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IV. LA MUTINERIE

Le déclenchement de la mutinerie

Selon une source militaire bien placée à Kisangani, les soldats du RCD dont de nombreux officiers de rang intermédiaire, ont lancé la mutinerie à minuit dans la nuit du 13 au 14 mai depuis la maison de l'un des commandants. De là, plusieurs groupes se sont rendus d'un poste militaire à l'autre à travers la ville pour recruter des partisans et auraient sommé les soldats et policiers de les rejoindre sous peine d'être tués.

Un détachement a maîtrisé les gardes de la prison militaire et libéré les détenus. Un des officiers de police qui a affirmé avoir été contraints à se joindre aux mutins a déclaré à Human Rights Watch :

J'étais de garde au poste de police. Vers 5h00 du matin, un groupe de soldats de la Septième Brigade s'est approché de nous. Ils étaient environ soixante ou soixante-dix. Je ne saurais dire s'il y avait des officiers avec eux parce qu'il faisait nuit. Ils nous ont désarmés et attachés, puis nous ont obligés à les suivre.

De là, nous sommes allés au (poste de police suivant). Ils ont désarmé les deux policiers de service mais ils ne les ont pas attachés comme ils l'avaient fait avec nous. En revanche, ils nous ont demandé de nous joindre à la mutinerie sous peine d'être tués sur le champ. A ce moment là, on n'avait guère le choix. On a cédé sous la pression des armes. A (l'arrêt suivant), le groupe a ramassé une vingtaine de soldats qui semblaient les attendre.

A un moment, profitant de l'obscurité et de la confusion alors que le groupe devenait plus important, j'ai pris la fuite pour sauver ma vie. Les deux autres policiers se sont également échappés à ce moment là et nous nous sommes tous mis à fuir dans des directions opposées.12

Les mutins ont rallié quelques membres d'un groupe de jeunes du district de Mangobo, connus commes les « Enfants des Etats-Unis » (Bana Etats-Unis), qui à leur tour ont essayé d'enrôler davantage de membres des forces armées. Selon l'épouse d'un officier de police, des Bana Etats-Unis ont vainement tenté de recruter son mari pendant la nuit. « Ils l'ont frappé sur le bras et c'était enflé, il m'a montré », a-t-elle déclaré. « Ils lui ont ordonné de se joindre à eux et comme il hésitait toujours, ils l'ont frappé puis ont poursuivi leur chemin ».13

Les émissions de radio

Vers 6h00 du matin le 14 mai, les mutins ont pris le contrôle de la station de radio RTNC et obligé les techniciens à diffuser leurs déclarations détaillant leurs griefs à l'encontre des « Rwandais » connus comme des partisans du RCD. L'un a déclaré aux auditeurs :

Mes chers compatriotes, vous savez très bien qu'aujourd'hui notre principal ennemi c'est le Rwandais. Nous l'appelons notre principal ennemi parce qu'il a quitté son foyer, qui se trouve à des milliers de kilomètres d'ici, pour piller, plutôt, pour détruire, exploiter, tout ce qui nous appartient. Ils ont assez volé, c'en est assez déjà, qu'ils nous laissent tranquilles pour que nous puissions remettre notre pays en état tous ensemble ; vous voyez bien comment ils sont, ici et là (partout). Perçons-les à jour, obligeons les à partir, ils ne sont pas forts, la force est du côté des forces militaires congolaises....

Aujourd'hui, nous ne voulons plus voir l'ennemi rwandais ; il est devenu notre ennemmi parce que l'ennemi, c'est celui qui vous refuse la liberté, qui refuse que vous mangiez correctement.14

Les mutins ont diffusé des directives confuses et parfois contradictoires. Parfois, ils appelaient la population, la police et les soldats à tuer les « Rwandais » dans des termes qui rappelaient les sinistres incitations lancées lors du génocide de 1994 au Rwanda. Ils ne faisaient aucune distinction entre civils et combattants, suggérant même, à un certain point, que les soldats avaient revêtu des vêtements civils, ce qui revenait à désigner les civils comme cibles. A un autre moment, ils ont dit que les « Rwandais » pouvaient être reconnus à leur nez, référence semble-t-il aux Rwandais Tutsis ou à la morphologie Tutsie, censément reconnaissable à un nez long et fin.

Mais les mutins ont aussi lancé des directives différentes, par exemple de simplement chasser les « Rwandais » pour qu'ils puissent regagner leurs propres foyers. Dans l'un de ces messages, voici ce que déclarait l'orateur :

Chers compatriotes congolais, n'ayez pas peur, sortez dehors pour tuer des Rwandais, tous ceux qui vivent dans les étages du haut (il peut s'être agi des communes environnantes), n'ayez pas peur. Prends des pierres, des machettes, des hâches, toutes les armes dont tu disposes, mon frère, et vire-les. Chasse-les. Nous avons souffert pendant quatre ans. Pour quel résultat ? Nous n'avons pas été payés, nous souffrons, mon frère. Pour moi, aujourd'hui c'est le dernier jour, nous voulons la paix dans notre pays le Congo. Chassons les Rwandais, qu'ils rentrent chez eux. Pourquoi ? En quoi les Rwandais seraient-ils meilleurs que nous ? Chers compatriotes, me suivez-vous ? En quoi sont-ils meilleurs que nous ? Qu'ont-ils sur leur territoire ? Un petit pays comme le Rwanda qui joue avec nous ? Pourquoi ? C'est impossible. Les Rwandais ne peuvent pas s'amuser avec nous. Un petit pays comme le Rwanda qui nous coloniserait ? Pourquoi ? De quoi manquons-nous, nous les Congolais, pour être colonisés par le Rwanda ? c'est impossible....

Aujourd'hui, c'est le dernier jour mes chers compatriotes. Tous ceux d'en-haut, descendez, prenez vos machettes sans crainte, laissez vos enfants à la maison. Femmes et hommes, venez ! nous allons chasser les Rwandais d'ici.15

Avec la même confusion, les mutins ont suggéré un moment que quiconque ne les soutenait pas était considéré comme « rwandais » et serait puni et, à un autre, ils ont promis que ceux qui avaient travaillé avec les Rwandais n'auraient à souffrir aucun mal s'ils changeaient de camp.16

Les mutins se sont adressés en particulier à plusieurs groupes de jeunes influents, comme les Bana Etats-Unis ou ceux connus comme les Vendome, mais dans une évaluation totalement irréaliste de la situation, ils en ont aussi appelé au soutien du gouvernement de Kinshasa et même à celui des Casques bleus de la MONUC.17

Les tueries perpétrées par les mutins

Les foules de mutins et de civils ont tué six personnes présumées rwandaises. Dans l'immeuble Lengema, qui abrite un nombre important de Rwandais et de Congolais d'origine rwandaise, les soldats et policiers mutins ont capturé, battu puis tué par balles Ndayira Magobe, directeur-adjoint rwandais de la compagnie aérienne Sun Air, âgé de cinquante ans, considéré comme proche du Président rwandais Paul Kagamé.18 A la prison militaire, les mutins ont capturé un soldat « rwandais » qui était détenu et qu'ils ont ensuite exécuté près de l'Hotel Congo Palace, mais auraient laissé derrière eux un de ses co-détenus ne le considérant pas « rwandais ». Le corps de la victime a été brûlé par la foule qui suivait ainsi les consignes diffusées par la radio appelant à soutenir les mutins.19 Les mutins ont tué par balles un soldat et son cousin civil, Félicien Bongungu, dans une maison dont on disait qu'elle était habitée par des Rwandais dans la rue Mama Yeko de la commune de Makiso. Leurs balles ont également tué le petit Dieu-Merci Bonganga, 4 ans, qui dormait près de sa mère dans la maison voisine.20

Suivant les émissions de radio, des foules de civils, surtout des membres de groupes de jeunesse, armés de bâtons, machettes et pierres ont commencé de converger vers le centre de la ville. Un groupe de ce type a rencontré un soldat nommé Saidi et l'a tué en le prenant pour un Rwandais. Un habitant de 38 ans du quartier de Matete à Mangobo a raconté les tueries à Human Rights Watch:

Vers 8h00 du matin, on a entendu hurler « Rwandais ! Rwandais ! » Il y avait un Rwandais nommé Saidi. Il était toleka, vélo-taxi. Il avait passé la nuit dans le quartier. Quand les gens l'ont vu, ils ont hurlé « Rwandais ! » et ont commencé à le poursuivre. Il a été tué à coups de pierres et de bâton en bois près de la mairie de Mangobo. C'était un groupe de vingt à trente personnes. Ceux qui l'ont tué étaient des civils. Quand ils ont atteint la mairie de Mangobo, ils ont croisé un groupe de soldats portant des bandeaux rouges qui avaient rejoint la rébellion. Il y en avait une cinquantaine environ, armés.21

La fin de la mutinerie

Bien que les mutins aient officiellement rallié quatre à cinq mille personnes, il n'a fallu que quelques heures pour les écraser. Les commandants loyalistes ont repris le contrôle de la station de radio vers 8h00 du matin le 14 mai. L'officier le plus gradé présent à Kisangani, le Commandant Yvon Ngwizani, chef-adjoint de la Septième Brigade, a diffusé sur ses ondes l'ordre à la population de rentrer chez elle ou de regagner son travail. Il a également prévenu : «S'il y a des insurgés parmi vous, nous leur donnerons une bonne leçon.»22 Un autre officier a ajouté : « Les civils qui désobéissent mourront comme des poulets ».23 Le gouverneur a ensuite condamné la mutinerie dont il a rendu explicitement responsable la bouillante société civile de Kisangani. Il a d'ailleurs, dans la foulée, interdit toutes les activités des organisations de la société civile dans l'ensemble de la Province Orientale, dont Kisangani est la capitale. « Aucun groupe issu de la société civile ne peut fonctionner », a-t-il ordonné. « Aucun d'entre eux ne peut demander l'autorisation de tenir une réunion, parce qu'une telle permission ne sera pas accordée ».24

Aucun coup de feu n'a été tiré lors de la reprise de la radio et les mutins qui avaient lancé leurs appels sur les ondes n'ont apparemment pas été arrêtés. Que la mutinerie ait été si rapidement et si facilement écrasée a amené certains responsables de la société civile à spéculer sur le fait que le soulèvement avait été un leurre orchestré par le RCD pour trouver ainsi prétexte à lancer une vague de répression. Les informations recueillies par Human Rights Watch suggèrent plutôt que la mutinerie fut bien réelle, mais mal préparée. La facilité avec laquelle elle a été réprimée peut avoir été en partie due au rôle ambigü joué par certains officiers qui auraient initialement soutenu l'insurrection avant de se retourner contre elle. Le commandant Jean-Francois Ibuka, (Commandant de la police chargé des opérations) et le commandant Mabele, responsable des opérations du centre de commandement de l'Armée nationale congolaise (ANC, bras armé du RCD), qui figuraient parmi ceux envoyés pour reprendre le contrôle de la station de radio, ont été ultérieurement arrêtés ainsi que Ngwizani.

12 Entretien avec Human Rights Watch, Kisangani.

13 Entretien avec Human Rights Watch, Kisangani, 28 juin 2002.

14 14 mai 2002, émission de la RTNC, transcrite par Human Rights Watch.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 Entretien confidentiel avec Human Rights Watch, Kisangani, 29 juin 2002.

19 Entretien avec Human Rights Watch, Kisangani, 29 juin 2002.

20 Ibid.

21 Entretien avec Human Rights Watch, Kisangani, 25 juin 2002.

22 Ibid.

23 Ibid.

24 Ibid.

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