Rapports de Human Rights Watch

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IV. Intimidation, harcèlement et extorsion des civils au sud tout comme au nord

Situation dans le sud

Dans tout le sud contrôlé par le gouvernement, les instances gouvernementales d'application de la loi telles que la police, les gendarmes, et le Centre de commandement des opérations de sécurité (CECOS) continuent à perpétrer de graves violations des droits humains telles que l’extorsion, la confiscation illégale de biens civils, et des raclées. Ces violations se produisent le plus souvent au cours des fréquentes contrôles des cartes d’identité et des permis de conduire aux points de contrôle et dans d’autres endroits. Selon des dirigeants de communautés, des organisations de la société civile et des victimes interrogées par Human Rights Watch, ces “contrôles de sécurité” semblent souvent être seulement un prétexte pour l’extorsion de fonds et tant le niveau d’extorsion que la violence qui lui est associée dépassent de loin ce que l’on savait se produire avant la guerre civile.53

Si ce phénomène affecte tous ceux qui voyagent dans le sud, il touche plus profondément les personnes porteuses de cartes d’identité du Burkina Faso, du Mali, et autres pays voisins, et les Ivoiriens dont le nom de famille les identifie comme membre d’un groupe ethnique originaire du nord tenu par les rebelles.

Passagers et piétons

Pour beaucoup de cultivateurs burkinabés qui vivent et travaillent dans l’ouest, le niveau d’extorsion aux points de contrôle le long de la route est devenu si élevé qu’ils sont presque devenus des prisonniers dans leurs campements et dans leurs villages, incapables de supporter le coût du voyage jusque dans les villes.54  D’autres choisissent de braver les routes, mais ils doivent être prêts à payer un montant élevé en pots-de-vin.  Un témoin burkinabé a expliqué à Human Rights Watch les frais qu’il a payés au cours d’un voyage récent dans l’ouest :

Je suis rentré de ma destination hier soir. Vous avez toujours des problèmes avec vos papiers quand vous voyagez. Si vous avez une carte d’identité burkinabé, il vous faudra payer. Il y a huit points de contrôle entre ici et là où je suis allé.  Ma sœur a dû payer 14 000 CFA [l’équivalent de 27 U.S.$] en pots-de-vin et 4000 CFA [environ 7.60U.S.$] pour le billet de transport. Mais j’ai une carte de l’ONG où je travaille, et donc j’ai dû seulement payer le billet.  Les Libériens dans la voiture ont dû payer. Les Ivoiriens avec des papiers n’ont pas à payer de supplément.  Si vous vous trouvez à court d’argent en route, ils vous disent de descendre et vous devez marcher jusqu’à votre destination.55

Selon un dirigeant de la communauté burkinabé interrogé par Human Rights Watch, ceux qui retournent au Burkina Faso pour une visite préfèrent le faire avec des grands autobus utilisant une escorte militaire armée fournie par l’armée ivoirienne, car cela garantit qu’ils n’auront besoin de négocier qu’un seul prix à l’avance pour passer en sécurité, plutôt que d’être soumis aux caprices de chaque officier de sécurité à chaque point de contrôle.56 Un chauffeur d’autobus travaillant sur la ligne Bouaké-Abidjan a signalé qu’il évitait parfois de transporter des passagers burkinabés parce qu’il connaît les problèmes qu’ils vont rencontrer en chemin.  Le même chauffeur a aussi signalé que sa compagnie est régulièrement obligée d’abandonner des passagers burkinabés à des points de contrôle quand les négociations avec les forces de sécurité n’avancent pas.57

Les étrangers, ou les personnes appartenant à un groupe ethnique originaire du nord, sont également visés au cours des contrôles d’identité de routine des documents de piétons, ce qui peut se produire à n’importe quel moment. Des victimes interrogées par Human Rights Watch ont décrit deux incidents de ce type au cours desquels elles ont dû monter dans des véhicules de gendarmerie, ont été conduites dans des endroits isolés, et puis volées. Un incident survenu le 3 février 2006 concernait une quinzaine d’hommes qui se sont fait voler leur argent.58 Au cours d’un autre incident, un homme d’affaires malien de quarante-huit ans a décrit comment il s’était fait voler en novembre 2005 par un groupe de huit gendarmes : 

Ce jour-là, j’étais allé acheter des médicaments pour un ami. Alors que je marchais, j’ai été arrêté par un groupe de gendarmes qui m’ont demandé mes papiers d’identité. Tous mes documents étaient en règle mais ça ne faisait rien. Les gendarmes m’ont ordonné de monter dans le camion. Quand j’y suis entré j’ai vu qu’il y en avait deux autres comme moi — j’ai su plus tard que l’un était du Ghana et l’autre du Nigeria. Les gendarmes nous ont dit de garder la tête baissée et ils ont commencé à rouler. Chaque fois que nous essayions de lever la tête ils nous frappaient sur la tête et le dos. Après avoir roulé pendant plusieurs minutes ils ont mis les mains dans les poches du Nigérien, ont volé son argent, puis ont arrêté le véhicule, et ils lui ont ordonné de descendre.

Ils ont recommencé à rouler et au bout de plusieurs minutes ils ont fait la même chose avec l’homme du Ghana. Plusieurs minutes plus tard ils m’ont fait pareil. Un gendarme a mis la main dans ma poche et s’est emparé des 35 000 CFA [environ 67 U.S.$] que j’avais. Celui qui a volé mon argent l’a donné ensuite à son camarade qui l’a mis dans un sac noir. J’imagine que c’est là qu’ils gardent le fruit de leurs larcins de la journée. Après qu’ils aient fait ça, j’ai dit : “Bon…vous m’avez demandé ma pièce d’identité, je vous l’ai donnée. Maintenant vous me prenez tout mon argent. Qu’est-ce que vous voulez vraiment ?” Alors l’un d’entre eux a dit : “Tais-toi ! Tu veux finir avec une balle dans la tête ?” Puis il m’a dit de m’en aller et il m’a poussé hors du véhicule.59

Chauffeurs

Les forces de sécurité confisquent régulièrement les permis des chauffeurs et leur carte d’identité s’ils ne sont pas satisfaits de l’argent qu’une personne peut ou veut payer.60  Le fait de ne pas avoir de documents rend alors les chauffeurs encore plus vulnérables aux extorsions de la police la prochaine fois qu’ils sont arrêtés, car les forces de sécurité gouvernementales vont vraisemblablement réclamer des sommes encore plus importantes à ceux qui n’ont pas de permis de conduire ou de carte d’identité.61 Pour beaucoup de chauffeurs de véhicules de transport public, la confiscation d’un permis signifie la perte d’emploi, car beaucoup ne veulent pas risquer les graves répercussions qui peuvent découler du fait d’être arrêté sans permis. 

Si les chauffeurs de tous les groupes ethniques sont victimes d’extorsions de la part des forces de sécurité gouvernementales, les Ivoiriens originaires du nord, qui ont traditionnellement joué un rôle dominant dans le secteur du transport en Côte d’Ivoire, signalent qu’ils sont en butte à du harcèlement et des abus plus graves et doivent payer des pots-de-vin plus élevés que leurs homologues du sud.62

Human Rights Watch s’est entretenu avec des dizaines de chauffeurs qui ont été victimes d’extorsion de la part des membres des forces de sécurité gouvernementales. L’expérience de ce chauffeur est typique :  

En janvier 2006, j’ai été arrêté d’un coup de sifflet par le CECOS 41.63 J’avais mon permis de conduire, mais ils ont quand même insisté pour que je leur donne un pot-de-vin de 500 CFA [environ 0.95 U.S.$]. J’ai refusé.  Un des soldats m’a frappé à la poitrine avec ses deux poings et j’ai été renversé. Ils se sont alors emparés de mon permis et ils ont refusé de me le rendre. En février, j’ai été encore arrêté par le CECOS 41.  J’ai expliqué qu’ils avaient pris mon permis le 10 janvier. Le soldat est allé à sa voiture et a sorti un sac. J’ai regardé dedans et il était plein de permis de conduire et d’autres papiers d’identité. Il devait y avoir au moins une centaine de cartes dedans. Mon permis était dans le sac mais il a refusé de me le rendre. A ce point, il n’y a rien que je puisse faire. Je suis marié et j’ai deux filles et je n’ose pas conduire maintenant que je n’ai pas de permis, alors je ne peux plus travailler.64

Un autre chauffeur a expliqué les répercussions de la perte de son permis :

Il y a environ trois mois, je roulais quand la police a sifflé pour que je m’arrête. Ce n’était pas un point de contrôle officiel, juste quelques policiers stationnés au bord de la route. Ils m’ont demandé ma carte d’identité et je la leur ai tendue. Je n’avais pas mon permis de conduire mais j’avais un reçu montrant qu’il avait été saisi par la police deux semaines auparavant.  (J’étais allé au poste de police pour payer 5000 CFA [environ 9.50 U.S.$] pour le récupérer, mais on m’a dit que le policier qui l’avait pris l’avait gardé sur lui.) Le policier a pris mon reçu et l’a mis dans sa poche. 

J’ai été amené au poste de police à Plateau. J’ai été déshabillé complètement par la police au poste et mis dans une petite pièce sombre. J’étais seul dans la cellule. Plus tard dans la journée, mes parents sont venus avec de la nourriture mais la police a refusé de leur laisser me la donner si ma mère ne payait pas 2000 CFA [environ 3.80 U.S.$]. Le jour suivant, elle est revenue avec de la nourriture, mais ils ont refusé de la laisser me voir. Finalement, elle leur a payé 50 000 CFA [environ 95 U.S.$] et ils m’ont relâché. Depuis, je n’ai pas pu travailler. Je n’ai pas de permis et je n’ai pas de reçu montrant qu’ils l’ont pris.  J’ai un enfant qui dépend de moi. Je pourrais payer 35 000 CFA [environ 67 U.S.$] pour obtenir un nouveau permis, mais je n’ai pas l’argent.65

D’autres chauffeurs ont été détenus et ont subi de graves abus physiques pour avoir refusé de se soumettre aux extorsions ou pour leur incapacité à payer ce qui leur était demandé.  Un chauffeur ivoirien de vingt-huit ans originaire du nord a raconté avoir été sévèrement battu au sein de l’École de la Gendarmerie après avoir été dans l’incapacité de payer un pot-de-vin (de nombreuses cicatrices dont une de cinq centimètres sur la tête et plusieurs cicatrices profondes aux bras et aux jambes ont été constatées par un enquêteur de Human Rights Watch) : 

Juste après avoir pris la voiture à 19h30 le 25 janvier 2006, j’ai été arrêté à un point de contrôle tenu par un groupe d’une quinzaine de CECOS. Un officier avec deux 2 V66 sur son uniforme m’a demandé mes papiers. Je lui ai donné mon permis et les documents de la voiture. Mais ce qu’ils voulaient c’était de l’argent. Je lui ai dit que je venais juste de commencer mon parcours et que je n’avais encore rien gagné. Il s’est mis en colère, a mis mon permis dans sa poche et a dit : “Tu ne vas nulle part.” J’ai supplié mais il a répondu : “Vous les Dioulas vous contrôlez le business du transport mais vous ne voulez pas partager votre argent.”67

Je suis resté là pendant plus d’une heure pendant laquelle j’ai vu les CECOS fouiller une quinzaine d’autres chauffeurs. Chaque fois c’était pareil : ils arrêtaient les taxis, demandaient le permis et après avoir serré la main aux chauffeurs ils glissaient l’argent dans leurs poches. 

Vers 20h30 comme ils s’apprêtaient à s’en aller, je leur ai crié : “Vous ne pouvez pas partir avec mon permis, c’est mon gagne-pain.” Après avoir discuté un moment, l’un d’eux m’a frappé à la tête par derrière. Je suis tombé en saignant. Puis le CECOS m’a emmené à l’École de la Gendarmerie.

Après être arrivés ils m’ont attaché et emmené dehors. Puis trois gendarmes m’ont battu pendant quarante-cinq minutes, dont celui qui m’avait pris mon permis. Ils me battaient avec une corde en caoutchouc, une barre de fer et certains me marchaient dessus avec leurs bottes. 

Après ça, ils m’ont mis dans un entrepôt où j’ai vu une quinzaine d’autres personnes. Pendant la nuit, nous avons parlé et j’ai appris ce qui leur était arrivé. Ils étaient du Burkina Faso, du Mali et certains étaient Ivoiriens. Sept d’entre eux étaient des chauffeurs comme moi qui n’avaient pas pu les payer. Les autres étaient des travailleurs qui n’avaient pas leurs papiers en règle. Tous ont dit qu’ils avaient été battus. J’ai remarqué certaines blessures : un avait une jambe enflée, un autre avait une mauvaise coupure entre les yeux et plusieurs saignaient. Certains disaient que ça faisait deux ou même trois jours qu’ils étaient là.    

Le matin ils nous ont répartis en groupes de travail. Certains d’entre nous ont nettoyé les toilettes et d’autres, dont moi, nous avons reçu l’ordre de nettoyer la cour. J’ai travaillé pendant environ quatre heures. Pendant la journée certains d’entre nous ont été libérés mais d’autres   —neuf ou dix dont des Maliens et quelques Dioulas— sont entrés. Beaucoup avaient aussi été battus. Je ne les ai jamais vus en train d’être battus, mais on pouvait entendre crier de l’extérieur : “Laissez-moi tranquille, je n’ai rien.” 

Vers 20h le propriétaire de la voiture a payé 25 000 CFA [environ 48 U.S.$] et j’ai été libéré, mais je dois encore récupérer mon permis. Je suis allé à l’École de la Gendarmerie quatre fois mais ils ne veulent pas me le donner. A cause de ça je ne travaille pas en ce moment.68

Pour aider à combattre le problème de l’extorsion, des dirigeants syndicaux représentant les travailleurs du secteur des transports avec lesquels Human Rights Watch s’est entretenu ont expliqué que chaque ligne de transport 69 a un responsable désigné chargé d’interventions rapides au nom des chauffeurs connaissant des problèmes avec les forces de sécurité, et que ces responsables doivent faire entre trois et trente interventions par jour et par ligne. Ces interventions n’ont pas résolu le problème, cependant, et les syndicats des transporteurs ont organisé une grève dans un quartier d’Abidjan le 5 mars 2006, pour protester contre les extorsions et les mauvais traitements. 

Au cours d’une visite à un dirigeant de la communauté malien dans un quartier, Human Rights Watch a recensé 115 cartes d’identité maliennes et permis de conduire que le dirigeant de la communauté avait réussi à récupérer auprès des services de police au cours des trois mois précédents.70 

Situation dans le nord

Le phénomène de l’extorsion et du vol des civils à tous les niveaux de la société continue à être un problème dans tout le territoire contrôlé par les Forces Nouvelles.

Au niveau des villages, Human Rights Watch s’est entretenu avec plusieurs femmes sur un marché dans un petit village proche de Bouaké qui a été occupé par un contingent de quatre ou cinq soldats des Forces Nouvelles en rotation et qui soumettent les villageois à l’extorsion et au vol de façon systématique.  En plus d’être forcés à fournir gratuitement de l’eau et de la nourriture aux soldats, tous les villageois doivent payer une “taxe” chaque fois qu’ils sortent où qu’ils rentrent dans leur village.  Si la taxe semble relativement modeste —400 CFA (environ 0.75 U.S.$) par personne pour un aller retour— dans certains cas le paiement de cette “taxe” représente la moitié des revenus hebdomadaires d’un villageois.71  Beaucoup de ces villageois sont des personnes déplacées à l’intérieur du pays, qui ont fui des villes comme Bouaké au déclenchement des hostilités en 2002. Comme l’a expliqué une femme :

Depuis que je suis venue au village, je vais au marché en ville deux fois par semaine pour acheter du poisson séché, que je revends ensuite pour gagner assez d’argent pour nourrir mes enfants, mais les soldats dans le village sont un problème. Ici ils font sortir chaque passager de la voiture pour les payer. Ce qui fait que je dois donner 800 CFA [environ 1.50 U.S.$] par semaine aux soldats. Parce qu’ils ont les fusils, je n’essaie jamais de  discuter —je paie. Parfois il ne me reste rien, parfois je perds même de l’argent une fois que j’ai payé les soldats. Mais les rebelles sont juste ici pour diriger le pays. Parce qu’ils ont les fusils, c’est comme ça que ça marche. Tu dois payer. J’aimerais me plaindre ou les attaquer en justice mais on ne peut pas attaquer quelqu’un qui a un fusil. Les gens à Bouaké [capitale administrative pour les Forces Nouvelles] ont les mêmes fusils qu’ici. Ils les ont envoyés, alors ça ne sert à rien de se plaindre.72

Selon des dirigeants de communauté interrogés par Human Rights Watch, plusieurs autres villages des environs ont été soumis pareillement à l’extorsion et au vol systématiques par les contingents rebelles qui les occupaient.73 Si le niveau des vols aux civils a diminué par rapport aux constatations de Human Rights Watch à l’été et l’automne 2005,74 les soldats des Forces Nouvelles continuent à voler des animaux et  autres nourritures dans les villages. Le chef local d’un village près de Bouaké a expliqué :

En septembre et octobre 2005 les rebelles étaient plus agressifs. Ils venaient avec un camion, tiraient en l’air pour nous faire peur, puis ils prenaient presque toutes les chèvres et les moutons. Parfois ils remplissaient complètement un camion avec des marchandises. Maintenant, les choses vont mieux. Ils ne tirent plus avec leurs fusils, mais nous avons encore peur quand ils viennent. Ils viennent toujours prendre des moutons et des chèvres. Mais ils prennent seulement quatre ou cinq chèvres à la fois maintenant.75 

Sidiki Konaté, le porte-parole des Forces Nouvelles, a reconnu que le vol et l’extorsion  qui continuent au niveau des villages reste un problème, et il a dit qu’ils avaient expulsé de nombreux combattants des Forces Nouvelles à cause de leur implication dans des actes criminels et qu’ils ont lancé une campagne d’éducation publique pour traiter ce problème. Cependant, il a tenté de diminuer la responsabilité des dirigeants rebelles en affirmant qu’ils exerçaient un contrôle limité sur les forces rebelles basées dans les villages les plus éloignés.76

Dans les villes tenues par les rebelles comme Bouaké et Korhogo, l’extorsion perpétrée par les forces rebelles concerne des sommes d’argent beaucoup plus importantes. Plusieurs entrepreneurs et commerçants ont expliqué à Human Rights Watch comment ils sont périodiquement convoqués aux bureaux des Forces Nouvelles par des officiers supérieurs où on leur dit combien ils devront payer par mois, en liquide ou en nature.77  Quand on leur a demandé s’il était possible de négocier le montant exigé, trois marchands différents ont expliqué que lorsqu’un de leurs collègues avait essayé de négocier, il avait été enfermé dans une pièce pendant une journée et le prix de sa “taxe” avait été augmenté lorsqu’ils l’ont laissé sortir.78 L’argent exigé aux entrepreneurs par les chefs rebelles varie, mais des commerçants moyens se voient souvent demander 50 000 CFA (environ 95 U.S.$) par mois.79 Les chauffeurs de camion qui traversent le territoire contrôlé par les rebelles pour aller au Burkina Faso et au Mali doivent aussi payer des sommes considérables aux rebelles à la frontière, ainsi qu’à différents points de contrôle au sein du territoire contrôlé par les Forces Nouvelles.  Plusieurs transporteurs ont témoigné que les sommes exigées par les Forces Nouvelles pour transporter des marchandises au sein du territoire des Forces Nouvelles sont plusieurs fois supérieures à celles demandées avant la guerre.80

Les officiers des Forces Nouvelles maintiennent qu’ils ont le droit de prélever des “taxes” comme moyen de générer un trésor public, et ils rejettent l’affirmation selon laquelle les sommes collectées dépasseraient les niveaux d’avant la guerre.81 Des rapports sur l’extorsion et le vol des civils à tous les niveaux de la société suggèreraient que ce que les rebelles désignent régulièrement comme un système de “collecte de l’impôt” pourrait être mieux décrit comme un système d’extorsion collective, ce qui ne confirme pas les déclarations du porte-parole des Forces Nouvelles à Human Rights Watch selon lesquelles les “taxes” au sein de la zone contrôlée par les Forces Nouvelles seraient informelles et volontaires.82 Les rapports suggèreraient aussi que les Forces Nouvelles collectent d’importantes sommes d’argent.

Human Rights Watch a remarqué au cours de sa visite que dans quelques zones au moins les Forces Nouvelles font des efforts croissants pour effectuer des travaux publics en réparant des routes et en restaurant quelques bâtiments, surtout à Korhogo. Mais en dépit de l’argent collecté par les Forces Nouvelles, les services publics dans les territoires contrôlés sont en grande partie fournis par des ONG internationales, ou même par le gouvernement installé au sud.83 Ceci soulève de sérieuses questions quant à savoir où et comment sont dépensées les sommes collectées par les Forces Nouvelles auprès des entrepreneurs, des transporteurs et autres prélèvements à l’import et l’export. De plus, de nombreux soldats subalternes des Forces Nouvelles ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils ne sont pas payés.84  Si cela n’a pas pu être confirmé, quand on lui a demandé de répondre à l’accusation selon laquelle les soldats rebelles volent régulièrement les villageois, le porte-parole des Forces Nouvelles a fait remarquer que même des soldats “payés” volent dans d’autres parties du monde.85 

Système judiciaire absent ou arbitraire dans le nord

Au déclenchement des hostilités à la fin 2002, de nombreux bâtiments judiciaires et des prisons dans le nord ont été mis à sac ou détruits. La plupart des juges exerçant dans le nord ont fui, laissant un vide à la place de l’ancien système judiciaire et pénal.86  Dans la période qui a suivi immédiatement les hostilités, les officiers des Forces Nouvelles ont expliqué à Human Rights Watch qu’en l’absence de ces institutions, les exécutions et autres “méthodes extrajudiciaires” étaient les principaux moyens de faire appliquer la loi.87

Les problèmes de cette période, et la crainte que les citoyens se livrent au lynchage en faisant eux-mêmes la loi, ont poussé les Forces Nouvelles à établir un système judiciaire et pénal ad hoc géré principalement par les commissaires de police des Forces Nouvelles. Le territoire contrôlé par les Forces Nouvelles est divisé en dix districts militaires, les forces de police de chaque district ayant à leur tête un commissaire de police.88 D’après les officiers des Forces Nouvelles, la plupart des commissaires de police opérant actuellement sur le territoire des Forces Nouvelles ont été formés et exerçaient déjà en tant qu’officiers de police avant la guerre, bien que maintenant ils ne seraient pas payés et travailleraient de façon bénévole sans être contrôlés par le gouvernement ivoirien.89  Les commissaires de police exercent leur juridiction sur tous les délits, y compris ceux qui sont commis par les soldats des Forces Nouvelles. Le chef de la police des Forces Nouvelles est un membre des forces armées.90

Dans ce système ad hoc, le commissaire de police sert, en fait, d’enquêteur, de procureur, de juge et de jury.  Comme première étape, les commissaires de police mènent l’enquête sur les éventuels délits qui leur sont signalés par des civils ou des officiers des Forces Nouvelles. A la fin de l’enquête et si le commissaire de police a identifié un coupable probable, le même commissaire de police arrive à une conviction personnelle quant à la culpabilité du suspect, basée sur ses propres résultats et conclusions.91 Enfin, le même commissaire de police détermine la peine y compris, le cas échéant, une peine de prison qui sera appliquée au coupable présumé. Un accusé ne bénéficie du conseil de la défense à aucun moment de l’enquête, ni de la détermination de culpabilité ni d’établissement de la peine.92

Pour les personnes décrétées coupables d’un délit et qui sont condamnées à une période d’emprisonnement, certains commissaires essaient d’appliquer une peine correspondant à la gamme prévue par le code pénal ivoirien pour un délit particulier, tandis que d'autres placent simplement un présumé coupable en détention pour une période indéterminée jusqu'à ce qu'ils estiment qu'il ou elle a été suffisamment puni(e).93  Les responsables des Forces Nouvelles reconnaissent que si certains commissaires comprennent les rudiments du code pénal, d'autres n'ont que peu idée de la façon dont un système juridique est supposé fonctionner.94  En conséquence, le système judiciaire criminel dans le territoire contrôlé par les Forces Nouvelles fonctionne d'une façon arbitraire et très diversifiée.  Comme un observateur des Nations Unies l'a exprimé : “Certains restent trop longtemps en prison, et d'autres sont libérés avant ce qu’il faudrait.”95 

L’injustice fondamentale dans ce système vient du manque total de limites ou de contrôles indépendants sur le pouvoir des commissaires de police. Des représentants locaux des droits humains rapportent que bien que les commissaires de police aient le pouvoir d’engager des poursuites contre des soldats ayant commis des délits, les enquêtes sont souvent influencées par l’armée, et les poursuites sont abandonnées si un chef militaire intervient.96 L’expérience montre aussi qu’il y a peu d’exemples de volonté politique ou capacité de punir les abus des officiers supérieurs des Forces Nouvelles.97 Le résultat d’un pareil système est un climat d’anarchie et d’impunité.

Les conditions d’incarcération pour ceux qui doivent exécuter une peine de prison sont déplorables.98  Cependant, depuis que le Comité International de la Croix Rouge a assumé la responsabilité de l’alimentation des prisonniers à Korhogo après la mort de quatre prisonniers du fait de grave malnutrition en août 2005, il n’y a pas eu d’autre décès constaté.99 

Selon des sources des Nations Unies, les installations de détention au secret, avec des personnes qui sont gardées au secret continuent à exister.100 La détention au secret des personnes constitue une “disparition” et c’est une grave violation du droit international des droits humains.  Même dans les situations où la détention est reconnue, garder des personnes au secret, en privant les détenus des garanties essentielles contre la privation arbitraire de liberté, la torture ou les traitements inhumains ou dégradants, ou même contre le risque de perdre la vie, constitue aussi une grave violation du droit  internationale des droits humains.

Les responsables des Forces Nouvelles interrogés par Human Rights Watch ont été très francs quant aux limites d’une justice obtenue par les commissaires de police, mais ils maintiennent que c’est mieux que la situation qui a précédé le système actuel.101  Si les accords de paix n’exigent pas que les Forces Nouvelles établissent des institutions judiciaires effectives et opérationnelles au sein du territoire qui est sous leur contrôle, le droit humanitaire international coutumier prévoit des protections pour les civils de conflits armés internes comme en Côte d’Ivoire et interdit la privation arbitraire de liberté et les disparitions.  Les responsables des Forces Nouvelles interrogés par Human Rights Watch reconnaissent qu’un redéploiement d’officiers judiciaires dans le nord améliorerait les choses.  Cependant, ils maintiennent que le gouvernement ivoirien ne permettra pas un redéploiement d’officiers judiciaires du sud vers le nord tant que les Forces Nouvelles n’auront pas désarmé.102  Pour le bien-être des citoyens de Côte d’Ivoire, le gouvernement ivoirien et les responsables des Forces Nouvelles devraient travailler ensemble afin d’arriver à un accord pour le redéploiement d’officiers judiciaires, même sur une base limitée, aussitôt que possible.  De telles mesures pourraient être un pas important pour commencer à traiter le climat d’impunité dans le nord de la Côte d’Ivoire.




[53]  Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, mars 2006.

[54] Entretiens de Human Rights Watch avec des membres de la communauté burkinabé dans le sud de la Côte d’Ivoire, mars 2006.

[55]  Entretien de Human Rights Watch avec un membre de la communauté burkinabé dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, 10 mars 2006.

[56]  Entretien de Human Rights Watch, Guiglo, 9 mars 2006.

[57]  Entretien de Human Rights Watch, Bouaké, 16 mars 2006.

[58]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 4 mars 2006.

[59]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 12 mars 2006. 

[60]  Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants de communauté, des membres du syndicat des transporteurs, des représentants des droits humains et des diplomates, Abidjan, mars 2006.

[61]  Entretiens de Human Rights Watch avec des chauffeurs et des dirigeants du syndicat des transporteurs, Abidjan, mars 2006.

[62]   Ibid.

[63] Beaucoup de véhicules du CECOS sont clairement numérotés.  Les chauffeurs et autres victimes interrogées par Human Rights Watch se réfèrent souvent aux véhicules du CECOS par le numéro inscrit à l’extérieur du véhicule.

[64]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 3 mars 2006.

[65]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 5 mars 2006.

[66]  Les membres du CECOS viennent de la police, de la gendarmerie et de l’armée.  Il est possible que l’insigne de grade décrit par le témoin soit celui de sergent de la gendarmerie.

[67]  Le terme “Dioula” est en réalité un mot Sénoufo qui désigne un marchand.  Il désigne aussi un petit groupe ethnique du nord est de la Côte d’Ivoire. Cependant, il est très communément utilisé pour désigner des personnes appartenant à plusieurs groupes ethniques du nord de la Côte d’Ivoire, dont les Malinké et les Sénoupho, qui en fait n’appartiennent pas au groupe ethnique des Dioula.  Certaines personnes originaires du nord considèrent que le terme utilisé de façon globale est péjoratif.

[68]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 4 mars 2006.

[69]  Une ligne de transport est en général un trajet fixe reliant deux quartiers d’Abidjan, avec des taxis et des microbus partagés qui prennent et déposent des passagers à différents points le long de la ligne.

[70]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 8 mars 2006.

[71]  Entretiens de Human Rights Watch, petit village proche de Bouaké, 15 mars 2006.

[72]  Entretien de Human Rights Watch, petit village proche de Bouaké, 15 mars 2006.

[73]  Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants de la communauté, 15 mars 2006.

[74]  Voir Human Rights Watch, “Le coût de l’impasse politique pour les droits humains,” pp. 19-21.

[75]  Entretien de Human Rights Watch, petit village proche de Bouaké, 17 mars 2006.

[76]  Entretien de Human Rights Watch avec Sidiki Konaké, porte-parole des Forces Nouvelles, Abidjan, 21 mars 2006.

[77]  Entretien de Human Rights Watch avec des entrepreneurs dans le territoire contrôlé par les Forces Nouvelles, 19 mars 2006.

[78]  Ibid. 

[79]  Ibid.

[80]  Par exemple, un chauffeur de camion commercial interrogé par Human Rights Watch a affirmé qu’avant le déclenchement de la guerre il devait payer 25 000 CFA (environ 48 U.S.$) en pots-de-vin pour se déplacer entre deux villes principales du nord, Korhogo et Man, avec ses marchandises. Maintenant, il a signalé qu’il lui fallait au moins 150 000 CFA (environ 286 U.S.$) pour effectuer le même trajet. Entretiens de Human Rights Watch avec des entrepreneurs, des membres de la société civile, des élus locaux et des officiers des Forces Nouvelles, Abidjan, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[81]  Entretien de Human Rights Watch avec Sidiki Konaké, porte-parole des Forces Nouvelles, Abidjan, 21 mars 2006.

[82]  Ibid.

[83]  A Bouaké, par exemple, le ramassage des ordures et l’assainissement sont gérés par l’organisation non gouvernementale internationale CARE, et l’hôpital central est administré par Médecins Sans Frontières.  Dans le secteur de l’éducation, les salaires des enseignants sont payés soit par le gouvernement installé au sud, ou sont couverts par des contributions volontaires des parents dans le cas d’enseignants bénévoles.  L’eau et l’électricité sont gratuites pour la plupart de la population, et sont en réalité subventionnées par la population du sud. A la prison de Korhogo, une association charitable catholique romaine locale gérée par des soeurs, Sainte Camille, en collaboration avec la Croix Rouge, a jugé nécessaire de prendre la responsabilité de nourrir la population carcérale quand quatre prisonniers sont morts de malnutrition en août 2005.  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies, des organisations internationales non gouvernementales et des organisations de la société civile, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[84]  Conversations de Human Rights Watch avec des soldats des Forces Nouvelles, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[85]  Entretien de Human Rights Watch avec Sidiki Konaké, porte-parole des Forces Nouvelles, Abidjan, 21 mars 2006.

[86]  Entretiens de Human Rights Watch avec des responsables des Forces Nouvelles, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[87]  Ibid.

[88]  Entretiens de Human Rights Watch avec des responsables des Forces Nouvelles et des sources des Nations Unies, Bouaké, mars 2006.

[89]  En outre, en août 2005, 537 policiers volontaires ont reçu une formation de quarante-cinq jours avec l’aide de l’ONUCI.  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies et des dirigeants des Forces Nouvelles, Abidjan et Bouaké, mars 2006. 

[90] Des responsables des Forces Nouvelles rapportent que par le passé il existait des frictions entre les commissaires de police des Forces Nouvelles et les chefs militaires des Forces Nouvelles, qui souvent n’acceptaient pas l’arrestation de leurs soldats.  Placer un officier militaire à la tête de la police a été une “solution politique” conçue pour alléger les tensions entre la police et l’armée des Forces Nouvelles. Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants des Forces Nouvelles, Abidjan et Bouaké, mars 2006.

[91]  Entretiens de Human Rights Watch avec des représentants des droits humains et des dirigeants des Forces Nouvelles, Abidjan, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[92]  Ibid.

[93]  Ibid.

[94]  Entretien de Human Rights Watch avec Sidiki Konaké, porte-parole des Forces Nouvelles, Abidjan, 21 mars 2006.

[95]  Entretien de Human Rights Watch, Bouaké, mars 2006.

[96]  Entretiens de Human Rights Watch avec des représentants des droits humains et des dirigeants des Forces Nouvelles, Abidjan et Bouaké, mars 2006.

[97]  Entretiens de Human Rights Watch avec des représentants des droits humains et des sources des Nations Unies, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[98]  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies et des organisations de la société civile locales et internationales, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[99]  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies et des organisations de la société civile, Bouaké et Korhogo, mars 2006.

[100]  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies, Bouaké, mars 2006.

[101]  Entretien de Human Rights Watch avec Sidiki Konaké, porte-parole des Forces Nouvelles, Abidjan, 21 mars 2006.

[102]  Ibid.


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