Rapports de Human Rights Watch

Résumé

Témoignant d’un esprit partisan, le gouvernement ivoirien a régulièrement omis d’enquêter, de poursuivre ou de punir les délits criminels qui auraient été commis par des membres d’une association d’étudiants appelée Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI). La plupart des membres de la FESCI sont d’ardents partisans du Président Laurent Gbagbo, autrefois professeur d’université, et de son parti au pouvoir, le Front Populaire Ivoirien (FPI). Aujourd’hui, la FESCI est tour à tour qualifiée de « milice pro-gouvernementale » violente ou de « mafia » par les journalistes, les organisations non gouvernementales (ONG), voire par des responsables du gouvernement ivoirien.

Depuis 2002 au moins, la FESCI se livre à des violences à caractère politique et criminel, notamment des agressions, de l’extorsion et des viols, ciblant souvent de supposés opposants au parti au pouvoir. Au cours des dernières années, des membres de la FESCI ont été impliqués dans des attaques commises entre autres contre des ministres de l’opposition, des magistrats, des journalistes et des organisations de défense des droits humains. Des étudiants perçus comme étant associés à la rébellion basée dans le nord ou à l’opposition politique ont été tués, violés ou brutalement passés à tabac. Par ailleurs, la FESCI adopte fréquemment un comportement criminel de type « mafieux »,  pratiquant l’extorsion et le racket auprès de commerçants qui travaillent dans les complexes universitaires et scolaires ou aux abords de ceux-ci. Oeuvrant en tandem avec d’autres groupes de jeunes pro-gouvernementaux tels que les Jeunes Patriotes, les membres de la FESCI ont été mobilisés à plusieurs reprises depuis 2002 pour entraver le processus de paix en Côte d’Ivoire à des moments cruciaux au profit du FPI.

En principe, la FESCI est un syndicat estudiantin non partisan créé pour représenter l’ensemble du corps étudiant et chercher à améliorer les conditions des étudiants dans les universités et écoles secondaires. La FESCI a démarré en tant que groupement estudiantin pro-démocratique, début 1990, dans le but d’inciter à une réforme du système à parti unique. Étiquetée à l’époque comme subversive par le gouvernement, l’organisation a été officiellement interdite et contrainte à la clandestinité peu après sa création, bon nombre de ses dirigeants étant pourchassés et emprisonnés, et elle n’a refait surface qu’en 1997.

L’histoire de la transformation de la FESCI, association de militants de la démocratie multipartite devenus partisans politiques, de victimes de la persécution gouvernementale métamorphosées en criminels violents protégés par le gouvernement, suit intimement le cours tumultueux de l’histoire vécue par la Côte d’Ivoire au fil des deux dernières décennies.

Depuis 2000, la Côte d’Ivoire est rongée par une crise sociale, politique et militaire qui a accéléré le déclin économique, approfondi les clivages politiques et ethniques et conduit à des violations des droits humains d’une ampleur inédite depuis l’indépendance de la nation. Cette crise est, à bien des égards, l’histoire des frustrations et de l’aliénation de la jeunesse ivoirienne. Au cours des huit dernières années, les membres de groupements de jeunesse ont à la fois aidé à fomenter une rébellion armée qui a débouché sur un coup d’État manqué en 2002—divisant le pays entre le nord contrôlé par les rebelles et le sud contrôlé par le gouvernement— et rejoint les milices pro-gouvernementales pour lutter contre la rébellion.  Les groupes de jeunes ont fait à la fois office de pions dans une guerre par procuration menée par des forces politiques et militaires rivales, et d’acteurs de premier plan dans le drame qui se joue et la crise dans laquelle a sombré la nation. La FESCI est le berceau où ont été nourris la plupart de ces mouvements de jeunes.

Le présent rapport décrit les racines et les actions de la FESCI, ainsi que la complaisance, voire parfois la complicité, du gouvernement dans les violences et les crimes perpétrés par les membres de l’association.

Depuis 2002 au moins, en particulier dans le système universitaire d’Abidjan, la FESCI a pris le contrôle de nombreux aspects de la vie sur le campus, décidant de qui peut vivre dans une résidence universitaire ou même quels marchands sont autorisés à vendre de la nourriture aux étudiants. Certains étudiants, surtout ceux appartenant à une organisation estudiantine rivale perçue par la FESCI comme éprouvant de la sympathie pour les rebelles, craignent de mettre le pied sur le campus en raison d’attaques menées précédemment par la FESCI contre leurs membres. Prises dans leur ensemble, les actions de la FESCI sur le campus et en dehors ont un effet réfrigérant sur la liberté d’expression et d’association des autres étudiants et des professeurs. La crainte suscitée par la FESCI jette une ombre sur la transparence des débats et des réunions publiques et force les organisations estudiantines rivales à restreindre drastiquement leurs activités publiques.

Les attaques perpétrées par la FESCI telles que celles décrites dans le présent rapport ont été menées dans une impunité presque totale, souvent sous le regard passif des forces de sécurité gouvernementales, y compris de la police et de la gendarmerie. En quelques occasions, les forces de sécurité ont directement participé aux violations des droits humains aux côtés des membres de la FESCI. Cette impunité a servi à enhardir les membres de l’association, qui semblent se sentir intouchables, et elle a débouché sur la quasi institutionnalisation de la violence en milieu universitaire.

Bon nombre des actes de violence impliquant des membres de la FESCI et décrits dans ce rapport ont été largement rapportés dans la presse ivoirienne et étaient bien connus des policiers, juges et autres fonctionnaires du gouvernement interrogés par Human Rights Watch. Plusieurs des victimes de la FESCI ont déposé plainte officiellement auprès des autorités compétentes. Néanmoins, rares sont les cas où un membre de la FESCI a fait l’objet d’une enquête, et beaucoup plus rares encore ceux où il y a eu jugement et condamnation. Les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus—des étudiants aux professeurs en passant par les policiers et les juges—affirment que la FESCI jouit d’une impunité quasi totale en raison de son soutien fidèle au Président Gbagbo et à son parti au pouvoir, le FPI.

La FESCI est devenue un terrain d’entraînement pour les leaders ivoiriens en herbe. Guillaume Soro, chef des rebelles des Forces Nouvelles et actuel premier ministre au sein d’un gouvernement d’union, a dirigé la FESCI de 1995 à 1998. Charles Blé Goudé, chef des Jeunes Patriotes, un groupement pro-gouvernemental ultranationaliste, a été à la tête de la FESCI de 1999 à 2001. L’aile jeune de plusieurs grands partis politiques est ou a été dirigée par d’anciens leaders de la FESCI.

Le système d’enseignement supérieur ivoirien semble produire une génération de dirigeants qui se sont fait les dents en politique dans un climat d’intimidation, de violence et d’impunité, où le dissentiment et la divergence d’opinion sont brutalement réprimés. Ce système ne constitue pas « la meilleure école » pour la démocratie ivoirienne—et le gouvernement de la Côte d’Ivoire devrait agir sans délai et de manière concertée pour imposer un changement.

 

Au regard du droit international des droits humains, le gouvernement ivoirien a l’obligation de respecter le droit à la vie, à l’intégrité physique, à la liberté et la sécurité de la personne, ainsi que le droit à la liberté d’expression, d’association et de réunion—notamment en prenant les mesures qui s’imposent pour empêcher des acteurs privés de porter atteinte à ces droits et pour les poursuivre en justice s’ils les bafouent. Pourtant, les membres de la FESCI ont pu commettre des crimes presque en toute impunité.

Le sentiment partagé par beaucoup d’Ivoiriens selon lequel les groupes pro-gouvernementaux comme la FESCI sont effectivement « au-dessus de la loi » en raison de leur allégeance au parti au pouvoir sape le respect envers des institutions qui constituent les fondements essentiels de l’État de droit, notamment des tribunaux impartiaux et indépendants et une police respectueuse des droits, et mine les perspectives à long terme d’instauration d’une société pacifique.

Mettre un terme à la violence dont la vie universitaire est aujourd’hui devenue synonyme en Côte d’Ivoire requerra un engagement soutenu de la part du gouvernement, spécialement des ministères de l’enseignement supérieur, de l’intérieur et de la justice. Une première mesure importante serait de mettre en place un groupe de travail mixte qui se réunirait régulièrement pour observer les violences et autres activités criminelles commises dans les écoles et aux abords de celles-ci, et qui coordonnerait les actions appropriées à mener en réponse à ces actes.

Mettre fin à l’impunité qui permet aux actes de violence de se perpétuer librement supposera une volonté politique de la part des plus hauts dirigeants de l’État, ainsi que des leaders des principaux partis politiques ivoiriens, qui doivent s’engager à appuyer les enquêtes et les poursuites judiciaires pour les crimes perpétrés par les groupes de jeunes tels que la FESCI, à la fois sur les campus et en dehors. Par ailleurs, lors des prochaines élections présidentielles, les partis politiques doivent contribuer à la mise en route d’un dialogue national sur le thème de la violence dans les écoles et les universités en proposant une plateforme visant à atténuer ce problème. Ceci s’avérera crucial pour endiguer les violences qui pourraient survenir à l’occasion des prochaines élections présidentielles, pour l’instant prévues fin novembre 2008.