VIII. Impact sur les communautés musulmanes de FranceLes estimations relatives au nombre de musulmans vivant en France oscillent entre trois et cinq millions. La vaste majorité dentre eux sont de nationalité ou dorigine algérienne, marocaine ou tunisienne. Une petite partie sont entre autres de nationalité ou dorigine turque, irakienne, bosniaque ou ils ont la nationalité ou sont originaires dautres pays arabes ou dAfrique sub-saharienne. Dans les décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de milliers dimmigrés du Maghreb, en particulier des Algériens, sont arrivés en quête de travail, certains dans lidée de retourner un jour dans leur pays. Néanmoins, les politiques de regroupement familial instaurées au milieu des années 1960 ont permis à beaucoup de faire venir leurs familles en France. Cest ainsi que limmigration de courte durée sest transformée en installation permanente. Au cours des dernières années, une discussion malaisée sur la place des musulmans, et de la foi musulmane, a dominé le débat public en France. La résidence de longue durée, lacquisition de la nationalité française et les mariages mixtes, entre autres facteurs, ont contribué à une meilleure intégration des communautés maghrébines de France.235 Toutefois, les émeutes généralisées qui ont touché les banlieues pauvres, à prédominance immigrée, de la périphérie de Paris et dautres grandes villes en octobre et novembre 2005 ont fortement remis en question lapproche assimilationniste de la France. Alors que certains commentateurs ont tenté de faire le lien entre la révolte et linfluence de lislam politique, la plupart des analystes saccordent aujourdhui à dire que les émeutes étaient en grande partie lexpression de la rage entretenue surtout chez les jeunes musulmans à lencontre de ce quils perçoivent comme une marginalisation économique et sociale.236 Samy Debah, un militant anti-discrimination, dit que son association, le Collectif contre lislamophobie, ne cesse de recueillir des informations sur des cas de discrimination à lembauche et au logement contre des musulmans. A son avis, « personne en France ne dirait, je ne vous engage pas parce que vous êtes une femme, ou vous êtes noir, ou vous êtes juif. Mais on peut dire, je ne vous engage pas parce que vous portez le foulard. Cest totalement acceptable. Et vous ne pouvez parler comme cela que dans un contexte politique particulier de discrimination ».237 Le débat sur lintégration a été transposé sur le plan sécuritaire dans le contexte de la lutte contre le terrorisme et rien peut-être ne traduit plus ouvertement cet amalgame que laccent qui est mis sur le contrôle et le façonnement de la foi musulmane en France. Au nom dun « islam de France » dont il faut encourager lémergence, le gouvernement français a créé, en 2003, le Conseil français du culte musulman (CFCM). Le but était de fournir au gouvernement un interlocuteur institutionnel pour les questions liées à la pratique de lislam, ainsi quun organe pouvant superviser les mosquées et les salles de prière, former des imams sexprimant en français, et organiser des services religieux dans les prisons.238 Lidée derrière la création du CFCM était surtout que les imams nés à létranger, dont beaucoup ne parlent pas le français et prêchent la stricte adhésion à des principes islamiques fondamentalistes, sont surreprésentés dans les lieux de culte musulman du pays. Selon cette logique, leurs enseignements sont en décalage avec les valeurs françaises et peuvent contribuer à une radicalisation. Parlant de la lutte contre la radicalisation en général, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de lIntérieur, avait affirmé : « Nous devons agir contre ces imams radicaux car ils sont capables dinfluer sur les jeunes et les esprits faibles ».239 La loi de 2004 interdisant les signes religieux dans les écoles publiques peut également être vue sous cet éclairage. Bien que la loi interdise tous les signes qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse, y compris la kippa juive, le turban sikh et les grandes croix chrétiennes, elle a été tellement interprétée comme visant le foulard islamique quil est courant que lon y fasse référence en lappelant tout simplement « la loi sur le foulard ». Les partisans de linterdiction considéraient quil sagissait dun impératif pour défendre non seulement la tradition française quest la laïcité, mais également la « valeur française » quest légalité des genres. Des mesures antiterroristes contre-productivesDe nombreux musulmans ressentent intensément ce quune analyste a qualifié de « représentation courante erronée selon laquelle lislam est intrinsèquement radical ou résolument incompatible avec le républicanisme français ».240 Kamel Kabtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon, a expliqué :
Lhaj Thami Breze, président de lUnion des Organisations Islamiques de France, lune des principales associations de musulmans du pays, a déclaré que les expulsions dimams « alimentent la peur de la communauté musulmane qui est, une fois encore, montrée du doigt Cela donne limpression que la France persécute les musulmans ».242 Samy Debah, du Collectif non gouvernemental contre lislamophobie, a expliqué pourquoi il estime quil existe « deux régimes différents » en France par rapport à la liberté dexpression, soulignant le contraste entre lexpulsion dimams pour les choses quils disent et la défense de ceux qui expriment des opinions insultantes sur lislam : « Lorsquil sagit des caricatures danoises ou de Redeker, les gens ont dit, Je ne suis pas daccord mais je défends ton droit de le dire, et ils nous disent [à nous les musulmans] que nous navons pas le droit dêtre offensés ».243 Lexpulsion dimams identifiés comme étant des « prêcheurs de haine » constitue clairement une mesure antiterroriste axée spécifiquement sur la prévention de la radicalisation violente et du recrutement pour le terrorisme. Ici aussi pourtant, les arguments du gouvernement visent souvent des opinions ou des déclarations qui sont « contraires aux valeurs françaises » ou qui promeuvent le séparatisme et le rejet de lintégration dans la société traditionnelle.244 Azzedine Gaci, le représentant du Conseil régional du culte musulman de Lyon, reconnaît la préoccupation légitime que fait naître la radicalisation des jeunes « qui ont développé la haine et un rejet de la République », mais il met en garde contre le fait que :
Il a fait valoir que dans ce contexte, les expulsions fortement politisées et médiatisées sont contre-productives car :
Kamel Kabtane est daccord avec lidée que limpact global de ce type de mesures est nuisible dans le sens où elles envoient le message que les membres de la communauté musulmane ne sont pas les bienvenus. « Plus [il y a] de mesures dexception, plus on met les gens dans une situation dexclusion. Et plus on radicalise », a-t-il expliqué.247 Sexprimant à propos des personnes les plus directement affectées par les expulsions, lavocat Mahmoud Hébia partageait ce point de vue: « Les expulsions génèrent des familles pleines de haine [et] les rendent susceptibles de pression des groupes terroristes ».248 Dans un rapport de 2004 relatif à la diffamation des religions et au racisme, le rapporteur spécial des Nations Unies sur le racisme, Doudou Diène, a observé ce quil a qualifié de « nombre alarmant dexpulsions dimams dans certains pays européens au nom de la lutte contre lintégrisme ». Il a particulièrement attiré lattention sur les expulsions de France, déclarant que la procédure dexpulsion durgence octroyait aux autorités une latitude trop importante dans les décisions dexpulsion des imams.249 Au sein des communautés musulmanes françaises, certains ont le sentiment que les pouvoirs étendus dont jouissent les magistrats instructeurs de la section antiterroriste donnent lieu à des arrestations massives et des accusations dassociation avec des réseaux terroristes qui reposent sur des preuves ténues, donnant à entendre que tous les musulmans sont en quelque sorte suspects. « Ils nous disent de séparer le plastique et le papier pour le recyclage, mais ils ne font pas de différence entre nous [les musulmans] », a déploré Dilek D., dont le mari a été expulsé.250 Cette perception est alimentée par des expériences telle que celle vécue par une figure de lopposition tunisienne, Mouldi Gharbi, qui se trouvait dans lappartement dun ami lors dune descente de la police antiterroriste en 1995. Gharbi se souvient que lun des policiers a téléphoné au magistrat instructeur qui avait ordonné la descente pour demander sil devait également arrêter Gharbi. Selon ce dernier, le policier aurait déclaré que le magistrat lui avait dit darrêter tous ceux qui se trouvaient là.251 Gharbi a finalement été reconnu coupable dassociation de malfaiteurs et condamné à un an de prison, peine quil avait déjà purgée en détention provisoire. Il a obtenu lasile en 1996, alors quil était encore en détention provisoire. Les statistiques officielles sembleraient étayer laffirmation selon laquelle les magistrats instructeurs spécialisés dans le contre-terrorisme ont tendance à pencher pour la « prévention ». Il ny a pas si longtemps, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de lIntérieur, a déclaré que 1 161 personnes avaient été interpellées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Seules 462 dentre elles ont officiellement été mises en examen.252 Certains constatent que beaucoup de personnes au sein de la communauté musulmane hésitent à parler en faveur de quelquun étiqueté comme « radical » ou « islamiste », de crainte de se retrouver elles-mêmes associées au terrorisme. Kamel Kabtane a confié à Human Rights Watch que lorsquil avait protesté contre lexpulsion dAbdelkader Bouziane, « jai été tout de suite classé, on a dit que jétais en train de me radicaliser ».253 235 International Crisis Group (ICG), « La France face à ses musulmans: émeutes, jihadisme et dépolitisation », Rapport Europe No. 172, 9 mars 2006, http://www.crisisgroup.org/home/index.cfm?l=2&id=4014 (consulté le 10 avril 2006). 236 Ibid., p. 4. 237 Entretien de Human Rights Watch avec Samy Debah, Collectif contre lislamophobie, Paris, 30 juin 2006. 238 Interview de Dominique de Villepin, Ministre de lIntérieur à lépoque, Le Figaro, 13 mai 2004. 239 The French lesson, The Economist, 13 août 2005. 240 Stéphanie Giry, France and its Muslims, Foreign Affairs, septembre/octobre 2006, http://www.foreignaffairs.org/20050901faessay85508/stephanie-giry/france-and-its-muslims.html (consulté le 17 octobre 2006). 241 Entretien de Human Rights Watch avec Kamel Kabtane, recteur, Grande Mosquée de Lyon, Lyon, 23 juin 2006. 242 Elaine Ganley, « France targets radical imams in bid to keep terrorism at bay », Associated Press, 3 mai 2004. 243 Entretien de Human Rights Watch avec Samy Debah, Collectif contre lislamophobie, 1er février 2007. En septembre 2006, Robert Redeker, écrivain et philosophe français, a publié une tribune dans le quotidien français Le Figaro, dans laquelle il décrivait le Prophète Mahomet comme étant un « chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs et polygame » et qualifiait le Coran de « livre d'inouïe violence ». Il a bénéficié par la suite dune protection policière après avoir reçu des menaces de mort. Un groupe dintellectuels français a publié une défense du droit de Redeker à la liberté dexpression. La position de Human Rights Watch à propos des caricatures danoises et de la liberté dexpression est expliquée dans http://hrw.org/english/docs/2006/02/15/denmar12676.htm. 244 Voir par exemple les notes blanches concernant Abdelkader Bouziane et Abdullah Cam, mentionnées au Chapitre V. 245 Entretien de Human Rights Watch avec Azzedine Gaci, représentant du Conseil régional du culte musulman Rhône Alpes, Lyon, 26 juin 2006. 246 Ibid. 247 Entretien de Human Rights Watch avec Kamel Kabtane, 23 juin 2006. 248 Entretien de Human Rights Watch avec Mahmoud Hébia, avocat, Lyon, 22 juin 2006. 249 Commission des droits de lhomme de lONU, « Rapport soumis par le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de lintolérance qui y est associée, Doudou Diène - Additif : diffamation des religions et combat global contre le racisme : antisémitisme, christianophobie et islamophobie », E/CN.4/2005/18/Add.4, 13 décembre 2004, http://daccessdds.un.org/doc/UNDOC/GEN/G05/102/19/PDF/G0510219.pdf?OpenElement, para. 27. 250 Entretien de Human Rights Watch avec Dilek D., Lyon, 23 juin 2006. 251 Entretien de Human Rights Watch avec Mouldi Gharbi, Paris, 3 octobre 2006. 252 Intervention de Nicolas Sarkozy, Ministre de lIntérieur, lors dune conférence de presse tenue le 8 juin 2006, http://www.interieur.gouv.fr/misill/sections/a_l_interieur/le_ministre/interventions/08-06-2006-evolutions-securite/view (consulté le 15 juin 2006). 253 Entretien de Human Rights Watch avec Kamel Kabtane, Lyon, 23 juin 2006. |