Africa - West

Previous PageTable Of ContentsNext Page

DES RAISONS DE FUIR : LES ABUS DANS LES ZONES CONTRÔLÉES PAR LE GOUVERNEMENT ET PAR LE LURD

Pendant le mois d'août 2002, Human Rights Watch a interrogé de nombreux réfugiés dans les camps et les centres de transit de Guinée ; nous avions déjà auparavant interrogé des réfugiés libériens en Sierra Leone et des déplacés à Monrovia. La plupart de ceux qui ont traversé la frontière pour entrer en Guinée près de Ouet-Kama avaient vécu pendant des mois dans des zones sous contrôle du LURD après avoir été victimes de graves crimes de guerre, massacres et abus sexuels systématiques, de la part des forces gouvernementales libériennes et des milices. Ceux qui sont arrivés dans la région de Nzerekore avaient tous fui les régions contrôlées par les forces de sécurité du Libéria. Avant d'entrer en Guinée, les Libériens ont subi de terribles épreuves infligées par les combattants des deux bords. En outre, de graves pénuries alimentaires et de médicaments ont provoqué un taux alarmant de mortalité parmi les réfugiés. Parmi ces réfugiés interrogés par Human Rights Watch, il n'était pas rare d'en entendre raconter qu'ils avaient enterré deux ou trois membres de leur famille proche.

Human Rights Watch avait auparavant enquêté sur de graves abus commis par les forces gouvernementales.5 Beaucoup de réfugiés que nous avons interrogés en Guinée avaient quitté des zones gouvernementales quelques temps plus tôt et avaient une expérience plus récente des zones sous contrôle du LURD, mais ils ont confirmé ces récits des abus commis par le Gouvernement. Un fermier de 29 ans originaire de Mawolotown, par exemple, a raconté les abus commis par les forces de sécurité gouvernementales de septembre à novembre 2001 :6

Ils ont une façon horrible de tuer. Les forces gouvernementales arrivent dans la campagne et tuent les gens, même les vieux. Ils obligent les jeunes gens à porter leurs marchandises et tuent les plus vieux. Ils incendient les maisons et brûlent les gens dedans. Chaque fois qu'ils venaient, les gens s'éparpillaient dans la nature. Le 12 novembre 2001, les troupes gouvernementales ont emmené ma femme, mon fils (de cinq ans), ... mes frères, ...mes soeurs et mes quatre neveux. J'étais caché dans les fourrés. Je les ai entendus pleurer. Plus tard, les forces du LURD sont arrivées et ont dit qu'ils allaient nous protéger. Que nous devions les suivre jusqu'à la ville.

Certains réfugiés avaient des récits d'abus plus récents commis par le Gouvernement. Un professeur de science de 36 ans, d'un village proche de Zorzor, a raconté qu'il avait vu son oncle et un autre homme accusés d'être des informateurs des rebelles se faire tuer brutalement par les soldats gouvernementaux :

En mai (2002), mon oncle a été capturé par le LURD et emmené à Kolahun. Une semaine plus tard il s'est échappé et est revenu à Kpademai. Les troupes gouvernementales lui ont demandé où il était et il a été honnête. Il leur a dit « que pouvais-je faire? ... ils avaient des armes ». Ils l'ont accusé d'avoir servi d'informateur aux rebelles. Cinq soldats dont un garçon de quinze ans nommé Massawulu se sont jetés sur lui. Alors Massawulu a retiré deux balles de son chargeur, en a ôté la poudre, les a replacées vides dans le chargeur et les a tirées dans les yeux de mon oncle. Ensuite ils l'ont emmené et l'ont exécuté. Trois jours plus tard, ils ont battu un autre homme à mort avec un marteau pour les mêmes raisons. Nous avons décidé de fuir peu après.

Les expériences subies par ceux qui vivaient dans les zones contrôlées par le LURD suivaient un schéma similaire : après avoir échappé aux troupes gouvernementales libériennes, ou s'ils se trouvaient déjà hors de leur zone, les civils étaient réunis par les forces du LURD et amenés dans les villes sous leur contrôle, dont Kolahun et Johnnystown. Tout au long de l'année 2001 et au début de 2002, la plupart des civils vivant dans les régions contrôlées par le LURD se sont peu plaints d'abus et pouvaient continuer de travailler la terre. Pendant cette période, il y a eu quelques cas isolés de graves abus comme des viols et des exécutions sommaires, mais les pillages étaient réguliers et quelques cas de recrutements forcés de jeunes gens et d'hommes ont été rapportés. Nombre de ceux qui ont été interrogés par Human Rights Watch ont indiqué que les forces du LURD, même les commandants, volaient fréquemment leur nourriture et leur argent. Quand la vie a commencé à devenir plus dure derrière les lignes rebelles au début de 2002 et qu'un nombre croissant de civils a commencé à fuir, le rythme des recrutements forcés s'est accéléré et la façon dont ils étaient effectués est devenue plus aggressive et plus brutale. Souvent, les hommes et les garçons qui avaient été contraints de transporter des marchandises étaient ensuite remis aux commandants pour servir dans les rangs des combattants. De nombreux réfugiés ont connu des hommes et des garçons qui sont morts au combat. Les jeunes recrues étaient envoyées au front sans ou avec très peu d'entraînement.

En mars 2002, alors que les offensives gouvernementales s'intensifiaient et que la nourriture se faisait rare, les cas d'abus se sont faits plus fréquent et le comportement des rebelles envers la population civile a semblé se détériorer. Un enseignant de trente-cinq ans, originaire de Honeyahun, a expliqué :

Nous avons vécu avec les forces du LURD à Kolahun sans problème jusque vers avril 2002. C'est alors qu'ils ont commencé à enrôler de force les hommes et les garçons comme soldats. Ils rasaient leur tête et les emmenaient pour les former. Nous leur avons échappé dans la campagne, mais ils suivaient nos traces et nous ont trouvés là où nous nous cachions. Un jour, le commandant de la région de Kematahun appelé « Sixty Bill » et seize autres rebelles nous ont découverts. Ils ont volé trois bidons d'huile de palme, des chaussures, des couvertures et des vêtements. C'était tout ce que nous avions. Il nous a accusés de ne pas vouloir nous battre avec eux et m'a frappé quatre fois sur l'oreille droite jusqu'à ce qu'elle saigne. Ils ont même obligé ma femme à cuisiner pour eux.

La plupart de ceux qui sont entrés en Guinée près des villes de Koyama et de Fassankoni ont indiqué qu'ils avaient fui leurs villages en avril 2002 lors d'une offensive rebelle sur la ville de Zorzor. Plusieurs réfugiés ont rapporté que le LURD avait incendié et pillé leurs villages et, dans certains cas, violé les femmes et les fillettes. La plupart avaient fui vers des zones sous contrôle de l'armée libérienne et des milices qui, selon eux, commettaient de nombreux abus et tentaient d'empêcher les civils de se mettre à l'abri. Voici le récit d'un fermier de trente-sept ans, originaire de la ville de Zulo près de Zorzor :

Je suis parti parce que l'ULIMO (en fait, le LURD: beaucoup de gens utilisent indistinctement les deux appellations) avait brûlé la ville entière. Tout le monde fuyait dans la campagne. Ca a commencé en avril 2002. Je n'ai pas vu de tueries, mais ils incendiaient beaucoup de maions. J'étais dans le bush avec ma famille. Nous sommes allés de place en place. Les enfants tombaient malades. Certains mouraient. Je suis resté dans le bush d'avril à juin 2002. Les troupes gouvernementales étaient après nous. Elles sont venues dans la campagne et nous ont volé nos vêtements et nos affaires.

Les soldats gouvernementaux violaient les femmes. En mai, ils ont violé ma fille de dix-huit ans. Trois soldats l'ont violée dans la campagne, près de la ville de Boi. Elle en est tombée malade. Les trois soldats ont reconnu ce qu'ils avaient fait. Leur commandant s'est excusé et a assuré que ça ne se reproduirait plus. Il a battu les soldats et leur a dit que c'était mal. En mai aussi, un soldat a violé une femme près de Zelemai. Elle lui a dit qu'elle était allée se plaindre alors il lui a tiré une balle dans le dos. Elle est morte sur-le-champ. Environ deux jours plus tard, le commandant a abattu le soldat.

C'était tendu et nous avons décidé de passer en Guinée. Avant que je puisse arriver à la frontière, le commandant de Zorzor a annoncé que personne ne devait se rendre à la frontière. J'ai quand même décidé d'y aller. Je voyageais de nuit parce que, si on était pris, il fallait assumer. Des gens ont été tués par les soldats gouvernementaux pour avoir essayé de fuir. Je connais deux hommes qui ont été tués début juin: Balah Woyei (un instituteur d'âge moyen) et un autre homme. Ils ont été tués à environ un kilomètre et demi de la frontière.

Human Rights Watch a enquêté sur des viols systématiques et à grande échelle de femmes et de fillettes par les forces gouvernementales libériennes. Bien que ce type d'abus ait été moins répandu parmi les troupes du LURD, Human Rights Watch a quand même réuni les preuves de sept cas de viol perpétrés par les forces du LURD entre juin et août 2002. Dans plusieurs cas, les auteurs ont été réprimandés par leur commandant. Le cas le plus sérieux, le 8 août 2002, a impliqué trois femmes et trois combattants différents. Un réfugié de vingt-deux ans a raconté ce qu'il avait vu :

Le 8 août (2002), nous étions en route pour la Guinée entre Kotolahun et Honyahun; trois jeunes soldats du LURD qui avaient rejoint une patrouille alors qu'ils rentraient du front ont emmené trois filles avec eux. Ils ont dit aux filles de porter leurs charges jusqu'à la route principale et les ont violées sur la route, en plein jour. Je les ai vus emmener les filles. Elles avaient environ dix-huit, vingt et vingt-huit ans. Après, les filles sont rentrées chez elles et se sont plaintes. Nous avons su que les soldats avaient été battus par leurs commandants.

Les déplorables conditions de vie au Libéria ont provoqué de nombreux décès, ainsi que l'a expliqué un homme de trente-deux ans qui a fui la ville de Borkeza en juin 2002 :

Avant, 4.846 personnes vivaient à Borkeza. La plupart se cachent aujourd'hui dans la campagne. Nous n'avions rien à manger. Beaucoup sont morts. Nous en avons enterré quelques-uns. Les corps se desséchaient et pourrissaient sur le sol. Entre avril et juin, j'ai enterré seize personnes de mon village. Elles étaient mortes de maladie. La plupart étaient des enfants. On était en fuite. Il n'y avait pas d'endroit sûr. Quel chemin prendre?

Plusieurs civils qui ont traversé en Guinée en juillet et août 2002 ont raconté comment les unités rebelles volaient tout le riz qu'ils avaient récolté la saison précédente, en janvier et février 2002. Compte tenu des graves pénuries de nourriture et de médicaments, de tels événements servaient souvent de catalyseur pour décider de prendre la fuite. Un étudiant de Kpandeheyewan, âgé de 25 ans, a expliqué :

En novembre 2001, nous avons demandé au LURD la permission de quitter Kolahun et de nous rendre dans nos champs. En décembre, nous avions fini la récolte et nous commencions à battre le riz avant de le mettre en sacs; nous avions récolté 350 ballots de riz et nous étions contents d'avoir enfin quelque chose sur quoi compter. Mais en janvier 2002, CO Chief Dekko (un commandant du LURD) a tout emporté. Tous les sacs. Nous étions tellement découragés. Il ne nous restait plus que des bananes.

Parfois, ces larcins du LURD sont accompagnés de violences ce qui, joint à l'insécurité, au manque de soins médicaux et à la perte des récoltes de l'année, pousse de nombreux civils à prendre la fuite. Voici ce qu'a expliqué un professeur de Mawolotown, âgé de 46 ans:

Le jour de Noël 2001, les troupes gouvernementales ont attaqué le LURD à Kolahun. Ca a duré une semaine. C'est à ce moment que les troupes gouvernementales ont emmené mes deux enfants. A Kolahun, les gens mourraient du paludisme et du choléra. En janvier 2002, le LURD est arivé et nous a pris notre riz et notre huile. Ils ont simplement pris toutes nos réserves. Les gens avaient faim. Les forces du LURD nous les ont demandées et si on refusait, ils nous battaient avec leurs fusils et nous tailladaient avec leurs couteaux. En mars (2002), ils nous ont harcelés pour qu'on leur envoie nos jeunes garçons combattre à la guerre. Les garçons se cachaient dans la campagne pour les éviter. Nous n'avions plus rien à manger, alors on a décidé de partir.

La forme d'abus la plus répandue, de la part du LURD, était d'utiliser les civils pour des travaux forcés. Le plus souvent des hommes et des garçons, parfois des femmes, étaient sous la menace des armes obligés de porter les combattants blessés jusqu'à la frontière guinéenne, ou des armes et des munitions des fiefs rebelles jusqu'aux lignes de front ; ou encore du café, du cacao et de l'huile vendus ensuite sur les marchés de Guinée et de Sierra Leone. Après avoir livré les marchandises à des hommes d'affaires apparemment liés aux rebelles du LURD, les civils étaient obligés de remporter jusqu'au territoire du LURD, en général à Kolahun, d'autres marchandises comme du riz, du sel, des pièces de voitures, des armes, des munitions ou tout autre bien nécessaire pour soutenir les opérations rebelles au Libéria. Certains civils auraient eu à porter des charges lourdes pendant des trajets de près de dix heures par jour. Après avoir livré leur cargaison d'un côté, ils devaient souvent apporter d'autres choses ailleurs, le plus souvent sans être autorisés à se reposer et quelles que soient leurs capacités physiques ou leurs forces pour continuer de travailler : beaucoup ont été obligés de transporter des charges malgré leur état de faiblesse ou bien que malades. Certains ont raconté avoir effectué de longs trajets jusqu'à vingt fois et souvent plusieurs d'affilées.

Les villes frontalières comme Ouet-Kama (qui ravitaille les bases rebelles de la région de Kolahun), Koyama (qui ravitaille les bases rebelles proches de Zorzor) et Macenta, jouent un rôle économique et logistique important pour la poursuite des opérations du LURD. Les civils ont indiqué qu'ils ne recevaient aucune nourriture en compensation de leur travail et qu'ils étaient battus s'ils étaient suspectés de marcher trop lentement. Voici ce qu'a expliqué un étudiant de vingt-cinq ans :

Les rebelles utilisaient de force les jeunes. Ils placent des chargements sur leur tête. Si vous refusez, on vous tue. En avril 2002, mon frère Kollie (âgé de dix-huit ans) était d'accord pour porter une cargaison mais il était trop fatigué. Ils l'ont tellement battu qu'il est mort un ou deux jours plus tard. Ils l'ont battu avec les crosses de leurs fusils et frappé avec leurs bottes. Nous avons dû porter des charges de février (2002) jusqu'à ce que je parte en août. Une fois je me trouvais parmi 175 jeunes. Nous étions tous des hommes, âgés de quinze à quarante ans. Ils nous ont fait porter des munitions, du café, du cacao, du zinc, de l'huile, du fer, des générateurs, des machines. Nous les laissions dans un entrepôt à Ouet-Kama. J'ai dû faire ça quatre fois, aller et retour de Kolahun à Ouet Kama. Ca continue à l'heure actuelle.

Les femmes, même avec des bébés dans le dos, n'étaient pas épargnées par cette forme de travail forcé. Une fermière de trente-cinq ans, originaire de Korbatormai, a raconté les cinq voyages qu'elle a effectués :

J'ai porté des marchandises depuis Solomba, depuis Kolahun et depuis Voinjama. J'ai porté du café et de l'huile jusqu'en Guinée à cinq reprises; je mettais huit heures à chaque trajet avec mon enfant de deux ans dans le dos. Ils se fichent que vous ayiez faim. Si vous ne marchez pas comme ils le veulent, ils vous battent. On était environ une dizaine de civils à chaque fois. Parfois, quand on arrivait à Ouet-Kama (en Guinée), il fallait se cacher dans les fourrés ou se mêler aux réfugiés pour qu'ils arrêtent de nous donner d'autres charges à porter et de nous forcer à repartir aussitôt.

Un enseignant de vingt-cinq ans a raconté les différents voyages qu'il a effectués et comment, à plusieurs reprises, il avait été forcé de transporter des armes et des munitions jusqu'aux lignes de front :

En juillet (2002) quand les combats étaient violents, j'ai été attrapé avec une vingtaine d'autres jeunes par le commandant du LURD King Henry. Il a placé des boites de munitions sur nos têtes et nous a dit que nous allions à Foya où ils s'apprêtaient à attaquer les troupes gouvernementales. Il nous a prévenus que si nous nous enfuyions, il nous tuait et il a même chargé ses gardes du corps de garder l'oeil sur nous. J'en avais tellement marre. J'ai fait ça régulièrement, au moins quinze fois: de Kolahun à Fassam, de Kolahun à Foya, de Kolahun en Guinée. Des armes, des munitions, du café, du riz, des parents malades des commandants... j'ai porté de tout.

5 Ibid; voir également la lettre de Human Rights Watch Letter au Conseil de sécurité de l'ONU à propos de l'Union du Fleuve Mano, en date du 17 juillet 2002 et le communiqué de presse disponible sur http://www.hrw.org/africa/liberia.php.

6 A moins d'autres précisions, tous les témoignages ont été recueillis par Human Rights Watch dans les camps de réfugiés en Guinée du 12 au 18 août 2002.

Previous PageTable Of ContentsNext Page