Africa - Central

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III. CONTEXTE

Depuis des siècles, les Rwandais vivent dans des habitations dispersées dans les collines du pays. Ces habitations sont généralement entourées d'une clôture et situées au milieu des champs que cultive chaque famille. La plupart des agriculteurs élèvent également quelques animaux, principalement des chèvres, poulets et lapins. Les fermiers plus riches possèdent une ou plusieurs têtes de gros bétail. Ce type d'habitat dispersé a permis le développement d'une agriculture intensive, basée sur l'utilisation d'engrais produit à partir de déchets ménagers et de fumier animal. La proximité entre les habitations et les champs a permis aux fermiers de protéger leurs plantations des voleurs, avantage particulièrement significatif puisque soixante-dix pour cent des Rwandais vivent aujourd'hui en dessous du seuil international de pauvreté et sont donc prêts à voler pour se nourrir.1 Enfin, les Rwandais ont toujours apprécié de vivre au milieu de leurs terres, non seulement pour des raisons pratiques mais aussi parce que cette situation garantissait le respect de leur vie privée.

Bien qu'un état fortement organisé ait existé au Rwanda depuis des siècles, les premières villes n'y sont apparues qu'au vingtième siècle. Le roi, traditionnellement, déplaçait sa cour d'une région à une autre, à intervalles réguliers, ce qui explique pourquoi aucun phénomène d'urbanisation lié à l'exercice du pouvoir politique ne s'est jamais produit. Les marchés, bien que tenus régulièrement au même endroit, ne se sont jamais transformés en agglomérations permanentes. Après la mise en place d'une administration coloniale au début du vingtième siècle, plusieurs villes, dont la capitale Kigali, se sont développées autour des centres administratifs mais, tant à l'époque qu'après l'indépendance, les autorités rwandaises ont toujours découragé les mouvements de population vers ces centres urbains.

L'administration coloniale avait créé des agglomérations rurales appelées paysannats, dans le but d'encourager l'agriculture commerciale. Le système fut un échec. Après l'indépendance, le gouvernement rwandais créa d'autres paysannats. Certains accueillaient des Tutsi déplacés suite à des violences ethniques, d'autres étaient un moyen de donner des terres aux populations du nord-ouest du pays. Pour la première fois, les autorités s'intéressaient à la modification des modes d'implantation des populations, sans toutefois mettre en _uvre le moindre plan, à grande échelle, de réorganisation de la vie rurale.

Croissance démographique et manque de terres

Dans les années qui suivirent l'indépendance, la population rwandaise augmenta rapidement. Entre 1980 et 1990, le taux de croissance annuel fut de 3,1 pour cent, ce qui faisait du Rwanda le pays à plus forte densité de population du continent africain.2 Au début, la production agricole put soutenir le même rythme de croissance. Au cours des années 1980, cependant, les conditions précaires de production et l'épuisement des sols eurent pour effet de limiter la rentabilité de l'agriculture. De nombreux cultivateurs ne disposant pas de réserves financières suffisantes durent vendre leurs terres pour faire face à certains besoins immédiats, tels que les soins de santé. A la fin des années 1980, d'importantes inégalités existaient en matière de propriété foncière. Ceux qui avaient accès à des ressources extra agricoles, notamment les salariés, contrôlaient de plus en plus de terres, au détriment de ceux vivant exclusivement de l'agriculture.3 De plus en plus de jeunes hommes étaient confrontés à la possibilité de ne recevoir aucune terre, ce qui est particulièrement significatif dans une culture qui base le mariage et la création d'une famille sur la propriété foncière.

La chute de la productivité et l'augmentation du nombre de cultivateurs sans terre, ou pratiquement sans terre, furent deux phénomènes extrêmement significatifs dans un pays dont plus de quatre-vingt dix pour cent de la population vivait de l'agriculture. Incapables de trouver un emploi en dehors du secteur agricole, les sans terres louèrent ou empruntèrent des champs, travaillèrent comme journaliers pour d'autres cultivateurs ou devinrent chômeurs.

Propriété et retour des rapatriés

En 1993, le gouvernement rwandais-dirigé par les Hutu-et le FPR-dirigé par les Tutsi-en guerre depuis près de quatre ans, signèrent les Accords de paix d'Arusha, qui incluaient notamment diverses dispositions garantissant le droit des réfugiés à rentrer au Rwanda. La plupart des réfugiés étaient des Tutsi et des enfants de Tutsi ayant fui après la révolution de 1959, qui avait mis un terme au règne tutsi. Fournir des terres à ces réfugiés, dont on estimait le nombre à plusieurs centaines de milliers, apparut immédiatement comme un défi gigantesque, étant donné la densité de population rurale du pays. Les deux parties reconnurent que les réfugiés avaient des droits légitimes sur les biens qu'ils avaient abandonnés en partant. Cependant, dans l'intérêt "de l'harmonie sociale et de la réconciliation nationale", il fut "recommandé" aux rapatriés de ne pas revendiquer la propriété de biens abandonnés depuis plus de dix ans et occupés par d'autres, ce qui était le cas de presque tout ce qui avait appartenu aux rapatriés tutsi.

Les signataires des Accords décidèrent de fournir aux rapatriés les terres et le matériel nécessaires à la construction de maisons dans des agglomérations où l'on trouverait centres de santé, écoles, routes et accès à l'eau potable.4 Selon un observateur présent lors des négociations, les délégués du FPR insistèrent fortement sur la nécessité de construire les maisons destinées aux anciens réfugiés dans des "villages". Ils affirmaient que la pauvreté rurale au Rwanda était due à la nature éclatée des modes d'implantation de la population et que des villages pouvant servir de pôles d'attraction étaient nécessaires si l'on souhaitait assurer le développement économique.5

Les Accords d'Arusha ne permirent pas d'assurer la paix. Lorsque les combats reprirent en avril 1994, le gouvernement intérimaire rwandais initia un génocide qui allait coûter la vie à plus d'un demi million de Tutsi et à de nombreux Hutu opposés aux autorités et au génocide.

La pauvreté croissante et le manque de terres ont influé sur le génocide. Ceci permet en tout cas d'expliquer pourquoi les chômeurs et les sans terres montrèrent autant d'empressement à tuer les Tutsi, en échange d'un paiement immédiat ou de la promesse d'une terre.6

Après la victoire du FPR sur le gouvernement provisoire, des centaines de milliers de réfugiés tutsi rentrèrent d'exil.7 Au même moment, près de deux millions de Hutu quittaient le pays, encouragés en cela par le gouvernement défait. Beaucoup fuirent après avoir entendu dire, ce qui était parfois vrai, que les militaires du FPR se livraient à des massacres et des exécutions sommaires sur les populations civiles.8

Après que le FPR ait établi un gouvernement, en juillet 1994, il n'y eut aucune véritable crise du logement, la plupart des nouveaux arrivants s'installant dans les maisons laissées vacantes par les Rwandais qui avaient fui ou avaient été tués. Le gouvernement rwandais se mit cependant à planifier la création d'agglomérations comme prévu par les Accords, et les situa sur des territoires auparavant inoccupés, principalement dans un parc naturel et une réserve de chasse de l'est du Rwanda. Peu de temps après, plusieurs ONG, certaines financées par le HCR, se lancèrent dans la construction de ces agglomérations.9 D'autres ONG se mirent, elles, à réparer les maisons endommagées et à en construire d'autres en dehors de ces agglomérations.10

Crise du logement

En 1995 et 1996, le gouvernement rwandais demanda, de manière répétée, une intervention de la communauté internationale afin de résoudre le danger croissant provenant des camps de réfugiés au Zaïre (qui allait devenir la République Démocratique du Congo, RDC). Le gouvernement vaincu utilisait ces camps comme bases à partir desquelles il pouvait réorganiser et réarmer des militaires et miliciens interahamwe, responsables d'une grande partie des massacres commis dans le cadre du génocide. La communauté internationale n'ayant pas réagi aux appels du gouvernement rwandais, celui-ci envoya ses militaires de l'autre côté de la frontière. Avec l'aide de leurs alliés locaux, les militaires tuèrent des dizaines de milliers de civils et des milliers de combattants. Ils renvoyèrent également au Rwanda des centaines de milliers de Rwandais, dont des milliers contre leur gré, et forcèrent des dizaines de milliers d'autres à fuir vers l'ouest, dans les forêts du Zaïre. Au même moment, la Tanzanie encourageait les Rwandais vivant sur son territoire à rentrer chez eux. En quelques semaines, près de 1,3 million de réfugiés retournèrent au Rwanda.

Les autorités avaient assuré aux Hutu de retour du Zaïre qu'ils pourraient récupérer leurs maisons et leurs terres. Cette promesse avait d'ailleurs été officialisée par un décret ministériel, daté de septembre 1996, qui définissait la procédure à suivre pour ce faire et fixait un délai de quinze jours pour rendre à son ancien propriétaire les biens réclamés par celui-ci.11

Des centaines de milliers de Hutu rentrèrent au Rwanda, à partir de novembre 1996. Certains récupérèrent leurs biens, ce qui eut pour conséquence d'obliger des Tutsi à partir et à trouver un autre logement. La plupart des Hutu, cependant, ne récupérèrent pas leurs biens et durent eux aussi trouver un endroit où vivre. De plus, certains rescapés du génocide avaient assisté à la destruction de leur maison. Même s'ils possédaient encore un terrain et parfois même une maison, ils préférèrent ne pas retourner chez eux et cherchèrent à s'installer ailleurs. De la même manière, des Hutu victimes de la guerre cherchèrent eux aussi de l'aide, même s'ils étaient plus désireux de récupérer leurs maisons que de s'établir ailleurs dans le pays.

La crise du logement était réelle, mais il est possible qu'à l'époque, on l'ait présentée en exagérant sa gravité. Au début de 1997, le Ministère de la planification estimait à 254 000 le nombre de familles nécessitant une aide au logement.12 Le Ministère de la Réhabilitation et de la Réinsertion Sociale avançait un chiffre similaire de 250 000 familles, c'est-à-dire environ 1 270 000 personnes.13 Ceci représente plus d'une fois et demie le nombre de Tutsi revenus de l'étranger, estimé alors à 775 000.14 Comme nous l'indiquons plus bas, il est possible que ce chiffre soit exagéré. Cependant, même en admettant qu'il ait été correct, beaucoup de ces rapatriés n'avaient pas besoin de maisons. Plusieurs milliers d'entre eux, notamment ceux qui s'installèrent à Kigali, purent continuer à occuper les maisons laissées vacantes par leurs anciens propriétaires, morts ou restés à l'étranger. De plus, tous ceux ayant besoin d'un logement ne souhaitaient pas obtenir une maison neuve. Des milliers de maisons endommagées étaient disponibles et pouvaient être habitées, après quelques travaux de remise en état.

La crise apparut comme plus grave qu'elle ne l'était vraiment du fait de la concentration d'un grand nombre de personnes sans logement, dans l'est du pays, où le nombre de maisons disponibles était insuffisant par rapport aux besoins. Les Tutsi s'installèrent plus nombreux dans les préfectures de Kibungo et d'Umutara, proches de la frontière avec l'Ouganda et la Tanzanie, que dans d'autres préfectures du pays. L'est du Rwanda, en plus de sa proximité avec les pays où les Tutsi avaient trouvé refuge, est également une région au relief plus plat, adapté à l'élevage. C'est aussi une région que les Tutsi ont toujours traditionnellement préféré aux zones plus montagneuses de l'ouest. A la fin de 1996, quarante-deux pour cent des résidents d'Umutara et dix-neuf pour cent des résidents de Kibungo étaient des rapatriés rwandais nés à l'étranger.15

La crise du logement fut également particulièrement grave dans la préfecture de Kigali-rural. Même si 5 pour cent seulement des résidents de cette préfecture étaient des Rwandais nés à l'étranger, elle accueillait 15 pour cent de Rwandais nés dans d'autres régions du pays et attirés par la principale ville de la préfecture et capitale du pays, Kigali.16

1 Government of Rwanda, Ministry of Lands, Human Resettlement and Environmental Protection, " Thematic Consultation on Resettlement, Background Paper, " July 2000, p. 6, citant la Banque Mondiale, Rwanda Poverty Update. Ci-après, repris sous l'appelation "Thematic Consultation. "

2 République Rwandaise, Ministère du Plan, Service National de Recensement, Recensement général de la population et de l'habitat au 15 août 1991. Enquête postcensitaire. Kigali, 1993.

3 Catherine André, "Terre Rwandaise, Accès, Politique et Réforme Foncières," dans F. Reyntjens et S. Marysse, éds., L'Afrique des Grands Lacs, Annuaire 1997-1998 (Paris : Harmattan, 1998), note 20, p. 150 et pp. 158-9.

4 Protocole d'Accord Entre le Gouvernement de la République Rwandaise et le Front Patriotique Rwandais sur le Rapatriement des Réfugiés Rwandais et la Réinstallation des Personnes Déplacées, 9 Juin 1993, articles 3, 4, 13 et 28. Ci-après repris sous l'appellation "Protocole d'Accord".

5 Human Rights Watch, entretien téléphonique, Washington, 12 janvier 2001.

6 Au début du génocide, des responsables gouvernementaux commencèrent à redistribuer les propriétés laissées libres par les victimes, les bénéficiaires étant parfois les organisateurs locaux des massacres. Human Rights Watch et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme /Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre : Le génocide au Rwanda (Paris : Karthala 1999), pp. 348-49.

7 Le chiffre généralement cité est de 800000. Voir plus bas.

8 Human Rights Watch/Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre : Le génocide au Rwanda, pp. 818-38.

9 Juvénal Nkusi, "Problématique du Régime foncier au Rwanda. Contexte et perspectives, relations avec l'habitat regroupé," Conseil de Concertation des Organisations d'Appui aux Initiatives de Base, Mai 2000, pp. 26-27.

10 Projet de document de travail, Anonyme, "Imidugudu, Assessment of Housing and Land Reform Plans in Rwanda," mai 1997, p. 7. Ci-après, repris sous l'appellation "Anonyme, Imidugudu."

11 République du Rwanda, Décret ministériel N° 01/96 du 23 septembre 1996 relatif à la gestion temporaire des biens immobiliers.

12 Omar Bakhet, Représentant Résident du PNUD et Coordinateur Résident de l'ONU, Mémo aux ambassadeurs, chargés d'affaire et directeurs des agences de l'ONU, 23 janvier 1997. Le nombre de personnes est basé sur une famille composée de cinq personnes, comme indiqué dans Enquête Socio-Démographique 1996, Rapport Final, République du Rwanda et Fonds des Nations Unies pour la Population, (Kigali, janvier 1998), p. 41.

13 Anonyme, "Imidugudu," p. 9.

14 République du Rwanda et Fonds des Nations Unies pour la Population, Enquête Socio-Démographique 1996, p. 30.

15 République du Rwanda et Fonds des Nations Unies pour la Population, Enquête Socio-Démographique 1996, pp. 28-29. Le véritable pourcentage de rapatriés est certainement plus élevé, les chiffres cités ici n'incluant pas les réfugiés nés au Rwanda.

16 Ibidem.

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