent de celle de Umutara vivaient dans les nouvelles agglomérations.45 A Ruhengeri, presque tous les habitants de la moitié des communes, ainsi que beaucoup d'autres, avaient été réinstallés dans les nouveaux sites.46

Selon des informations recueillies par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et des représentants du gouvernement rwandais, il apparaît qu'à la fin de l'année 1999, environ 1 080 000 Rwandais, c'est-à-dire 14 pour cent de la population totale, avaient été réinstallés dans des imidugudu.47 Même si l'on tient compte d'une possible exagération des chiffres fournis par les sources officielles, un tel résultat montre, malgré tout, l'ampleur extraordinaire du processus de restructuration. Beaucoup de Rwandais se sont installés volontairement dans les imidugudu et ont certainement bénéficié du changement. Cependant, des dizaines de milliers d'autres Rwandais ont, eux, été contraints d'aller vivre dans les imidugudu et n'en ont retiré aucun avantage, bien au contraire.

24 Human Rights Watch, entretien, Cyimbogo, Cyangugu, 16 mai 2000.

25 L'un des sept membres était le conseiller du secteur concerné. A l'époque où les comités furent créés, les conseillers, comme l'ensemble des autres membres, étaient nommés par l'état. A partir de mars 1999, ils furent élus.

26 Dorothea Hilhorst et Mathijs van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," Wageningen Disaster Studies, N° 2, 1999, Rural Development Sociology Group, Wageningen University, The Netherlands, p. 16.

27 Procès-verbal, réunion des diplomates consacrée aux politiques de logement du gouvernement rwandais, 12 février 1997, p. 3. Ci-après repris sous l'appellation "Procès-verbal, réunion des diplomates consacrée aux politiques de logement, 12 février 1997." Procès-verbal fourni par un des diplomates présents lors la réunion.

28 Human Rights Watch, notes de terrain, Cyeru, Ruhengeri, juillet 1999 ; voir plus bas pour d'autres exemples.

29 Le 18 mai 1999, à 20 heures, Radio Rwanda informait ses auditeurs d'une visite réalisée dans le nord-ouest du pays par le Premier Ministre et d'autres dignitaires ; le 17 février 2000, elle mentionnait une visite similaire réalisée par des autorités à Kibuye. Des messages courts, comme celui diffusé par la radio nationale le 27 décembre 1999 à 7h30, vantaient les avantages qu'apportait le fait de s'installer dans un umudugudu. Voir également "La vie est revenue dans l'ensemble de la préfecture de Ruhengeri," Imvaho, n° 1272, 22-28 février 1999.

30 Anonyme, "Imidugudu," p. 1 ; Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," p. 34.

31 Omar Bakhet, Représentant Résident du PNUD et Coordinateur Résident de l'ONU, Mémo aux ambassadeurs, chargés d'affaire et directeurs des agences de l'ONU, 23 janvier 1997.

32 Human Rights Watch, entretien téléphonique, Washington, 14 septembre 2000 ; Anonyme, "Imidugudu," pp. 5, 7, 8, note, p. 27 ; Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," pp. 34, 37 ; Procès-verbal, réunion des diplomates consacrée aux politiques de logement du gouvernement rwandais, 21 février 1997, p. 2. Ci-après repris sous l'appellation "Procès-verbal, réunion des diplomates consacrée aux politiques de logement, 21 février 1997."

33 République du Rwanda et Fonds à la Population des Nations Unies, Enquête Socio-Démographique 1996, p. 28-29 ; Juvénal Nkusi, "Problématique du Régime foncier," pp. 26-27 ; Human Rights Watch, entretien téléphonique, Washington, 14 septembre 2000.

34 Procès-verbal, réunion des diplomates consacrée aux politiques de logement, 12 février 1997 ; Procès-verbal, réunion des diplomates consacrée aux politiques de logement, 21 février 1997 ; et European Community Humanitarian Office-Rwanda, Note for the File, Shelter funding criteria, February 5, 1997.

35 Hilhorst et van Leeuwen, "Villagisation in Rwanda," p. 37.

36 Ibidem, p. 37.

37 Ibidem, p. 42.

38 Ibidem, p. 34

39 Anonyme, "Imidugudu," p. 10.

40 République du Rwanda, Ministère du Genre, de la Famille et des Affaires Sociales, "Guidelines on the Settlement of IDPS in Northwest", November 1998, pp. 1.

41 Ibidem, pp. 1-2.

42 Anonyme, "Imidugudu," p. 10 ; Procès-verbal, réunion des diplomates consacrée aux politiques de logement, 12 février 1997, pp. 2-3 ; Human Rights Watch, entretien, Kigali, 23 mai 2000.

43 Human Rights Watch, entretien téléphonique, Washington, 14 septembre 2000.

44 Human Rights Watch, entretien, Kigali, 23 octobre 2000.

45 Interview du Ministre des Terres, de la Réinstallation et de la Protection de l'Environnement réalisée par Human Rights Watch, Kigali, 18 décembre 1999.

46 Interview du Préfet de Ruhengeri réalisée par Human Rights Watch, Ruhengeri, 25 février 2000.

47 Organisation des Nations Unies. Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), Rapport d'Étude sur les Sites de Réinstallation au Rwanda, septembre-novembre 1999, pp. 6-8. Ci-après, repris sous l'appellation "PNUD, Rapport." Voir plus bas pour d'autres remarques relatives aux statistiques.

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