Rapports de Human Rights Watch

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IV. Détention provisoire prolongée dans les prisons guinéennes

Une fois inculpés d’un délit, les détenus sont transférés du poste de police à la prison où beaucoup croupissent pendant des années avant de passer en jugement. Résultat: en Guinée, des centaines de personnes accusées de délits tels que des larcins, des vols avec violence, des agressions et des meurtres sont placées en détention prolongée avant qu’un tribunal ne statue sur leur innocence ou leur culpabilité. Comme il est décrit plus haut, bon nombre de ces personnes se trouvent en prison suite à des aveux arrachés sous la torture par la police. La plupart sont détenues à la Maison Centrale de Conakry.26

Environ mille hommes, femmes et enfants sont actuellement détenus à la Maison Centrale. Entre 70 et 80 pour cent d’entre eux sont en attente d’un procès.27 Human Rights Watch a interrogé vingt détenus, dont deux enfants, qui sont à la Maison Centrale depuis plus de quatre ans sans être passés en jugement; six se trouvaient là depuis plus de six ans.28 Un homme a confié à Human Rights Watch qu’il était en prison depuis 1991 sans avoir été jugé.29 Alors que l’une des trois ailes de la Maison Centraleest appelée le « couloir des condamnés », les détenus en prévention sont mélangés aux condamnés dans les trois ailes.30

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples prévoient le droit d’être jugé dans un « délai raisonnable ».31 Le Code de Procédure Pénale guinéen stipule que les suspects devraient être jugés dans les quatre mois qui suivent leur transfert à la prison en tant que détenus en prévention, à moins qu’un juge d’instruction n’autorise une prolongation de la détention provisoire.32 Pourtant, selon un avocat de la défense pénaliste interrogé par Human Rights Watch, ces procédures ne sont jamais respectées et une fois passée la période de quatre mois, beaucoup de détenus sont tout simplement oubliés. Des responsables de l’ONU et des défenseurs locaux des droits de l’homme ont confié à Human Rights Watch qu’à leurs yeux, la détention provisoire prolongée était un sérieux problème.33

L’un des principaux facteurs qui contribuent au problème de la détention provisoire prolongée est qu’en vertu de la loi guinéenne, les personnes accusées d’un délit grave, tel qu’une attaque à main armée, un meurtre ou un viol, ne peuvent être jugées que devant un tribunal déterminé, la Cour d’Assises.34 Aux termes de la loi guinéenne, la tenue des assises a lieu tous les quatre mois.35 Néanmoins, comme la cour ne s’est réunie qu’à deux reprises depuis 2000 et qu’elle n’entend qu’un nombre limité de causes à chaque session, les personnes accusées de délit grave sont souvent forcées d’attendre des années avant leur procès.36

Un fonctionnaire du Ministère de la Justice responsable de superviser les travaux de la Cour d’Assises a expliqué à Human Rights Watch que tenir davantage de sessions régulières relevait du défi en raison de l’argent requis mais il espérait la tenue d’une session plus tard cette année qui devrait « absolument » résoudre tous les problèmes en suspens posés par les détenus en prévention.37

La détention provisoire prolongée est aussi en partie attribuable à un mauvais système de classement des dossiers. Par exemple, le détenu qui a dit être en prison sans procès depuis 1991 a expliqué à Human Rights Watch que son dossier avait été égaré par les autorités lors de son transfert à la Maison Centrale au début des années 90. Un groupe de cinq autres détenus au moins a été oublié à la Maison Centrale pendant plus de cinq ans parce que leurs dossiers avaient été détruits dans un incendie qui s’était déclaré dans l’un des tribunaux de Conakry à la fin des années 1990.38 Bien qu’un avocat local de la défense interrogé par Human Rights Watch soit parvenu à en faire libérer quatre, l’un d’entre eux était toujours en prison au moment de la visite de Human Rights Watch (il affirmait être emprisonné sans procès depuis 1997) et il a expliqué sa situation en ces termes:

Je suis accusé de vol. Après mon arrestation, j’ai passé deux jours au poste de police, où l’on m’a suspendu au plafond et battu avec une matraque jusqu’à ce que j’accepte de passer aux aveux. Après mon arrivée en prison, un juge d’instruction est venu m’interroger mais je n’ai jamais eu de procès. Plus tard, j’ai appris que mon dossier avait été détruit dans un incendie, ce qui fait que je suis toujours ici. Ceux qui ont des proches en mesure de payer peuvent sortir d’ici mais ma famille est morte, donc il n’y a pas d’argent pour les payer.39 

Le mauvais système de classement des dossiers peut également expliquer pourquoi certains détenus sont restés plusieurs années en prison alors qu’ils avaient terminé de purger leur peine.40

 

Dans l’une des trois ailes de la Maison Centrale de Conakry, un tableau est utilisé pour comptabiliser le nombre de prisonniers dans les différentes cellules. © 2005 Kim Osborn




[26] La Maison Centrale, à l’instar de toutes les prisons civiles de Guinée, relève de l’autorité du Ministère de la Justice.

[27] Entretiens de Human Rights Watch avec le Directeur National de l’Administration Pénitentiaire, Naby Youssouf Sylla, 22 juin, et avec une organisation locale de défense des prisonniers, Conakry, 14 juin 2006. Même si la Maison Centrale de Conakry héberge sans nul doute le plus grand nombre de détenus en prévention, d’autres prisons en Guinée, comme celles de Faranah et de N’zérékoré, comptent également un pourcentage élevé de détenus non jugés par rapport au nombre de condamnés. Entretien de Human Rights Watch avec une organisation locale de défense des prisonniers, Conakry, 14 juin 2006.

[28] Entretiens de Human Rights Watch avec des prisonniers et des détenus, Conakry, 20 et 23 juin 2006.

[29] Entretien de Human Rights Watch avec un détenu, Conakry, 20 juin 2006.

[30] Aux termes de l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus, Article 8(b), « Les détenus en prévention doivent être séparés des condamnés ».  Les Règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus, adoptées par le Conseil économique et social en 1957, comptent parmi les normes les plus anciennes relatives aux droits de l’homme des personnes privées de liberté et elles sont considérées comme des principes faisant autorité, indiquant la façon dont les gouvernements peuvent respecter les obligations qui leur incombent en vertu du droit international.

[31] PIDCP, Article 9; Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, Article 7.

[32] Code de Procédure Pénale guinéen, 1998, Article 142. Entretien de Human Rights Watch avec un avocat de la défense pénaliste, Conakry, 16 juin 2006.

[33] Entretiens de Human Rights Watch avec des fonctionnaires de l’ONU et des défenseurs locaux des droits de l’homme, Conakry, 2 et 6 avril 2006.

[34] Code de Procédure Pénale guinéen, 1998, Article 232. Entretiens de Human Rights Watch avec une organisation locale de défense des prisonniers et des fonctionnaires du Ministère de la Justice, Conakry, juin 2006.

[35] Code de Procédure Pénale guinéen, 1998, Article 235.

[36] Entretiens de Human Rights Watch avec une organisation locale de défense des prisonniers, un avocat de la défense pénaliste et des fonctionnaires du Ministère de la Justice, dont le Procureur Général de la Cour d’Appel, Yves William Aboly, et le Directeur National de l’Administration Pénitentiaire, Naby Youssouf Sylla, Conakry, juin 2006.

[37] Entretien de Human Rights Watch avec le Procureur Général de la Cour d’Appel, Yves William Aboly, Conakry, 28 juin 2006.

[38] Entretiens de Human Rights Watch avec une organisation locale de défense des prisonniers, 14 juin; avec un avocat de la défense pénaliste, 16 juin; et avec le Directeur National de l’Administration Pénitentiaire, Naby Youssouf Sylla, Conakry, 22 juin 2006.

[39] Entretien de Human Rights avec un détenu de la Maison Centrale, Conakry, 20 juin 2006.

[40] Un avocat local de la défense a informé Human Rights Watch qu’il était parvenu dernièrement à faire libérer deux prisonniers dans cette situation. Une organisation locale de défense des prisonniers a signalé à Human Rights Watch qu’elle avait récemment travaillé avec les autorités pénitentiaires pour informatiser la liste des prisonniers afin que de tels incidents ne se reproduisent plus. Entretiens de Human Rights Watch, Conakry, 14 juin 2006.


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