<<précédente | index | suivant>> VI. Usage excessif de la force et meurtre de manifestants non armésLes violences commises par les forces de sécurité guinéennes peuvent être quotidiennes, comme celles qui ont lieu lors des interrogatoires de police, ou politiques, comme lest lusage excessif et répété de la force contre des manifestants non armés. A mesure que la Guinée senfonce plus profondément dans le chaos économique et politique, les manifestations organisées par les syndicats et dautres associations de la société civile se multiplient. La société civile guinéenne, jadis perçue comme peu revendicatrice dun changement politique, cherche de plus en plus à exercer des pressions sur le gouvernement en vue dune réforme politique et économique.62 Les dirigeants de la société civile interrogés par Human Rights Watch attribuent cette activité accrue à la détérioration accélérée des conditions économiques, que beaucoup de Guinéens trouvent de plus en plus intolérable.63 Depuis fin 2005, plusieurs incidents ont eu lieu au cours desquels les forces de sécurité guinéennes ont fait un usage disproportionné et meurtrier de la force à lencontre de manifestants non armés. En septembre 2005, dans la ville de Kouroussa au nord, deux personnes auraient été grièvement blessées après que les gardes dun préfet eurent ouvert le feu sur une foule qui protestait contre la corruption au sein du gouvernement.64 En novembre 2005, dans la ville de Télimélé située au centre du pays, trois contestataires auraient été tués après que des soldats eurent tiré sur des étudiants qui réclamaient plus de professeurs.65 Human Rights Watch a interrogé des victimes et des témoins dun incident survenu à Conakry en février 2006 au cours duquel des soldats ont ouvert le feu sur des manifestants, faisant deux blessés et un mort, lors dune grève générale organisée pour protester contre laugmentation des prix des produits de base.66 Lincident le plus grave a eu lieu en juin 2006 lorsquà loccasion dune deuxième grève organisée pour protester contre laugmentation des prix des produits de base, les forces de sécurité guinéennes ont réagi en recourant à la force de manière excessive et disproportionnée.
Grève nationale de juin 2006Le 8 juin 2006, deux des plus importants syndicats de Guinée ont appelé à une grève générale pour protester, entre autres, contre laugmentation des prix du riz et de lessence.67 Les quatre premiers jours de la grève de juin se sont déroulés dans une relative tranquillité, la plupart des citoyens ayant choisi de rester chez eux plutôt que de manifester dans la rue. Le dimanche 11 juin, un avis a été lancé à la radio nationale, appelant tous les élèves de secondaire à se présenter aux centres dexamens pour passer les épreuves nationales du baccalauréat.68 Lorsque les étudiants sont arrivés le lendemain matin, ils ont constaté que personne nétait là pour surveiller les examens car le syndicat des enseignants avait rejoint la grève.69 Face à ce que beaucoup détudiants percevaient comme la perspective dune « année blanche » (une année sans examens, les obligeant à redoubler), des milliers détudiants et dautres civils sont descendus dans les rues de Conakry, Labé, Nzérékoré et dautres villes du pays pour protester, scandant des slogans antigouvernementaux et appelant le gouvernement à démissionner. A certains endroits, les mouvements de contestation étaient pacifiques. Dans dautres, des étudiants et dautres civils ont dressé des barricades, brûlé des pneus, jeté des pierres sur les forces de sécurité et incendié des voitures. A Labé (lune des capitales régionales de Guinée), des étudiants ont vandalisé plusieurs établissements gouvernementaux, brisant les vitres et endommageant les murs des bureaux du gouverneur, du maire et du préfet.70 Les victimes et les témoins interrogés par Human Rights Watch ont expliqué que la police et la gendarmerie avaient généralement donné des coups de pied et battu violemment toutes les personnes quelles arrivaient à attraper dans la rue. A divers endroits, les témoins ont raconté à Human Rights Watch que les forces de sécurité avaient ouvert le feu directement sur les foules de manifestants non armés. Bon nombre de contestataires interrogés ont affirmé que les jets de pierres et autres actes de vandalisme des manifestants avaient eu lieu en réponse aux brutalités policièresen dautres termes, quils navaient rien fait de tout cela avant que les passages à tabac et les tirs de la police ne commencent ou ne sintensifient fortement par la suite.71 Human Rights Watch a envoyé une lettre au ministre de la sécurité, demandant un rapport officiel de la police mais aucune réponse ne lui était parvenue à lheure où le présent rapport a été mis sous presse. Témoignages concernant lusage meurtrier de la forceBien que les forces de police aient effectivement eu recours aux gaz lacrymogènes et aux tirs de sommation à certains endroits, au cours de plusieurs incidents qui ont eu lieu en divers endroits du pays, la police et les militaires ont tiré à balles réelles sur des manifestants non armés, ce qui constitue un recours à la force inapproprié et excessif. Human Rights Watch a recueilli les témoignages de personnes concernant un total de treize meurtres commis à Conakry et Labé par des policiers et des militaires.72 Le récit qui suit émane dun chauffeur de taxi et décrit lun de ces incidents:
Un autre témoin interrogé par Human Rights Watch, un mécanicien de Conakry, a fait le récit suivant dun autre incident où lusage meurtrier de la force a été fait:
Le 12 juin, lors dune émission radiodiffusée, le gouvernement guinéen a transmis ses condoléances aux familles des victimes mais il a accusé les partis de lopposition de chercher à déstabiliser le gouvernement en fournissant des fonds et du matériel aux personnes qui ont pris part aux manifestations.77 La Présidence de lUnion européenne et le Secrétaire général de lONU ont chacun publié une déclaration exprimant leur inquiétude à propos des morts.78
Témoignages concernant les passages à tabac, viols et vols de spectateurs par la policeAlors que les contestataires se dispersaient dans les quartiers avoisinants, la police et la gendarmerie les ont poursuivis, saccageant les habitations et les commerces des habitants du coin, frappant non seulement les manifestants mais également beaucoup dautres personnes, dont des femmes, des enfants et des vieillards qui navaient pas participé au mouvement de protestation. Parmi les personnes interrogées par Human Rights Watch, beaucoup avaient été arrêtées et emmenées dans des centres de détention de la police où elles disent avoir été battues avec des matraques, détenues pendant plusieurs jours et relâchées uniquement après que des membres de leurs familles eurent soudoyé les policiers pour assurer leur libération. Le témoignage suivant dun père de famille âgé de 40 ans illustre bien ce qui sest passé:
Deux femmes ont confié à Human Rights Watch quelles avaient été violées par les forces de sécurité chez elles. Lune dentre elles, une étudiante de 19 ans en dixième année, a décrit le viol que lui a fait subir un policier:
De nombreux témoins ont expliqué à Human Rights Watch que lors des mouvements de protestation et dans les jours qui ont suivi, la police et la gendarmerie ont, sous la menace dune arme, volé des objets de valeur tant à des manifestants quà des spectateurs, notamment des téléphones portables, des appareils électroménagers et de largent. Le témoignage suivant émane dun marchand de chèvres et de moutons de Conakry et il illustre bien la situation:
Un autre témoin interrogé par Human Rights Watch à Conakry, un jeune marchand, a raconté ce qui suit:
Intimidation de journalistes, responsables syndicaux et partis de lopposition en lien avec la grève de juin 2006Un des dirigeants syndicaux les plus connus de Guinée a signalé à Human Rights Watch que dans les semaines qui ont précédé la grève de juin 2006, il avait été menacé verbalement par deux ministres du gouvernement et avait été suivi par un individu louche. Lorsque les gardes de larmée postés à la banque où le syndicaliste travaille étaient allés appréhender lindividu suspect, ils auraient trouvé sur lui une carte didentité montrant son affiliation aux services de renseignements guinéens ainsi quun pistolet muni dun silencieux.85 Pendant la grève, huit membres dun important parti de lopposition, lUnion des Forces Républicaines(UFR), ont été arrêtés chez eux à deux ou trois heures du matin et détenus pendant une semaine dans un poste de police situé dans le centre de Conakry.86 Les responsables de lUFR ont informé Human Rights Watch que les détenus avaient été privés de leur droit aux visites de leurs avocats et quils avaient fini par être libérés neuf jour plus tard, sans aucune explication.87 Un correspondant local de Radio France Internationale a confié à Human Rights Watch quil se pourrait que le gouvernement ait essayé de lenlever chez lui le 16 juin, aux premières heures de la matinée.88 Selon lui, la police est arrivée à proximité de sa maison pour effectuer larrestation mais elle sest trompée et a frappé chez son voisin à la place. Un autre voisin du correspondant aurait entendu un policier dire, « Ce nest pas un journaliste » et un autre aurait répondu, « Emmenons-le quand même ».89 Le voisin appréhendé a été libéré un jour plus tard par la police, apparemment après avoir versé 200 000 GNF (environ 40$). Réponse du gouvernement face aux meurtres et autres exactions commises en relation avec la grèveEn vertu de plusieurs traités internationaux et africains relatifs aux droits de lhomme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Charte Africaine des Droits de lHomme et des Peuples, le gouvernement guinéen a des obligations légales qui exigent de lui quil respecte le droit à la vie et les libertés dexpression et de réunion.90 Les actes commis par les forces de sécurité au cours des premières semaines du mois de juin violaient ces obligations. Les violations décrites dans le présent rapport requièrent louverture denquêtes immédiates et approfondies de la part des autorités guinéennes. Néanmoins, lorsque Human Rights Watch a interrogé le procureur général pour les régions de Basse et Moyenne Guinée, il a laissé entendre que si enquête il devait y avoir à propos des manifestations de juin 2006, cétait à chaque procureur de district quil incombait de décider de louverture dune enquête sur les problèmes survenus dans son district.91 Dans sa lettre au ministre de la sécurité, Human Rights Watch a requis une réponse à propos des accusations mettant en cause la police dans les violations commises lors de la grève et a demandé dêtre informée de lévolution des éventuelles enquêtes déjà en cours. Toutefois, aucune réponse ne lui était parvenue à lheure où le présent rapport a été mis sous presse. Des défenseurs locaux des droits de lhomme et dautres membres de la société civile ont déclaré à Human Rights Watch quaucun membre des forces de sécurité guinéennes navait récemment été traduit en justice pour avoir tué ou blessé des manifestants.92 Selon un défenseur local des droits de lhomme, « le soldat na pas peur dutiliser son arme sur un groupe de civils parce quil est sûr quil ny aura pas de suite ».93
[62] Beaucoup dorganisations de la société civile interrogées par Human Rights Watch attribuent cette réticence et cette frilosité constatées antérieurement à la sévère répression vécue par bon nombre de Guinéens sous la présidence de Sékou Touré. Entretiens de Human Rights Watch avec des membres de la société civile guinéenne, Conakry, avril et juin 2006. [63] Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants de la société civile, Conakry, avril et juin 2006. [64] Guinea: Two hurt in anti-corruption protest, IRINnews, 9 septembre 2005, http://www.irinnews.org/report.asp?ReportID=48990&SelectRegion=West_Africa&SelectCountry=GUINEA (consulté le 10 août 2006). [65] Entretien de Human Rights Watch avec un défenseur local des droits de lhomme, Conakry, 3 avril 2006. Voir aussi Three killed in Guinea protest over education, Reuters, 25 novembre 2006. [66] Entretiens de Human Rights Watch avec des victimes et des témoins, Conakry, 3, 4 et 7 avril 2006. [67] Ces deux syndicats sont la Confédération Nationale des Travailleurs de Guinée (CNTG) et lUnion Syndicale des Travailleurs de Guinée (USTG). La grève de juin 2006 faisait suite à celle de février organisée pour protester contre laugmentation des prix des produits de base, grève qui avait été « suspendue » après cinq jours suite à des concessions faites par le gouvernement. Le 8 juin, les syndicats ont toutefois relancé le mouvement car, disaient-ils, le gouvernement navait mis en uvre aucune des concessions faites précédemment. Les deux grèves ont été observées par beaucoup de Guinéens non syndiqués. Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des journalistes, des dirigeants syndicaux et des membres de la société civile guinéenne, Conakry, avril et juin 2006. [68] Entretiens de Human Rights Watch avec des étudiants et des dirigeants de la société civile, Conakry et Labé, 20 et 26 juin 2006. [69] Ibid. [70] Entretiens de Human Rights Watch avec des étudiants et dautres contestataires, Labé, 26 juin 2006. [71] Entretiens de Human Rights Watch avec de nombreux étudiants et autres contestataires, Conakry et Labé, juin 2006. [72] Bien que le bilan officiel fasse état de onze victimes, un groupe dorganisations locales de la société civile soutient que vingt et une personnes ont été tuées lorsque les forces de sécurité guinéennes ont ouvert le feu lors des manifestations organisées dans tout le pays. [73] Les Sousou sont lun des principaux groupes ethniques de Guinée. On les retrouve en plus grand nombre dans les régions côtières de Basse Guinée. Il sagit du groupe ethnique du Président Conté et de beaucoup de membres du gouvernement. [74] Entretien de Human Rights Watch avec un témoin des violences commises pendant la grève, Conakry, 23 juin 2006. [75] Le Parti de lUnité et du Progrès (PUP) est le parti au pouvoir auquel appartient le Président Conté. [76] Entretien de Human Rights Watch avec un témoin des violences commises pendant la grève, Conakry, 28 juin 2006. [77]Transcription publiée dans Après les folles journées du 12 juin 2006 en Guinée, cest dans une déclaration radiodiffusée que le gouvernement indexe les partis politiques, L'Observateur (Guinée), 13 juin 2006. [78] Déclaration de la Présidence au nom de lUnion européenne sur la Guinée Conakry, P/06/85, Bruxelles, 16 juin 2006; Déclaration attribuable au porte-parole du Secrétaire général, New York, 13 juin 2006. [79] Un des quartiers du centre de Conakry. [80] Entretien de Human Rights Watch avec un habitant de Conakry âgé de 40 ans, 17 juin 2006. [81] Entretien de Human Rights Watch avec une étudiante âgée de 19 ans, Conakry, 20 juin 2006. [82] Larmée compte deux divisions principales qui portent des bérets rouges, le Bataillon Autonome de la Sécurité Présidentielle (BASP), ou garde présidentielle, stationné principalement à Conakry et dans les environs, et le Bataillon Autonome des Troupes Aéroportées (BATA), un groupe de commandos délite stationné à lintérieur du pays. Entretien de Human Rights Watch avec un ex-membre de larmée guinéenne, Conakry, 1er juillet 2006. [83] Entretien de Human Rights Watch avec un marchand, Conakry, 24 juin 2006. [84] Entretien de Human Rights Watch avec un marchand, Conakry, 17 juin 2006. [85] Entretien de Human Rights Watch avec un dirigeant syndical, Conakry, 20 juin 2006. [86] Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants du parti UFR et des voisins qui ont assisté à larrestation de lun des huit membres de lUFR, Conakry, 19 et 21 juin 2006. [87] Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants de lUFR, Conakry, 21 juin 2006. [88] Entretien de Human Rights Watch avec un correspondent de Radio France Internationale et dautres journalistes, Conakry, 23 juin 2006. [89] Entretien de Human Rights Watch avec un correspondent de Radio France Internationale, Conakry, 23 juin 2006. [90] PIDCP, Articles 6, 19 et 21; Charte Africaine des Droits de lHomme et des Peuples, Articles 4, 9 et 11. [91] Entretien de Human Rights Watch avec le Procureur Général de la Cour dAppel, Yves William Aboly, Conakry, 28 juin 2006. [92] Entretiens de Human Rights Watch avec des défenseurs locaux des droits de lhomme et dautres dirigeants de la société civile, Conakry, avril et juin 2006. [93] Entretien de Human Rights Watch avec un défenseur local des droits de lhomme, 3 avril 2006.
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