Rapports de Human Rights Watch

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IV. Contexte

Les enfants vivant et travaillant dans la rue, dépourvus de l'attention et de la protection de leurs parents, constituent un phénomène relativement récent en RDC, comme dans de nombreux pays d'Afrique sub-saharienne. Les militants congolais qui luttent pour la protection des enfants, les juristes et les spécialistes familiarisés avec les problématiques liées aux enfants de la rue nous ont déclaré, lors d'entretiens, qu'avant les années 1970, la RDC comptait peu, voire pas du tout d'enfants vivant en permanence dans la rue. Jusque là, les enfants vagabonds étaient rapidement déférés devant un juge et ensuite, ils retrouvaient leur famille ou étaient placés dans des institutions privées ou publiques pour enfants connues sous le nom d'Etablissements de Garde et d’Education de l’Etat (EGEE). Selon Floribert Kingeleshi du bureau du Ministère de la Justice chargé de la délinquance juvénile, la réponse de l'Etat face au problème des enfants vulnérables et dans le besoin a changé dans les années 1970 et 80, moment où les ressources disponibles pour payer la police, le personnel judiciaire et pour financer les institutions gouvernementales ont diminué. La police a cessé d'arrêter systématiquement les enfants pour vagabondage et les institutions gouvernementales chargées de s'en occuper sont tombées en ruines et en désuétude.2  A la même époque, le déclin de l'économie congolaise, conjugué à une augmentation du chômage, a rendu l'école inabordable pour beaucoup de parents congolais pauvres. Certains enfants, souvent encouragés par leur famille, ont commencé à chercher du travail dans la rue ou à mendier sur les marchés, aux arrêts de bus ou autres lieux publics. Pour la première fois, de petits groupes d'enfants ont commencé à passer la majeure partie de leur temps à vivre et à travailler dans la rue.

Les enfants de la rue ont également commencé à rôder aux alentours des universités, mendiant de la nourriture ou de l'argent en échange de travaux domestiques. Une fonctionnaire de la Division des Affaires Sociales de Lubumbashi nous a expliqué que comme de nombreux étudiants universitaires recevaient des bourses de l'Etat et des repas, les enfants mendiaient pour avoir leurs restes. Ils offraient de laver les vêtements des étudiants ou de nettoyer leurs chambres en échange d'un peu d'argent ou de nourriture.3 Les groupes d'enfants vivant dans la rue, rôdant autour des écoles et effectuant des petits boulots ont alors été collectivement qualifiés de “moineaux” ou de “balados,”4 des termes péjoratifs qui faisaient allusion à leurs activités quotidiennes, ou encore “phaseurs” en référence à leur habitude de sommeiller pendant la journée.5  


Beaucoup d'enfants de la rue passent du temps sur les marchés à vendre des produits, transporter des charges et jouer avec leurs amis.
© 2005 Marcus Bleasdale


Au cours des quinze dernières années, de nombreux facteurs socio-économiques, complexes et étroitement liés, ont conduit à une explosion du nombre d'enfants de la rue en RDC. Ces facteurs sont notamment mais pas exclusivement: la guerre civile, qui a fait un nombre incalculable d'orphelins et d'enfants abandonnés; l'énorme quantité de personnes déplacées; une nette détérioration des services publics essentiels, qui a entraîné un accroissement de la pauvreté et du chômage; une urbanisation rapide et le démantèlement des structures traditionnelles de soutien que procurait la famille étendue en Afrique; la difficulté pour certaines femmes de prendre en charge une famille monoparentale et de certains enfants plus âgés d'assumer en tant que chefs de famille; l'impact du VIH/SIDA sur la société; et l'impossibilité pour les parents ou les tuteurs de payer les frais de scolarité et autres frais connexes.  Bien que leur nombre exact demeure inconnu, on estime que 30.000 enfants vivent dans les rues de Kinshasa et des dizaines de milliers d'autres dans d'autres zones urbaines.

Les nombreux adultes et enfants vivant dans les rues des villes partout dans le pays constituent une sous-classe urbaine croissante, avec ses propres dirigeants adultes qui exercent un contrôle étroit sur de grands groupes, parfois concurrents, de gens de la rue, et avec un langage propre, qui comprend des termes et un lexique qui ne sont utilisés que par elle.6 Depuis le milieu des années 1990 déjà, les enfants de la rue sont appelés les “shégués”, terme qui a été popularisé par le musicien congolais Papa Wemba dans sa chanson “Kokokorobo” et qui a largement remplacé les noms utilisés auparavant pour désigner les enfants de la rue. “Shégué” a été expliqué aux chercheurs comme étant une abréviation de Che Guevera, pour faire allusion à l'esprit indépendant et à la rudesse des jeunes de la rue. “Mayibob” ou “tsheill” sont d'autres noms souvent utilisés pour faire allusion aux filles qui se livrent à la prostitution. Un jeune de la rue plus âgé ou un adulte peut être qualifié de “yankee”, terme de respect uniquement utilisé par les plus jeunes pour s'adresser aux enfants plus âgés et aux hommes qui les forcent à obéir.7 Certains hommes et certaines femmes, qui ont grandi dans la rue, ont des enfants à eux et élèvent ainsi une deuxième génération, et à Kinshasa parfois une troisième génération, d'enfants de la rue qui ne connaissent rien d'autre de la vie que la rue.




[2] Entretien de Human Rights Watch, Ministère de la Justice, Kinshasa, 3 octobre 2005.

[3] Entretien de Human Rights Watch avec Mme Kabera Mujijima Bora, Division des Affaires Sociales, Lubumbashi, 16 septembre 2005.

[4] “Balado” se réfère à quelqu'un qui rôde.

[5] Entretien de Human Rights Watch avec Mme Germaine Akonga, Division des Affaires Sociales, Kinshasa, 29 septembre 2005.

[6] Pour une analyse plus approfondie de l'histoire des enfants de la rue et de leur impact sociétal, voir: Gilbert Malemba-M. N’Sakila, Enfants Dans La Rue, Le Sans et le Hors Famille, (Lubumbashi: Presses Universitaires de Lubumbashi, 2003); Division des Affaires Sociales, “Enquête sur les Enfants Victimes du Secteur Minier du Kasaï Oriental Vivant Dans les Rues et Grands Places de Mbuji-Mayi et Ses Environs,” Rapport Final, janvier 2000; et Marie Louise Bawala et. al, “Rapport de Recherche sur les Enfants Séparés des Familles Mbuji-Mayi,” novembre 2003.

[7] Entretien de Human Rights Watch avec un membre du personnel de l'Association des Jeunes de la Rue pour le Développement (AJRD), Kinshasa, 30 septembre 2005.


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