Rapports de Human Rights Watch

Réponse du gouvernement aux meurtres et autres exactions en rapport avec la grève

Le gouvernement guinéen a des obligations légales au regard de plusieurs traités africains et  internationaux relatifs aux droits humains, comme  le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui exigent de lui le  respect du droit à la vie, du droit à l’intégrité physique, du droit à la liberté et à la sécurité de la personne, et des libertés d’expression, d’association et d’assemblée.169 La Guinée a le droit d’imposer des restrictions légitimes sur beaucoup de droits, dont le droit à la liberté et à la sécurité de la personne et aux trois libertés d’expression, d’association et d’assemblée, lorsque c’est nécessaire pour la sécurité ou l’ordre publics, et dispose effectivement du droit de déroger à ces droits dans les situations d’urgence. Aucune dérogation n’est permise au droit à la vie ni au droit à l’intégrité physique. Les restrictions ou dérogations permises doivent être établies par la loi et sont seulement légitimes dans la mesure strictement exigée par la situation. Dans le cas de restrictions résultant de dérogation officielle en situation d’urgence, elles ne doivent durer qu’aussi longtemps qu’elles sont d’une absolue nécessité. Par conséquent, si certaines des mesures prises pour réduire le plein exercice des droits politiques, en particulier après les violences du 9 février, peuvent être considérées comme légitimes, beaucoup des actions des forces de sécurité durant les six semaines de crise, en particulier le recours à la force violente entraînant des blessures et des morts, ne peuvent pas être conciliées avec les obligations de la Guinée à l’égard des droits humains.

Le ministère guinéen de la Santé a reconnu qu’à la date du 19 mars 2007, la grève et la réponse violente qui lui a été faite avaient entraîné la mort de 129 personnes et de 1764 blessés.170 Des leaders de la société civile essayant d’enquêter sur les exactions liées à la grève ont affirmé à Human Rights Watch que le véritable bilan des morts ne serait peut-être jamais connu parce que beaucoup de victimes ne sont jamais allées dans un hôpital ou à la morgue, mais ont été rapidement inhumées par leurs familles, selon la tradition islamique.171 En outre, le personnel médical  interrogé par Human Rights Watch a souligné que des victimes gravement blessées pendant la grève continuent à succomber à leurs blessures.172

Au cours de sa recherche, Human Rights Watch s’est entretenu avec un grand nombre d’autorités militaires et civiles guinéennes, et leur a demandé d’expliquer le rôle des forces de défense et de sécurité pendant la grève et de répondre aux allégations de mauvaise conduite.

La police

La principale institution chargée du contrôle de la foule en Guinée est la police, qui est sous le contrôle du ministère de la Sécurité. Au cours de sa recherche, Human Rights Watch s’est entretenu avec des dizaines de témoins qui ont déclaré que des officiers de police, sous le prétexte de maintenir l’ordre public, étaient impliqués dans des meurtres, des agressions et des vols à l’encontre de civils. Cependant, malgré le nombre élevé de morts et d’autres exactions dont ce rapport fait état, le ministre de la Sécurité alors en fonction, Fodé Shapo Touré, a affirmé à Human Rights Watch qu’il n’était pas au courant de cas de recours excessif à la force de la part de ses agents dans l’exercice de leurs fonctions pendant la grève, mais il a noté que cela serait à déterminer finalement par une investigation ultérieure.173 Selon le ministre, avant la grève des instructions ont été données à la police d’utiliser « tous les moyens conventionnels » pour maintenir l’ordre, comme « des matraques, des casques, des boucliers antiémeutes et des gaz lacrymogènes, » mais pas d’armes à feu.174 Le ministre a noté que de nombreux policiers avaient été blessés pendant la grève à cause des projectiles lancés par les manifestants, et que beaucoup de postes de police et même de domiciles privés d’officiers de police avaient été dévalisés pendant les manifestations.175 

L’armée

Au cours de son enquête, Human Rights Watch a recueilli des dizaines de comptes-rendus faits par des victimes et des témoins oculaires alléguant l’implication des militaires, et particulièrement des Bérets rouges, dans des meurtres, des agressions et des vols. Connue officiellement sous le nom de Bataillon Autonome de la Sécurité Présidentielle  (BASP), la garde présidentielle, ou Bérets rouges, est une unité militaire d’élite comportant 200 à 300 hommes, chargée de la sécurité présidentielle. Comme la plupart des soldats en Guinée, les membres du BASP ne reçoivent pas de formation en contrôle de foule et ne possèdent pas d’équipement de contrôle d’émeute.176 Dans un entretien avec Human Rights Watch, le chef du BASP, le Colonel Donzo, a nié que des membres du BASP aient été impliqués dans des atteintes aux droits humains au cours de la période de crise, et il a noté que pour cette raison aucun d’entre eux n’avait été sanctionné pour les mesures prises.177 Selon le Colonel Donzo, les membres du BASP avaient reçu l’ordre de ne pas tirer sur les manifestants ni sur des personnes, et avaient pour principale mission pendant la crise de protéger les biens publics, tels que les stations de radio et de télévision nationales, et de trouver les armes volées dans certains secteurs de Conakry.178 Contredisant le témoignage de nombreux témoins oculaires interrogés par Human Rights Watch, le Colonel Donzo maintient que les soldats des Bérets rouges n’étaient pas positionnés au pont du 8 novembre, où des dizaines de manifestants ont été tués au cours de la marche du 22 janvier 2007, et qu’ils n’avaient pas été impliqués dans les incidents comprenant l’arrestation et le harcèlement de dirigeants syndicaux et de journalistes dont ce rapport fait état.179

D’autres autorités militaires maintiennent que pendant les troubles, des criminels ont utilisé des uniformes militaires et des armes volées pour perpétrer des exactions contre des personnes.180 Human Rights Watch notera que beaucoup des témoins oculaires interrogés et alléguant la participation de soldats guinéens aux violations des droits humains, ont vu les auteurs de ces actes non seulement porter un uniforme militaire, mais aussi se trouvant à proximité de véhicules militaires.181

La gendarmerie

En Guinée, la gendarmerie est un corps d’armée chargé des fonctions de police parmi les populations civiles. Elle est sous la responsabilité du ministère de la Défense. Au cours de sa recherche, Human Rights Watch a recueilli de nombreuses déclarations de victimes et de témoins oculaires alléguant l’implication de la gendarmerie dans les morts par balles de manifestants désarmés. Contrairement à la police et à l’armée cependant, les gendarmes ne semblent pas avoir participé à des agressions et des vols à l’encontre de citoyens dans les quartiers de Conakry. Human Rights Watch a cherché à obtenir une entrevue avec le chef de la Gendarmerie Nationale de Guinée, le Général Jacques Touré, mais on lui a répondu que pour cela il serait nécessaire de passer par le ministre de la Défense, poste qui à cette époque était occupé par le Président Conté.182 Human Rights Watch n’a pas tenté de contacter le Président Conté pendant son séjour en Guinée.

Le ministère de la Justice

A la fin du mois de janvier 2007, le ministre de la Justice alors en fonction, Alsény René Gomez, a annoncé la création d’une commission nationale d’enquête chargée d’enquêter sur les morts, les blessés et les destructions de propriétés occasionnés durant la grève de janvier-février 2007 ainsi que pendant celle de juin 2006.183 Supervisé et assuré par des fonctionnaires du ministère de la Justice, le travail de la commission devait être contrôlé par un comité de surveillance qui comprenait des représentants de la gendarmerie et du ministère de la Défense, ainsi que des représentants de deux syndicats.184 L’Ordre des avocats de Guinée a voté unanimement le refus  de participation au comité de surveillance, à cause de préoccupations relatives à l’indépendance de la commission, déclarant que le gouvernement en place à ce moment-là ne pouvait pas être à la fois « meurtrier et enquêteur. »185 La plus ancienne et importante organisation de défense des droits humains de Guinée, l’Organisation Guinéenne de Défense des Droits de l’Homme et du Citoyen (OGDH), a pareillement refusé de participer.186

Beaucoup des personnes interrogées par Human Rights Watch au sujet de la commission nationale d’enquête, depuis des diplomates, des représentants de l’ONU, aux victimes d’exactions liées à la grève dans les banlieues de Conakry, ont exprimé un scepticisme extrême quant à la capacité d’une telle commission à fonctionner de façon indépendante, notant qu’une précédente commission, créée pour enquêter sur les abus de juin 2006, n’avait abouti à aucune poursuite judiciaire, que des incidents présentant un recours excessif à la force antérieurement à la grève de juin 2006 n’avaient jamais abouti à des poursuites, et qu’historiquement le ministère de la Justice guinéen n’avait pas été capable de fonctionner indépendamment de la branche exécutive du gouvernement.187 Certaines victimes et leaders communautaires ont dit à  Human Rights Watch qu’ils ne témoigneraient pas devant une commission qui ne comporterait pas au moins des membres internationaux.188  

En réponse aux critiquesexprimées contre la commission créée par l’ancien ministre Gomez, à la mi avril 2007, la ministre de la Justice et des droits de l’Homme nouvellement nommée, Paulette Kourouma, a dissout le comité de surveillance. De plus, elle a créé un panel comprenant des juges et des avocats, et elle a donné pour instruction aux membres de ce panel d’élaborer un statut relatif à la création d’un nouvel organe indépendant ayant un mandat spécial pour enquêter et poursuivre les auteurs d’exactions liées à la grève.189 L’Ordre des avocats guinéens a accepté de participer à la préparation du statut, et a dit à Human Rights Watch que l’objectif est de créer un « tribunal spécial indépendant » ayant autorité pour enquêter, inculper et poursuivre.190 Une participation officielle de non Guinéens au « tribunal spécial » a été exclue, ainsi que la participation de membres de la société civile.191 D’après un fonctionnaire du ministère de la Justice, ce sera à l’Assemblée Nationale de voter sur le projet de statut pour créer « la structure judiciaire indépendante qu’attendent les Guinéens. »192

Pour permettre un processus judiciaire en lequel les Guinéens aient confiance et participent, qui soit capable de fonctionner indépendamment et de suivre la direction des enquêtes aussi loin que nécessaire, Human Rights Watch pense qu’il est décisif qu’un organe indépendant soit créé et correctement financé aussitôt que possible. Cet organe devrait être chargé d’enquêter et de traduire en justice les auteurs des crimes commis par les forces de sécurité gouvernementales et autres au cours de la grève générale de janvier-février, ainsi que pendant les grèves précédentes comme en juin 2006, où des exactions similaires ont été commises.193 Pour garantir l’impartialité, la diligence et  l’approfondissement, le travail de toute commission indépendante ou cour spéciale devant être créée devrait s’appuyer sur l’expertise de la communauté internationale grâce à la participation de membres de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, et du Bureau du Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.




169Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté le 16 décembre 1966, G.A. Res. 2200A (XXI), 999 U.N.T.S. 171 (entré en vigueur le 23 mars 1976; ratifié par la Guinée en 1978); Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée le 27 juin 1981, OAU Doc. CAB/LEG/67/3 rev. 5, 21 I.L.M. 58 (1982), (entrée en vigueur le 21 octobre 1986; ratifiée par la Guinée en 1982).

170Entretien de Human Rights Watch par téléphone avec le président du Comité de crise, Mr. Diakité, un organe du ministère guinéen de la Santé créé pour distribuer l’aide médicale liée à la grève reçue des donateurs internationaux et pour contrôler le nombre de morts et de blessés, Conakry, 19 mars 2007.

171Entretiens de Human Rights Watch avec des personnalités locales de la société civile, Conakry, 16 mars 2007.

172Entretiens de Human Rights Watch avec des membres du corps médical, Conakry, 1er février et 16 mars 2007.

173Entretien de Human Rights Watch avec le ministre de la Sécurité alors en fonction, Fodé Shapo Touré, Conakry, 7 février 2007.

174 Ibid. Selon le ministre, au sein de la police, il y a des unités d’intervention spécialement entraînées, comme la Compagnie mobile d’intervention et de sécurité (CMIS), évaluée à 300 à 400 hommes (connue aussi localement comme “anti-gang”), qui ont toutes eu une formation en contrôle de foule, et possèdent un équipement de contrôle d’émeute. Environ 300 autres agents ont aussi reçu une formation en contrôle de foule

175 Ibid.

176 Entretien de Human Rights Watch avec le Colonel Mouniè Donzo, commandant du BASP, Conakry, 16 mars 2007.

177Ibid.

178 Ibid.

179 Ibid.

180 Saliou Samb, “Guinea Hunts Army ‘Imposters’ Who Robbed Civilians,” Reuters, 21 mars 2007.

181 Entretiens de Human Rights Watch avec des témoins oculaires, Conakry, 14, 15, 16, et 18 mars 2007

182 Entretien de Human Rights Watch au secrétariat de la Gendarmerie Nationale, Conakry, 6 février 2007. A la date du 28 mars 2007, le poste de ministre de la Défense est occupé par Arafan Camara, ancien vice chef d’état major de l’armée guinéenne.

183Entretien de Human Rights Watch avec le ministre de la Justice alors en fonction, Alsény René Gomez, Conakry, 8 février 2007.

184Ibid. Le ministre a noté que la présence des syndicats au comité de surveillance avait pour but d’encourager les citoyens à témoigner.

185Lettre du président de l’Ordre des avocats guinéens, Boubakar Sow, au ministre de la Justice, Alsény René Gomez, 31 janvier 2007.

186Entretien de Human Rights Watch avec le président de l’OGDH, Dr. Thierno Sow, Conakry, 8 février 2007.

187 Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des membres de la société civile guinéenne, et des victimes, Conakry, 30 janvier, 8 et 9 février et 15 mars 2007.

188Entretiens de Human Rights Watch, Conakry, 31 janvier 2007.

189Correspondance électronique de Human Rights Watch avec le Directeur National des Affaires judiciaires, Amadou Sylla,  17 avril 2007.

190Entretien de Human Rights Watch par téléphone avec le président de l’Ordre des avocats guinéens, Boubakar Sow, Conakry, 18 avril 2007.

191 Ibid.

192Correspondance électronique de Human Rights Watch avec le Directeur National des Affaires judiciaires, Amadou Sylla,  17 avril 2007.

193Human Rights Watch, Le côté pervers des choses.