Rapports de Human Rights Watch

Contexte

La Guinée a gagné son indépendance de la France en 1958, après avoir été la première et l’unique colonie à opter pour une indépendance complète, sans intégration dans une communauté de territoires d’outre-mer français. La campagne pour l’indépendance était dirigée en partie par un ancien leader syndicaliste charismatique, Sékou Touré, qui avait acquis sa notoriété dans les années 40 et 50 après avoir dirigé une grève d’après-guerre contre l’administration coloniale française. Il allait diriger la Guinée depuis l’indépendance en 1958 jusqu’à sa mort en 1984. Professant un mélange de panafricanisme et d’idéologie marxiste, Touré a transformé la Guinée en une dictature à parti unique dans laquelle la libre expression et l’opposition politique étaient impitoyablement réprimées. Tout comme pour les partis politiques, l’appartenance syndicale sous Sékou Touré était réduite à une entité unique autorisée par l’Etat.4

Sous le régime de Sékou Touré et avec la terreur étatique et l’appareil du renseignement qu’il avait mis en place, des milliers d’intellectuels, d'opposants au gouvernement, et de personnes perçues comme des rivaux politiques, ont été détenus dans le célèbre Camp Boiro, le goulag de Guinée, où ils étaient systématiquement torturés et tués. Leur sort était déterminé non pas par un appareil judiciaire indépendant, mais par le Comité révolutionnaire, un organe composé de hauts dirigeants politiques et de proches du président. Du fait de l’atmosphère de paranoïa et de répression qui régnait à l’époque de Sékou Touré, des milliers d’intellectuels guinéens ont fui le pays, pour ne revenir (ou pas) qu’après la mort de Sékou Touré en 1984. Certains ont estimé que près d’un million de Guinéens avaient fui vers les pays voisins, tels que la Côte d’Ivoire, la Sierra Leone et le Liberia.5 Bien qu’il se soit terminé il y a près d’un quart de siècle, le règne de Sékou Touré, qui a duré vingt-six ans, a laissé une marque indélébile sur la Guinée, et un héritage de peur et de suspicion mutuelle chez ceux qui tentent de demander des comptes à leur gouvernement.

Quand Touré est mort en 1984, l’armée s’est immédiatement emparée du pouvoir et le Colonel Lansana Conté, actuel président de la Guinée, est apparu pour prendre le contrôle. En quelques jours, la constitution était suspendue, le parti de Sékou Touré Parti Démocratique de Guinée, et l’Assemblée Nationale étaient démantelés, et le régime militaire était institué sous le nom de Comité militaire de redressement national ( CMRN). Le nouveau gouvernement militaire a déclaré que la protection des droits humains était l’un de ses principaux objectifs, il a libéré les prisonniers politiques du Camp Boiro, et encouragé à revenir les Guinéens de la diaspora qui avaient fui sous le régime de Sékou Touré. La règle du parti unique appliquée par Touré se poursuivant, toutes les activités des partis politiques étaient interdites. Bien qu’il y ait eu une diminution de la portée des violations de droits de l’homme si l’on compare avec le règne de Sékou Touré, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions, les actes de torture, les arrestations arbitraires d’étudiants et de personnes critiquant le gouvernement, et les meurtres de manifestants pacifiques se sont poursuivis pendant la période du régime militaire, qui a pris fin au début des années 90.6

A la suite d’un referendum à la fin de 1990, la Guinée a adopté une nouvelle constitution garantissant une large gamme de droits humains, et le gouvernement militaire a été officiellement dissous. Cependant, le processus de transition de la Guinée vers un système pluripartite ne devait pas être terminé avant les premières élections législatives de 1995. Lansana Conté a remporté des élections en 1993 et 1998 qui ont été considérées par les observateurs internationaux comme défectueuses, du fait des allégations de fraude électorale, d’interruption de réunions de partis d’opposition, et d’arrestation et de détention de personnalités de l’opposition.7 Conté a été réélu pour un troisième mandat en 2003 après qu’un amendement de la constitution ait été voté, permettant au président de se présenter pour un nombre illimité de mandats.8 La plupart des partis d’opposition ont boycotté les élections de 2003, et Conté a gagné contre un seul candidat, relativement peu connu.

Le bilan du régime de Conté en matière de droits humains, après la transition vers un système pluripartite au milieu des années 90, a continué à être marqué par des exactions et par la répression, à savoir l’usage excessif de la force contre des manifestants non armés, les actes de torture contre des criminels potentiels, y compris des enfants, se trouvant en garde en vue et dans le but de soutirer des aveux, des détentions préventives prolongées, l’arrestation et la détention de leaders et de sympathisants de l’opposition, et le harcèlement et l’arrestation de journalistes.9 Le gouvernement de Conté  s’est largement abstenu de s’attaquer à l’impunité qui accompagne souvent ces graves exactions contre les droits humains, en particulier les exactions commises par les forces de sécurité.

Ces dernières années, la santé de Conté s’est détériorée. Souffrant d’un diabète aigu, il est allé en Suisse deux fois au moins en 2006 pour des soins médicaux d’urgence, provoquant une spéculation croissante tant à l’intérieur de la Guinée qu’à l’extérieur, sur le fait de savoir si son état lui permet de gouverner efficacement.10

Il y a eu une détérioration parallèle de l’état de l’économie guinéenne. Malgré de vastes réserves de fer, de bauxite et de pierres précieuses, les Guinéens sont parmi les peuples les plus pauvres du monde, classés actuellement au 160ème rang sur 177 selon l’indice de développement des Nations Unies.11 L’économie de la Guinée est rongée par la corruption et l’inflation. En 2006, l’organisme de contrôle de la corruption  Transparency International a classé la Guinée comme le pays d’Afrique le plus corrompu.12 L’inflation, qui tournait autour de 4 pour cent à la fin des années 90, est montée en flèche et tourne actuellement autour de 30 pour cent, dégradant de façon spectaculaire le pouvoir d’achat de la plupart des Guinéens.13 La croissance économique, qui était en moyenne d’environ 4,5 pour cent dans les années 90, a ralenti depuis 2000 pour tomber à un taux moyen d’environ 2,5 pour cent par an.14 En 2002, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, et la Banque africaine de développement ont suspendu leur assistance économique à la Guinée à cause de la médiocrité de la gouvernance économique et politique.15 En 2003, l’Union européenne (UE) a invoqué l’article 96 de l’Accord de Cotonou pour suspendre toute assistance autre qu’humanitaire à la Guinée, à cause de préoccupations relatives aux droits humains.16

La dégradation économique de la Guinée a entraîné le chaos politique, aboutissant au renvoi des Premiers ministres (le plus récent est le sixième en 10 ans) et des remaniements ministériels chroniques (à avril 2007, 172 personnes différentes avaient été ministres dans le gouvernement de Conté).17 De nombreux observateurs attribuent en partie le désordre à des clans rivaux qui briguent la succession à la fin du mandat de Conté.18 La rumeur présente l’armée guinéenne comme profondément divisée, selon des axes à la fois générationnels et ethniques, et on craint une prise de pouvoir militaire dans l’éventualité probable où le Président Conté n’irait pas jusqu’au bout de son mandat, dont la fin est prévue en 2010.




4Entretiens de Human Rights Watch avec des leaders syndicalistes et de la société civile, Conakry, 5 février, et 16-17 mars 2007.

5Département d’Etat des Etats-Unis, Bureau des Affaires africaines, “Background Note: Guinea,” Mai 2006, http://www.state.gov/r/pa/ei/bgn/2824.htm.

6 Voir Amnesty International, “Republic of Guinea: Amnesty International’s Concerns sine April 1984,” 11 décembre 1991, http://www.amnestyusa.org/countries/Guinea/document.do?id=8EEF4F1789268248802569A6006010E0 (consulté le 4 avril 2007); Amnesty International, “Guinea: Does the political will exist to improve human rights?” AI Index: AFR 29/05/95, 9 novembre 1995, http://www.amnestyusa.org/countries/Guinea/document.do?id=2D8F4CB80556BE39802569A50071584E (consulté le 4 avril 2007).

7Un ancien fonctionnaire de USAID/Guinée témoignant devant le Congrès américain a dit carrément : “Chaque élection, depuis les premières élections présidentielles pluripartites en 1993 jusqu’aux élections locales les plus récentes en décembre 2005, a été frauduleuse.” Dr. Herschelle S. Challenor, ancien chef d’équipe, Démocratie et Gouvernance USAID/Guinée, Témoignage devant le Comité du Parlement sur les affaires étrangères, Sous-comité sur l’Afrique et la santé mondiale, 22 mars 2007, http://foreignaffairs.house.gov/110/cha032207.htm (consulté le 4 avril 2007). Voir aussi Département d’Etat des Etats-Unis, Bureau de la Démocratie, des droits de l’homme et du travail, “Country Reports on Human Rights Practices – 1999: Guinea,” 23 février 2000, http://www.state.gov/g/drl/rls/hrrpt/1999/250.htm (consulté le 23 mars 2007); “Country Reports on Human Rights Practices – 1994: Guinea,” février 1995, http://dosfan.lib.uic.edu/ERC/democracy/1994_hrp_report/94hrp_report_africa/Guinea.html (consulté le 23 mars 2007). 

8Cet amendement, ainsi qu’une extension du mandat présidentiel de cinq à sept ans, et la suppression des limites d’âge pour les candidats à la présidence, ont été approuvés par un referendum national en 2001.

9Human Rights Watch, Le côté pervers des choses. Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des représentants de l’ONU, des organisations nongouvernementales internationales, des journalistes, des défenseurs locaux des droits humains, et des leaders de la société civile, Conakry, avril et juin 2006, et février-mars 2007.

10Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des représentants de l’ONU, des organisations nongouvernementales internationales, des journalistes, et des leaders de la société civile Conakry, Juin 2006 et janvier-février 2007. “Guinea: Ailing President in Switzerland for Medical Treatment,” IRIN, 20 mars 2006, http://www.irinnews.org/report.aspx?reportid=58486 (consulté le 23 mars 2007).

11Programme des Nations Unies pour le Développement, Human Development Report 2006 (New York: UN, 2006), p. 286, http://hdr.undp.org/hdr2006/pdfs/report/HDR06-complete.pdf (consulté le 23 mars 2007).

12Transparency International, Corruption Perceptions Index 2006,   http://www.transparency.org/policy_research/surveys_indices/cpi/2006 (consulté le 23 mars 2007).

13 Center for Democracy and Development, “West Africa Insight, No 1,” Février 2007, http://www.wmd.org/documents/mar07demnews5.pdf (consulté le 23 mars 2007). L’inflation est causée par plusieurs facteurs dont la corruption, des dépenses élevées pour la défense, la dépréciation du franc guinéen par rapport au dollar, et les augmentations des prix mondiaux du pétrole. Fonds monétaire international, “Guinea: 2005 Article IV Consultation and Staff-Monitored Program - Staff Report,” IMF Country Report No. 06/37, Janvier 2006, 

 http://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2006/cr0637.pdf (consulté le 23 mars 2007).

14 Fonds Monétaire International, “Guinea: 2005 Article IV Consultation and Staff-Monitored Program - Staff Report,” IMF Country Report No. 06/37, Janvier 2006, 

 http://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2006/cr0637.pdf (consulté le 23 mars 2007).

15 Ibid.

16Accord de partenariat entre les membres du groupe des Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, d’une part, et la Communauté européenne et ses Etats membres, d’autre part, Signé à Cotonou, Bénin, le 23 juin 2000, http://www.acpsec.org/en/conventions/cotonou/accord1.htm (consulté le 23 mars 2007). L’UE a indiqué son intention de reprendre l’aide au développement à la fin décembre 2006 du fait que la Guinée a rempli les conditions imposées par l’UE, essentiellement l’autorisation de stations de radio privées pour la première fois dans l’histoire de la Guinée. Voir “Guinea: EU Aid Back But Social Problems Remain,” IRIN, 25 décembre 2006, http://www.irinnews.org/Report.aspx?ReportId=62891 (consulté le 23 mars 2007).

17Entretien de Human Rights Watch par téléphone avec un leader local de la société civile, Conakry, 4 avril 2007.

18Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des représentants de l’ONU, des organisations nongouvernementales internationales, des journalistes, des défenseurs locaux des droits humains, et des leaders de la société civile, Conakry, avril et juin 2006 et janvier-février 2007.  Voir International Crisis Group, "Guinea: Uncertainties at the End of an Era," Africa Report N°74, 19 décembre 2003, http://www.crisisgroup.org/home/index.cfm?id=2430&l=1 (consulté le 4 avril 2007).