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LES REFOULEMENTS À OUET-KAMA ET TEKOULO

Après avoir traversé la rivière Makona dans de petits canoés et avoir dû payer pour la traversée, les réfugiés étaient généralement accueillis par de petites unités de soldats guinéens qui les escortaient à pied jusqu'au poste militaire le plus proche, Ouet-Kama (à une quinzaine de kilomètres de Gueckedou). Le voyage à pied durait environ une heure et demi. De là, les réfugiés tentaient de gagner un camp de transit administré par l'organisation humanitaire Médecins sans Frontières (MSF) à Tekoulo, onze kilomètres plus loin.

Une fois arrivés à Ouet-Kama, les réfugiés étaient remis à l'officier guinéen de l'unité stationnée là. Les réfugiés interrogés par Human Rights Watch ont indiqué qu'il y avait environ quinze soldats basés sur place et que le commandant s'appelait « Coulibaly », mais ils n'étaient pas certains de son grade. Presque tous les réfugiés interrogés ont décrit la présence de trois à vingt combattants du LURD à Ouet-Kama, qui selon eux allaient et venaient librement dans la région et avaient de bonnes relations avec l'armée guinéenne. Bien que le LURD n'ait pas semblé avoir de base propre à Ouet-Kama, ses hommes passaient souvent la nuit sur place. La collusion entre le LURD et les militaires guinéens était flagrante, ce qui a amené de nombreux réfugiés à décrire la situation en ces termes : « Le Libéria et la Guinée ne font qu'un seul pays » et « Ouet-Kama est en réalité considéré comme libérien. »

En arrivant à Ouet-Kama, tous les réfugiés devaient se mettre en rang de façon à être « enregistrés. » Pendant ce processus, les forces guinéennes ou une combinaison de forces guinéennes et du LURD, décidaient qui serait renvoyé au Libéria et qui serait autorisé à se rendre au camp de Tekoulo. Certains réfugiés auraient eu à payer des responsables guinéens chargés de « l'enregistrement. » Pendant « l'enregistrement », de nombreux réfugiés ont assuré avoir été remis aux combattants du LURD qui, selon plusieurs témoins, participaient directement au tri. Certains réfugiés ont indiqué que le commandant guinéen local demandait et suivait l'avis du commandant du LURD sur le fait de renvoyer ou non un groupe de réfugiés. Comme indiqué plus haut, les Guinéens demandaient et reconnaissaient les laissez-passer délivrés par le LURD. Selon des témoins, le nombre de ceux qui étaient refoulés à un moment donné variait considérablemement, de quelques-uns à une cinquantaine. Après avoir été triés, les réfugiés étaient raccompagnés à la frontière par des soldats guinéens et/ou du LURD. Voici ce qu'a expliqué un enseignant de Kolahun, âgé de 34 ans :

Le 13 juillet (2002), je suis arrivé à Ouet-Kama avec dix-huit autres personnes et j'ai retrouvé environ deux cents Libériens qui étaient déjà là, pour la plupart des femmes et des enfants. Ils étaient en train de se mettre en rangs. On nous a aussitôt ordonné de nous mettre en rangs aussi. Le commandant guinéen, Coulibaly, a annoncé qu'aucun homme jeune ne serait autorisé à se rendre (au camp de transit) de Tekoulo et a désigné vingt-sept d'entre nous à qui il a ordonné de marcher vers les barraquements des soldats et d'attendre sous un palmier. Nous étions tous des hommes âgés de dix-neuf à quarante-cinq ans. Chief Larry, le commandant du LURD de Nyandemolahun qui se trouvait sur les lieux, se tenait là, près de Coulibaly, à surveiller l'ensemble du processus. Puis Coulibaly et les gens du LURD, Larry et un autre appelé Diabate, sont venus nous voir et l'un d'eux a dit que nous ne devrions pas être autorisés à continuer parce que le pays allait se vider. Puis Coulibaly a dit : « Ce sont vos gens. Remmenez-les au Libéria. » Nous avons passé deux heures à attendre sous le palmier et un des types du LURD a dit: « Venez » et nous a emmenés hors de la caserne où il nous a ordonné de ramasser des sacs de riz.

Nous avons été escortés sur le chemin du retour par des rebelles du LURD et, parce qu'on était nombeux, neuf d'entre nous ont réussi à déposer les sacs et à courir dans les fourrés. Plus tard cette nuit-là, nous avons regagné Ouet-Kama et nous nous sommes faufilés dans la nature pour gagner Tekoulo le jour suivant. J'ai rencontré dans ma fuite beaucoup de ceux qui avaient été renvoyés de force vers le Libéria. Ils m'ont dit qu'ils avaient convaincu le LURD de les laisser partir et qu'ils s'étaient faufilés jusqu'à Tekoulo à travers la nature.

La fermière de trente-cinq ans originaire de Korbatormai, qui avait été forcée entre avril et septembre 2002 de porter des marchandises pour le LURD entre le Libéria et la Guinée (voir ci-dessus, « Des raisons de fuir »), a indiqué qu'à cinq reprises pendant son voyage, des réfugiés venant de Ouet-Kama avaient rejoint son groupe. Le nombre de ceux que les Guinéens refoulent semble dépendre en grande partie des besoins qu'au LURD de remporter des marchandises au Libéria ; ceux des réfugiés qui arrivent à Ouet-Kama en même temps qu'un camion chargé d'armes ou de vivres courent un risque plus élevé d'être renvoyés. Voici ce qu'elle a raconté :

Chaque fois que je suis arrivée à Ouet-Kama, j'ai rencontré des réfugiés de ma région. Et chaque fois, certains d'entre eux étaient enlevés à leur famille, chargés de riz, de sel ou d'armes et obligés de se joindre au groupe avec lequel j'étais arrivée. Les soldats guinéens les ramassaient et les remettaient au LURD. Le LURD disait aux soldats guinéens : «Nous avons besoin de main-d'oeuvre, ne laissez pas des gars partir. » Et les Guinéens semblaient leur obéir. Le nombre qu'ils prenaient dépendait de ce qu'ils avaient à remporter au Libéria.... Parfois ils étaient cinq, ou quinze. En juillet, la dernière fois que j'ai fait le voyage, un camion d'armes venait d'arriver et cette fois le commandant Nyuma du LURD a désigné cinquante réfugiés - dont des femmes - pour rentrer avec lui.

Il est arrivé que des réfugiés soient renvoyés au Libéria depuis la Guinée avant même d'avoir atteint Ouet-Kama, notamment autour d'un petit village, entre la frontière et Ouet-Kama, appelé Bambu. Quand ils avaient été renvoyés, souvent comme porteurs, certains réfugiés étaient autorisés à repartir aussitôt pour Ouet-Kama afin d'attendre leur « enregistrement. » Un fermier de vingt-neuf ans qui a traversé en juillet 2002 a raconté :

A partir de la frontière pour entrer en Guinée, il était très difficile de marcher. Des soldats guinéens nous ont aidés à atteindre Ouet-Kama sans problème. Les types du LURD attrapaient les gens. Ils disaient : « Vous nous fuyez. Vous devez nous aider à combattre. » Ils battaient les gens. Entre le village de Bambu et Ouet-Kama, ils attrapaient les gens, n'importe où le long de la route. Les soldats guinéens semblaient désolés pour nous et nous ont aidés.

A partir du 13 juillet, nous avons passé deux nuits à Ouet-Kama. J'ai vu beaucoup de forces du LURD là-bas, chaque jour. Ils allaient et venaient. Ils obligeaient les hommes et les femmes à porter leurs affaires jusqu'à Nyandemolahun. Seule une poignée d'entre eux revenait. Ce jour-là, ils ont pris cinquante personnes pour porter du riz, trente hommes et vingt femmes. Environ une quinzaine d'hommes et une dizaine de femmes sont revenue le lendemain. Si les gens refusaient de porter, ils les battaient. Certains ont été forcés de rester au Libéria et n'ont pas pu traverser la frontière.

Ceux qui étaient choisis pour être renvoyés au Libéria de force étaient généralement des hommes et des garçons de plus de quatorze ans. Toutefois, comme les hommes et les garçons ont de plus en plus cherché à éviter les retours forcés par le LURD ou les Guinéens, de plus en plus de femmes et d'enfants ont été contraints de transporter des marchandises vers le Libéria. En août 2002, des employés humanitaires qui s'occupaient des nouveaux arrivants à Tekoulo ont reçu de nombreuses informations de la part de parents dont les enfants avaient été emmenés par le LURD à Ouet-Kama. Le 13 août 2002, cinq enfants âgés de dix à seize ans ont été contraints par le commandant « Morris » du LURD à transporter du riz de Ouet-Kama au Libéria. Un réfugié de trente ans qui avait été autorisé à gagner Ouet-Kama en raison d'une grave hernie a raconté ce qui s'est passé :

Ce jour-là, environ quatorze d'entre nous sont arrivés à Ouet-Kama en provenance de Nyandemolahun. Les militaires guinéens nous ont dit de nous assoir et d'attendre à l'intérieur d'un entrepôt où étaient abrités les réfugiés. Nous espérions avoir l'autorisation de nous rendre à Tekoulo le lendemain. Il y avait peu de gens du LURD alentour. Nous avons tous passé la nuit et le lendemain matin vers 7h30, un commandant du LURD appelé Morris et deux autres rebelles sont entrés dans l'entrepôt et ont annoncé qu'ils cherchaient de la main-d'oeuvre. L'un portait un fusil et l'autre avait deux grenades. Je lui ai dit que j'étaits très malade et que je pouvais à peine marcher. Il n'y avait pas d'autre homme autour, alors il a pointé son fusil en direction de cinq enfants - le plus jeune devait avoir dix ans et les autres entre treize et quinze ans - et leur a ordonné de le suivre. Quand leurs mères et leurs grandes soeurs ont supplié, il leur a promis de les ramener le jour-même; il a dit qu'il allait seulement les emmener à la frontière. Mais quinze minutes plus tard il est revenu et était furieux. Il a dit qu'une fille de seize ans s'était enfuie. Il nous a crié dessus comme si nous étions responsables. Alors il a pris une fillette de quatorze ans en remplacement et dit qu'il allait l'emmener jusqu'au Libéria. Comme ils partaient, j'ai vu les soldats guinéens qui regardaient les enfants qu'on emmenait. Quand je suis parti pour Tekoulo le lendemain, j'ai laissé les mères et les soeurs des enfants là-bas. Je ne comprends pas ; on ne devrait plus avoir ce genre d'ennuis une fois arrivés en Guinée.

Certains, choisis pour retourner au Libéria comme porteurs ou pour d'autres tâches, ont pu retrouver leur liberté après avoir payé un pot-de-vin aux militaires guinéens. Voici ce qu'a rapporté un agriculteur de vingt-neuf ans :

A Ouet-Kama, les forces du LURD ont voulu nous renvoyer. Les forces du LURD et les militaires guinéens renvoyaient les garçons. Ils nous ont fait porter leur chargement jusqu'à Kolahun. Je n'ai passé qu'une nuit là-bas, le 22 mars (2002). Les soldats guinéens ont essayé de me repousser. J'ai négocié avec eux et je leur ai donné 3.000 Francs guinéens (FG, environ 1,5 dollar US) et ils m'ont autorisé à rester. Les rebelles disaient que les gens de chez eux devaient rentrer. A Ouet-Kama, il faut faire la queue pour s'enregistrer pour aller à Tekoulo. C'est à ce moment-là qu'ils essaient de vous refouler.

D'autres ont pu acheter leur liberté en payant les rebelles du LURD, comme l'a raconté un étudiant de vingt-cinq ans début août 2002 :

Le mercredi matin, nous attendions d'être enregistrés par l'ONU mais ils ne sont pas venus. Le jeudi ils sont arrivés pour nous enregistrer. J'ai pris mon fils de sept ans qui souffre de problèmes d'estomac et je me suis dans la file pour l'enregistrement. Les soldats guinéens m'ont fait sortir du rang. Ils ont dit : « Tu dois rentrer au Libéria. » Ils m'ont accusé de me servir de mon fils comme excuse pour aller au camp. Le commandant guinéen s'appelait Coulibaly. Avec mon fils, il nous a jetés dans la prison de la caserne avec six autres. Ils disaient qu'ils attendaient les rebelles pour nous faire porter leurs charges. Ils nous ont détenus pendant cinq ou six heures et nous étions gardés par dix ou quinze soldats guinéens. Ils étaient énervés mais ils ne nous ont pas battus.

Puis un commandant du LURD est arrivé à la caserne et les Guinéens ont dit : « Quand vous serez prêts, ramenez-les de l'autre côté. » Nous étions en train d'attendre quand j'ai vu passer un autre commandant du LURD. Je l'ai appelé et je lui ai demandé de nous aider. Il a demandé 15.000 FG (7,50 dollars US) pour accepter d'aller parlementer avec les autorités guinéennes afin qu'elles me libèrent avec mon fils. Je lui ai dit que je n'avais pas d'argent. Il a répondu : « Alors je ne peux pas aller parler en ton nom. » Plus tard, je lui ai proposé 5.000 FG (2,50 dollars US) et il a accepté. Il est allé à la caserne et a dit aux Guinéens que s'ils me libéraient, ils pouvaient être assurés qu'après avoir fait soigner mon fils il me ramènerait au Libéria. Ils ont donné leur accord. Une fois libre, je me suis enfui. J'avais peur de les rencontrer.

Mon frère, mon fils et moi nous sommes cachés dans la campagne. Nous voulions aller à Tekoulo mais on ne savait pas comment y arriver. Nous avons rencontré un civil guinéen qui acceptait de nous emmener à Tekoulo mais il demandait 15.000 FG par personne pour nous mener au camp. J'ai dit que je ne les avais pas et je lui ai donné de l'huile à la place. Il n'était pas encore sûr et j'au dû rajouter 10.000 FG (5 dollars US). Je les lui ai donnés, c'était tout ce que j'avais. Il nous a emmenés à Tekoulo.

Bizarrement et malgré des préoccupations sécuritaires légitimes dans le contexte des combats en cours au Libéria, il semble que les Guinéens aient fait peu d'efforts pour effectuer leur propre tri des nouveaux arrivants. En fait, les réfugiés étaient rarement interrogés sur leur passé militaire ou de possibles liens avec les forces de sécurité libériennes. Certains de ceux qui ont été détenus ont été accusés d'être des membres ou des proches des forces de sécurité libériennes, mais sans être interrogés individuellement et en détails. Après avoir été renvoyés au Libéria une première fois, des réfugiés ont tenté à plusieurs reprises de revenir en Guinée. Beaucoup ont d'ailleurs été autorisés à y trouver refuge après avoir effectué ce que le LURD considérait comme « suffisamment » de travail, ce qui confirme que la décision finale de les laisser rester en Guinée était souvent prise par le LURD plutôt que par les autorités guinéennes.

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