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III. HISTORIQUE DU CONFLIT

Kisangani dans la guerre du Congo

Dans cette guerre calamiteuse opposant le gouvernement du Congo, soutenu par l'Angola et le Zimbabwe, aux mouvements rebelles soutenus selon les périodes par le Rwanda, l'Ouganda et le Burundi, le contrôle de la ville de Kisangani (dont la population est estimée à 600.000 habitants) s'est âprement disputé entre les belligérants.2 Occupant une position stratégique au carrefour du fleuve Congo et des rivières Tshopo et Lindi, entre l'est et l'ouest du Congo et abritant les aéroports-clé de Simi-Simi et Bangboka ainsi qu'un fructueux marché de diamants, Kisangani a semblé assez attrayante pour qu'on se batte pour elle.

L'Ouganda et le Rwanda, autrefois alliés dans leur opposition au gouvernement congolais de Laurent-Désiré Kabila, se sont une première fois affrontés pour le contrôle de la ville en août 1999, causant la mort de deux cents civils. Ils se sont de nouveau battus en mai 2000 puis en juin 2002, date à laquelle l'Armée patriotique rwandaise (APR) a finalement réussi à chasser les Forces de défense populaires d'Ouganda (Ugandan People's Defence Forces, UPDF) de Kisangani. Cette série de combats a fait quelque 1.200 morts parmi les civils et davantage encore de blessés, en plus d'avoir détruit, tout ou partie, près de 4.000 maisons et autres installations essentielles pour la population.3 Les soldats de l'APR se sont ensuite retirés, laissant la ville aux mains de leurs supplétifs locaux du RCD.

Pour de nombreux habitants de Kisangani, comme pour d'autres Congolais, les Rwandais sont des envahisseurs ; ils sont hostiles aux Congolais qui coopèrent avec eux au plan politique ou militaire. Les militants de la société civile ont critiqué la présence rwandaise au Congo et aussi , parfois, les autorités du RCD alliées au Rwanda de manière générale ou pour des opérations ponctuelles. Un nombre significatif de Rwandais ou de Congolais d'origine rwandaise font des affaires à Kisangani. Les habitants lient souvent ces affaires à l'exploitation illégale des ressources du Congo par des étrangers, activités amplement montrées par les experts des Nations Unies.

Parce que de nombreux Congolais d'origine rwandaise, en particulier les Tutsis, ont coopéré avec les Rwandais, les autres Congolais les perçoivent parfois comme un groupe à part. C'était apparemment vrai pour les mutins. Dans les cas où les personnes interrogées pour ce rapport ont évoqué les « Rwandais », nous avons conservé ce terme dans les citations directes. Sinon, nous utilisons de préférence l'expression « s'exprimant en kinyarwanda » ou personnes d'origine rwandaise si leur nationalité réelle n'est pas connue.

En avril 2002, les représentants du gouvernement congolais, ceux de divers groupes rebelles et de la société civils se sont réunis pour ouvrir le dialogue prévu par les Accords de paix de Lusaka, en 1999. Le gouvernement congolais et les représentants de mouvements rebelles soutenus par l'Ouganda4 - le Mouvement pour la Libération du Congo (MLC) ainsi que la branche du RCD-Mouvement de libération (RCD-ML, également connu comme le RCD-Kisangani) - sont parvenus à un accord de partage du pouvoir, mais le RCD-Goma et plusieurs partis d'opposition radicale ont refusé de signer. Fin avril, les dissidents ont formé l'Alliance pour la sauvegarde du dialogue inter-congolais (ASD), présidée par une vieille figure de l'opposition congolaise, Etienne Tshisekedi, de l'Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) et décidé d'installer leur siège à Kisangani. Tshisekedi a effectué une tournée dans l'est du Congo et s'est rendu à Kigali, illustrant une fois encore l'intérêt que la capitale rwandaise continue de porter à la politique congolaise. Le refus du RCD de signer l'accord a néanmoins généré un nouveau motif de mécontentement chez un nombre croissant de Congolais qui voulaient en finir avec la guerre.

En janvier 2002, un soldat du RCD nommé Patrick Masunzu a initié une révolte parmi les Banaymulenge, Congolais d'origine rwandaise. Dans un premier temps, les troupes du RCD n'ont pas réussi à l'écraser, pas plus que les importans renforts de troupes de l'APR envoyés pour mater la rébellion en février et mars. Mais en étalant les faiblesses du RCD, cette révolte - toujours en cours à l'heure de la rédaction de ce rapport - pourrait bien avoir laisser les mutins de Kisangani escompter un succès similaire.

Lors de sa visite dans cette ville le 1er mai, la mission du Conseil de sécurité des Nations Unies a exigé du RCD la démilitarisation « immédiate et sans conditions » de Kisangani.5 Les mutins ont pu voir dans cette exigence le signe du soutien de l'ONU à leur propre désir de débarrasser la ville de l'influence rwandaise. Ceci expliquerait alors pourquoi ils ont appelé la MONUC à soutenir leur soulèvement, comme noté ci-dessous.

La responsabilité rwandaise

Le Rwanda assure qu'il a des troupes au Congo pour contenir la menace d'attaques de la part des membres des ex-Forces armées et miliciens rwandais qui participèrent au génocide de 1994 contre les Tutsis rwandais. Mais il utilise en réalité ses troupes pour faciliter l'exploitation économique de la région à son profit et consolider le contrôle de fait de son allié local, le RCD, sur l'est du Congo.

L'armée rwandaise a démenti à plusieurs reprises son implication dans les troubles de mai à Kisangani et clamé qu'elle n'avait plus aucune troupe dans la ville depuis juin 2001.6 Mais, comme l'a suggéré aux chercheurs de Human Rights Watch un ancien officier du RCD, l'APR n'avait pas besoin d'avoir des unités dans le secteur pour contrôler les événements. Elle pouvait parvenir au même but en plaçant des hommes à elle aux postes de commande.7 Un officier congolais des forces du RCD avait déclaré en 1998 aux chercheurs de Human Rights Watch que c'était son adjoint rwandais et non lui qui avait le dernier mot en matière de décisions. Pour tenter d'en finir avec cette polémique, Moise Nyarugabo, secrétaire-général du RCD, a fait valoir que dans la population congolaise, les « Nilotiques » - référence commune aux Congolais d'origine rwandaise - étaient souvent pris pour des Rwandais. Il a ainsi souligné que le commandant de la Septième Brigade du RCD, Laurent Nkunda et d'autres, identifiés comme « rwandais » par les habitants de Kisangani, étaient en fait des Congolais d'extraction rwandaise.8

Un nombre significatif de Congolais d'origine rwandaise ont vécu au Rwanda et y comptent toujours des proches. Beaucoup d'entre eux ont pu servir dans l'APR comme dans les forces du RCD. D'autres, dont Nkunda et le commandant de la Cinquième Brigade du RCD, Bernard Biamungu, ont suivi des entraînements au Rwanda tout en servant dans les rangs du RCD ; de fait, tous deux regagnaient leurs postes de commandements après un programme d'entraînement quand la mutinerie a éclaté. Beaucoup des soldats servant au Congo, que ce soit dans les rangs de l'APR ou dans ceux du RCD, n'utilisent que leur prénom ou adoptent des noms de guerre, ce qui contribue à opacifier encore davantage leur généalogie et leur pays d'origine. Pour toutes ces raisons, il est souvent difficile, voire impossible, d'établir la nationalité d'un soldat. En fait, le soldat lui-même peut se sentir aussi bien Rwandais que Congolais.

Il pourrait s'avérer impossible d'établir que les soldats qui ont commis des abus à Kisangani étaient de nationalité rwandaise ; mais en tant que puissance occupante de facto de la région, il revient au Rwanda d'assurer la sécurité des civils dans les zones sous son contrôle.9

Les cadres légaux

Dans le nord-est du Congo, s'entremêlent un conflit armé international et plusieurs conflits nationaux. Les règles de conduite des combattants dans ces deux types de conflits sont donc régies par plusieurs Conventions internationales.

La RDC est devenue partie (en tant que République du Congo) aux Conventions de Genève du 12 août 1949 en 1961 et, en 1982 (en tant que République du Zaïre), au Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 8 juin 1977 relatif à la Protection des victimes dans les conflits armés internationaux. Le Rwanda est partie aux Conventions de Genève depuis 1964 et, depuis 1984, au Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève ainsi qu'au Deuxième Protocole relatif à la Protection des victimes de conflits armés non-internationaux. La RDC n'a pas ratifié le Deuxième Protocole.10

Les combats entre les deux factions du RCD, ainsi qu'entre elles et le gouvernement congolais, ont été qualifiés de conflit interne avec des dimensions internationales, dans la mesure où un groupe bénéficiait du soutien de l'armée rwandaise.

Toutes les parties au conflit interne, insurgés et gouvernement, sont tenues de respecter les règles définies par l'Article 3 des Conventions de Genève de 1949 qui prohibent les attaques contre les civils, « dont les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ; les prises d'otages ; les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ; les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés ».11 L'Article 3 précise également : « Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue ». Le RCD a violé la totalité de ces règles lors de sa reprise en mains de Kisangani.

Dans la mesure où le conflit qui les oppose est international, les gouvernements du Rwanda et du Congo sont tenus de se conformer aux Conventions de Genève du 12 août 1949 et au Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève.

Les crimes présentés dans ce rapport - tueries délibérées de civils, exécutions sommaires de détenus, viols, pillages - constituent par ailleurs des violations du droit international. En tant que tels, ils sont prohibés en toutes circonstances, dans les conflits nationaux comme internationaux, sans considération du fait que les parties ont ou n'ont pas ratifié les traités humanitaires internationaux spécifiques comme les Conventions de Genève.

2 Selon les estimations, la guerre a causé la mort d'environ deux millions de personnes en raison des combats mais aussi de la faim et des maladies. Toutes les parties ont violé le droit relatif aux conflits en tuant, violant, pillant et affectant de toutes manières les civils. Voir les brefs rapports de Human Rights Watch sur le Congo: "Casualties of War: Civilians, Rule of Law, and Democratic Freedoms," vol. 11, no. 01(A), février 1999; "L`Est du Congo dévasté - Civils assassinés et opposants réduits au silence", vol. 12, no. 3 (A), mai 2000; "L`Ouganda dans l`Est de la RDC: Une présence qui attise les conflits politiques et ethniques", vol. 13, no. 2(A) - mars 2001; "Reluctant Recruits: Children and Adults Forcibly Recruited for Military Service in North Kivu," vol. 13, no 3(A) - mai 2001. Voir également: "La guerre dans la guerre : Violence sexuelles contre les femmes et les filles dans l`Est du Congo" Human Rights Watch, juin 2002 .

3 Pour une évalution détaillée des dommages, voir le document du conseil de sécurité de l'ONU, "Rapport de la mission d'évaluation inter-institutions à Kisangani" S/2000/1153, 5 décembre 2000.

4 La signature de cet accord entretient le flou sur le statut de l'Ouganda, qui continue de contrôler de fait une grande partie du nord-est du Congo.

5 Conseil de sécurité de l'ONU, "Rapport sur la mission du Conseil de sécurité des Nations Unies dans la région des Grands Lacs, 27 avril - 7 Mai 2002," S/2002/537, 13 mai 2002.

6 "Rwandan-Backed Rebels in DR Congo Want U.N. Envoy Pulled Out," Agence France Presse, 27 mai 2002.

7 Entretien avec Human Rights Watch, Kisangani, juin 2002.

8 "Ngongi précise sa mission face à la situation de Kisangani," article de presse disponible sur : www.congo.co.za/News/French/21_Mai_2002.htm, daté du 21 mai 2002 et consulté le 20 juillet 2002.

9 Voir: "A Briefing Paper for the `Arria Formula` Meeting on the Situation in the Democratic Republic of the Congo," 25 avril 2002, disponible sur: http://hrw.org/backgrounder/africa/drc-briefing-0425.htm. Dans sa "Résolution 1304 (2000) concernant la situation en République démocratique du Congo", S/RES/1304(2000), 16 juin 2000, le Conseil de sécurité a reconnu que le Rwanda avait violé la souveraineté et l'intégrité territoriale du Congo et exigé le retrait de ses forces sans délai.

10 Pour l'Ouganda et le Burundi, les années de signatures sont respectivement 1964 et 1991, et 1971 et 1993.

11 Conventions de Genève du 12 août 1949.

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