VII. Alternative à léloignement
Linterdiction du territoire français et lexpulsion ne constituent pas les seuls instruments dont dispose le gouvernement pour traiter les cas de personnes considérées comme une menace pour la sécurité nationale. Et dans bon nombre de circonstances, notamment lorsquune personne est exposée à un risque de torture si elle est expulsée, léloignement est une réponse inappropriée. Même dans dautres cas, comme par exemple lorsque la personne entretient depuis longtemps des liens avec la France du fait de sa résidence, de son mariage et de ses enfants, le gouvernement devrait envisager des méthodes alternatives de protection contre le terrorisme. La loi française prévoit déjà une alternative à linterdiction du territoire français, bien quimparfaite aux yeux de Human Rights Watch : lutilisation darrêtés dassignation à résidence. Pourvu que les arrêtés dassignation à résidence ne comprennent pas de conditions strictes au point déquivaloir à une sanction pénale, et pourvu que des protections judiciaires adéquates soient mises en place, ces arrêtés peuvent représenter une alternative viable à léloignement, lorsque cette mesure exposerait lintéressé à un risque de torture. Les protections judiciaires devraient être les suivantes : un arrêté ne devrait pouvoir être émis que par un tribunal (et non par le pouvoir exécutif) ; un arrêté ne devrait pouvoir être émis que suite à une procédure au cours de laquelle des éléments de preuve crédibles démontrant sa nécessité ont été présentés au tribunal et à la personne faisant lobjet de léloignement ; lintéressé devrait avoir lopportunité de contester ces éléments de preuve ; et il devrait avoir un accès approprié à un recours et à un réexamen sérieux de son dossier. Les arrêtés doivent être limités dans le temps et susceptibles de faire lobjet dune abrogation et dune modification des conditions lors de la présentation de nouveaux éléments de preuve. Par ailleurs, la personne visée par larrêté doit être capable dentretenir une vie de famille et être autorisée à travailler. Lassignation à résidence appliquée selon ces critères conviendrait également à des cas en rapport avec la sécurité nationale, où lintéressé aurait en dautres circonstances été protégé contre lexpulsion en raison de la durée de sa résidence, de lintensité et de la stabilité de ses liens sociaux et familiaux en France, et où lexpulsion constituerait une ingérence disproportionnée dans le droit à la vie familiale du conjoint et des enfants de la personne. Lutilisation actuelle de lassignation à résidence en FranceDans les cas où les tribunaux jugent que léloignement vers le pays dorigine est impossible pour des raisons de droits humains ou autres, ou lorsque lintéressé a déjà un statut de réfugié et ne peut être renvoyé vers son pays dorigine, le ministre de lintérieur peut émettre un arrêté dassignation à résidence.212 En vertu de cette mesure, une personne est astreinte à vivre dans les lieux précis qui lui sont fixés, elle doit se présenter périodiquement à la préfecture locale et demander une autorisation préalable pour tout déplacement à lextérieur du périmètre défini. La personne qui ne respecte pas lune des dispositions de larrêté dassignation à résidence est passible dune peine demprisonnement de trois ans.213 Les personnes assignées à résidence dans ces cas nont généralement pas le droit de travailler et elles sont invitées à entreprendre les démarches nécessaires pour trouver un pays tiers disposé à les accueillir. Lobjectif explicite est que lassignation à résidence serve de mesure à court terme prise jusquà ce quil soit possible dexpulser la personne, et ceci est généralement indiqué dans larrêté ministériel.214 Cela expliquerait en partie pourquoi les personnes assignées à résidence se voient habituellement privées dune auto risation de travailler. Les intéressés doivent eux-mêmes trouver un pays tiers prêt à les accueillir, ce qui dans la plupart des cas se traduit par un exercice plutôt futile de rédaction périodique de lettres à divers pays. On ignore si, de son côté, le gouvernement français entreprend des démarches pour trouver une solution avec un pays tiers. Par voie de conséquence, nombreuses sont les personnes assignées à résidence qui vivent indéfiniment dans lincertitude et le flou. Néanmoins, selon un fonctionnaire du Ministère de lInté rieur, assigner quelquun à résidence remplit deux autres objectifs clés : faciliter la surveillance et réduire la menace à un minimum, par exemple en éloignant quelquun de sa base urbaine et en lenvoyant dans une zone rurale.215 Human Rights Watch estime quimposer des restrictions à la liberté de circulation dans le simple but dexercer une surveillance sans supervision judiciaire viole plusieurs droits liés aux procédures équitables et équivaut à une ingérence disproportionnée dans lexercice dautres droits. Comme nous la expliqué ce fonctionnaire, un autre but est de créer une situation tellement désagréable que la personne elle-même prendra les arrangements nécessaires pour quitter la France.216 Les conditions dans lesquelles vivent ces personnes varient considérablement. En ce qui concerne Yashar Ali, un réfugié et imam irakien soupçonné de liens avec les islamistes radicaux, les autorités lui ont fait quitter Paris, où il était imam, et lont assigné à résidence à Mende, en Lozère, un département du sud. La région est connue pour avoir très peu de résidents musulmans et il semble que lobjectif immédiat de larrêté ministériel dexpulsion à lencontre dAli et de son assignation à résidence ait été de léloigner de sa base de soutien afin de « déstabiliser la mouvance salafiste en région parisienne et de réduire les velléités de constitution de réseaux à vocation djihadiste sur le sol national ».217 Au départ, Ali a passé deux mois en détention provisoire pour ne pas sêtre présenté à Mendeil prétend ne jamais avoir reçu de convocation lui intimant de se présenter dans les huit jours à la préfecture de Mendeavant dêtre condamné à un mois de prison pour cette infraction.218 Autre cas, celui de Mohamed Kerrouche, assigné à résidence à 150 kilomètres de son domicile parisien. Il a vécu dans un hôtel pendant un an et demi avant de « craquer », pour reprendre le terme employé par son avocate, et de retourner de lui-même en Algérie.219 Salah Karker, cofondateur du mouvement islamiste tunisien Ennadha, a obtenu le statut de réfugié en 1988. Le Ministère de lIntérieur a ordonné son expulsion en 1993 et la assigné à résidence à Dignes-les-Bains, près de la frontière italienne. Il a été de nouveau transféré à son domicile près de Paris 12 ans plus tard, en 2005, suite à une hémorragie cérébrale.220 En revanche, Mouldi Gharbi, un réfugié tunisien, a été assigné à résidence en 1998 dans son appartement parisien après que le préfet de Paris eut ordonné son expulsion aux motifs quil représentait une « grave menace pour lordre public ». Gharbi avait obtenu le statut de réfugié alors quil se trouvait en détention provisoire pour association de malfaiteurs et il était par conséquent protégé contre lexpulsion. Il a finalement été condamné à un an de prisonpeine déjà purgée en détention provisoireet na pas fait lobjet dune mesure dinterdiction du territoire français. Gharbi, tailleur dans un atelier des Champs-Élysées, a reçu lautorisation de travailler en 2004.221 Les arrêtés dassignation à résidence constituent clairement une ingérence importante dans lexercice de certains droits fondamentaux tels que le droit dune personne à la liberté de circulation, le droit au respect de la vie familiale et, dans le cas de la France, le droit de travailler. Tant le PIDCP que la Convention européenne des droits de lhomme garantissent le droit à la liberté de circulation, notamment le droit de quiconque se trouvant légalement sur le territoire d'un État d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence. Des restrictions peuvent toutefois sappliquer à ces droits conformément à la loi, dans lintérêt de la sécurité nationale ou de la sûreté publique et pour la prévention des infractions pénales, entre autres raisons.222 Daucuns soutiendront quil se pourrait que les conditions imposées rendent lassignation à résidence comparable à une détention.223 Néanmoins, comme chaque ensemble de conditions imposées dans le cadre dune assignation à résidence peut varier dun cas à lautre, il est probable que la plupart des arrêtés natteindraient pas le degré de sévérité nécessaire pour être considérés comme analogues à une sanction pénale. Etant donné que les arrêtés dassignation à résidence sont basés sur des critères de preuve peu exigeants et sur lutilisation de rapports non vérifiables des services de renseignement, comme expliqué précédemment pour les recours contre les arrêtés dexpulsion, les mêmes préoccupations sont de mise quant à la compatibilité de ces arrêtés avec le droit international des droits humains, nonobstant le droit de former un recours contre les arrêtés dans le système de justice administrative. A ce jour, le Comité des droits de lhomme de lONU a confirmé limposition dune assignation à résidence en France, lestimant compatible avec le PIDCP. Dans le cas de Salah Karker, mentionné plus haut, son épouse Samira a déposé plainte devant le Comité des droits de lhomme en vertu du PIDCP, expliquant en quoi larrêté constituait une ingérence dans leur droit au respect de la vie familiale et dans lexercice de la liberté de circulation de son mari, et alléguant que les conditions de résidence étaient analogues à celles dune détention. Le Comité a confirmé les restrictions, estimant que la France « a produit devant les tribunaux des preuves montrant que M. Karker était un partisan actif d'un mouvement qui prône l'action violente » ; que « les mesures restrictives de la liberté de circulation permettent à M. Karker de résider dans un périmètre relativement étendu » ; et que « ces restrictions ont été examinées par les juridictions internes qui, après avoir étudié tous les éléments du dossier, les ont jugées nécessaires pour des raisons de sécurité ».224 Lutilisation de mesures de contrôle par dautres paysHuman Rights Watch soppose aux mesures restrictives qui équivalent à une sanction pénale lorsquelles ne sont pas imposées par un tribunal de justice pénale, conformément aux normes internationales relatives au procès équitable. Au Royaume-Uni, par exemple, les « ordonnances de contrôle » (control orders) prises à lencontre des personnes soupçonnées de liens avec le terrorisme peuvent comprendre des couvre-feux, des marquages électroniques, des restrictions visant lemploi de certains articles (tels quun ordinateur), des restrictions visant lemploi de certaines technologies de la communication (telles que lInternet), des limitations portant sur les personnes que lintéressé peut fréquenter, et des interdictions frappant les déplacements. Human Rights Watch considère que les restrictions imposées par le biais des ordonnances de contrôle peuvent se révéler si sévères quelles équivalent à des peines qui seraient encourues en cas dinculpation au pénal. Pourtant, ces ordonnances sont prises par le ministre de lintérieur sur la base de critères de preuve peu exigeants et sans supervision judiciaire suffisante. Pour cette raison, Human Rights Watch estime que le système des ordonnances de contrôle ne respecte pas le droit international des droits humains.225 En Italie, la loi prévoit un mécanisme pour placer sous le contrôle spécial de la police une personne considérée comme un danger pour la société.226 Cette mesure peut être assortie, sil y a lieu, de la condition de ne pas demeurer dans une ou plusieurs villes ou provinces déterminées, ousi la personne concernée est considérée comme particulièrement dangereusela mesure peut être assortie dune assignation à résidence exigeant que lintéressé vive dans une municipalité déterminée.227 Les contrôles policiers et les assignations à résidence peuvent uniquement être imposés par un tribunal. Le tribunal siège à huis clos mais il doit rendre une décision motivée après avoir entendu le représentant du ministère public et la personne à lencontre de laquelle la mesure est proposée. Lorsquil impose une telle mesure, le tribunal doit en fixer la duréede un an à cinq ans maximumet préciser les conditions que doit respecter lintéressé. La personne faisant lobjet de ces mesures a le droit dinterjeter appel, tout dabord auprès de la Cour dappel, et ensuite auprès de la Cour de cassation, et elle a le droit dêtre représentée par un avocat. Bien que le contrôle policier et lassignation à résidence puissent être imposés à lencontre de personnes qui nont pas été reconnues coupables dune infraction, et qui en fait peuvent avoir été acquittées, ils font lobjet dune limitation dans le temps, ne peuvent être imposés que par un tribunal, et sont soumis à une supervision judiciaire. En outre, la loi applicable a été amendée en 1988 et elle dispose aujourdhui quune personne ne peut être assignée à résidence que dans la ville où elle est domiciliée ou a sa résidence.228 La Cour européenne des droits de lhomme a examiné la compatibilité de ces dispositions de la loi italienne avec la Convention européenne et, bien quelle ait à ce jour confirmé le principe du mécanisme mis en place, elle a estimé que dans certaines circonstances, le recours à ces mesures ou la portée de celles-ci équivalait à une ingérence injustifiée dans lexercice de la liberté de circulation.229 Dans le passé, la Suède prévoyait également des mesures dassignation à résidence similaires au système français. La Loi suédoise de 1980 relative aux étrangers donnait au gouvernement le pouvoir de prescrire des restrictions et des conditions au niveau du lieu de résidence, du changement de domicile et de lemploi dans les cas où un arrêté dexpulsion ne pouvait être appliqué aux motifs que la personne concernée risquait dêtre exposée à des persécutions politiques ou des actes de torture en cas de renvoi.230 Dans un dossier datant de 1991, le Comité des droits de lhomme a confirmé limposition de ces mesures à lencontre dun suspect kurde vivant en Suède.231 Le Comité a simplement indiqué que puisque la Suède avait invoqué des raisons de sécurité nationale pour justifier les restrictions à la liberté de circulation, les restrictions auxquelles était soumis le suspect étaient compatibles avec celles autorisées aux termes de larticle 12, paragraphe 3, du PIDCP.232 La Loi de 1991 relative aux contrôles spéciaux à légard des étrangers a aboli le système dassignation à résidence. Aux termes de la loi actuellement en vigueur, la police peut ordonner à des étrangers qui ne peuvent être expulsés de se présenter à la police à intervalles réguliers et elle peut opérer des fouilles sur les lieux où ils se trouvent et sur leur personne. 233 Un tribunal peut autoriser la police à intercepter les communications et la correspondance des étrangers.234 211 Entretien de Human Rights Watch avec Nadija R., Paris, 5 décembre 2006. 212 CESEDA, arts. L. 513-4, L. 523-3 à L 523-5, L. 541-3. Les arrêtés dassignation à résidence peuvent être imposés dans une variété de situations où une personne forcée de quitter le territoire démontre quelle ne peut être renvoyée vers son pays dorigine. Leur usage ne se limite pas aux cas liés à la sécurité nationale. 213 CESEDA, art. L 624-4. 214 Par exemple, larrêté assignant à résidence Yashar Ali, un réfugié irakien, indique en son article 1 quil est assigné à résidence « jusquau moment où il aura la possibilité de déférer à larrêté dexpulsion » Larticle 2 précise que chaque mois, il doit fournir la preuve de ses efforts pour trouver un pays tiers disposé à laccepter. Ministère de lIntérieur, arrêté daté du 24 février 2004. Copie en possession de Human Rights Watch. 215 Entretien de Human Rights Watch avec Jean-Pierre Guardiola, Ministère de lIntérieur, Paris, 6 décembre 2006. 216 Ibid. 217 Note blanche sur Yashar Ali, non datée et non signée, présentée au tribunal administratif de Cergy-Pontoise, 19 mars 2004. Copie en possession de Human Rights Watch. 218 Entretien de Human Rights Watch avec Stéphane Nakache et Abdel Kherrar, avocats, Paris, 4 octobre 2006. 219 Entretien de Human Rights Watch avec Dominique Noguères, avocate, Paris, 29 juin 2006. 220 Cette affaire a également fait lobjet dune décision du Comité des droits de lhomme de lONU. Communication No 833/1998, 30 octobre 2000, CCPR/C/70/D/833/1998, http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/(Symbol)/CPPR.C.70.D.833.1998.Fr?Opendocument (consulté le 20 janvier 2007). 221 Entretien de Human Rights Watch avec Mouldi Gharbi, Paris, 3 octobre 2006. 222 Protocole 4 à la Convention européenne, art. 2; PIDCP, art. 12. 223 Voir, par exemple, Affaire Guzzardi c. Italie, arrêt du 6 novembre 1980, Séries A. no. 39, disponible sur www.echr.coe.int, para. 95, dans lequel la Cour européenne des droits de lhomme a estimé que les conditions imposées en Italie dans un arrêté dassignation à résidence se rangeaient dans la catégorie des privations de liberté. 224 Communication No 833/1998 Karker c. France, Décision du 30 octobre 2000, CCPR/C/70/D/833/1998, http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/(Symbol)/CPPR.C.70.D.833.1998.Fr?Opendocument (consulté le 20 janvier 2007). 225 Pour une analyse circonstanciée des ordonnances de contrôle au Royaume-Uni, voir Human Rights Watch, Commentary on Prevention of Terrorism Bill 2005, 1er mars 2005, http://hrw.org/backgrounder/eca/uk0305/. 226 Loi no. 1423 du 27 décembre 1956. 227 Section 3 de la Loi 1423/56. 228 Loi no. 327 du 3 août 1988. 229 Voir Affaire Guzzardi c. Italie ; Affaire Raimondo c Italie , arrêt du 22 février 1994, Séries A no. 281-A, disponible sur www.echr.coe.int ; et Affaire Labita c. Italie [GC], no. 26772/95, ECHR 2000-IV, disponible sur www.echr.coe.int. Toutes ces affaires concernaient des personnes soupçonnées dimplication dans la mafia. 230 Loi suédoise de 1980 relative aux étrangers, art. 48 (1). 231 Comité des droits de lhomme, Celepli c. Suède, Communication No. 456/1991, Décision du 2 août 1994, CCPR/C/51/D/456/1991. 232 Le paragraphe 3 prévoit des restrictions à la liberté de circulation qui sont « prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l'ordre public, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte ». 233 Loi de 1991 relative aux contrôles spéciaux à légard des étrangers, article 11. 234 Ibid., article 20. |