Rapports de Human Rights Watch

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III. Violences récentes commises par les forces gouvernementales et pro gouvernementales contre des opposants présumés

Emeutes de janvier 2006 et violences et abus associés

Il y a eu deux épisodes de tension politique qui ont produit des violences au cours du mois de janvier 2006.  Dans les deux épisodes, des membres des communautés malienne et burkinabé, ainsi que des Ivoiriens originaires des régions du nord du pays tenues par les rebelles, semblent avoir été désignés aux abus commis par des agents de la force publique tels que la police, des gendarmes et des membres du Centre de Commandement des Opérations de Sécurité (CECOS) une force d’élite de réaction rapide créée par décret présidentiel en juillet 2005 et chargée de combattre le crime à Abidjan.14 

L’attaque contre la base militaire de Akouédo déclenche la violence et des abus dans tout Abidjan

Le 2 janvier 2006, des assaillants non identifiés ont attaqué l’une des principales bases militaires dans la région d’Abidjan, appelée Camp Akouédo. L’attaque semble être partie de l’intérieur même du camp militaire.  Bien qu’il n’y ait pas encore eu à ce jour de rapport officiel sur l’identité des assaillants ou sur la motivation de l’attaque, certains observateurs politiques pensent qu’elle était programmée par un groupe de soldats gouvernementaux comme un acte de protestation contre le non paiement de salaires.15

Quelle que soit la motivation de cette attaque, les forces de sécurité gouvernementales, dont des gendarmes et des membres du CECOS, ont riposté en commettant de nombreux abus graves dans Abidjan, principalement contre des immigrés ouest africains et des Ivoiriens originaires du nord. Selon les entretiens menés avec des victimes, des témoins, des groupes locaux de défense des droits humains, et des responsables des Nations Unies, ces abus comportaient des arrestations arbitraires, des détentions illégales, des tortures et des exécutions sommaires. 

Un cas présumé d’exécution illégale a été signalé par des responsables d’un groupe local de défense des droits humains et par des habitants du village de M’Badon près de Akouédo. Ils ont dit à Human Rights Watch que dans la matinée du 6 janvier 2006, trois hommes du Burkina Faso qui travaillaient au ramassage des ordures dans les environs ont été encerclés par des jeunes de la communauté locale et accusés d’avoir participé à l’attaque d’Akouédo. Les jeunes ont appelé les forces de sécurité, qui auraient exécuté sommairement les trois hommes avec des fusils.16 Les personnes interrogées par Human Rights Watch n’ont pas été témoins des exécutions présumées, mais l’un des habitants a montré aux enquêteurs des photographes des trois hommes morts qu’il assurait avoir prises peu après l’incident.

Rapport de torture à l’École de la Gendarmerie

Parmi les entretiens menés par Human Rights Watch concernant les abus au moment de l’attaque d’Akouédo, les enquêteurs de HRW ont parlé avec deux travailleurs manuels burkinabé qui ont été soumis à trois jours de coups et de torture à l’École de la Gendarmerie et à plusieurs autres jours de détention avant d’être finalement relâchés sans explication sur le motif de leur détention.17 Ils ont tous deux déclaré avoir vu au moins soixante-quatre autres personnes —des Maliens, des Burkinabé et quelques Ivoiriens— qui avaient été pareillement détenues au sein de l’École de la Gendarmerie. Les deux victimes interrogées par Human Rights Watch avaient des dizaines de grandes cicatrices récentes tout le long du dos.  L’un d’eux a expliqué son calvaire comme suit :

Le 3 janvier, vers 13h, j’ai entendu des coups de fusil dans la cour à l’extérieur de ma maison. A ce moment-là, quelques amis burkinabés étaient venus chez moi et nous étions donc sept dans la maison. Nous avons entendu des hurlements dehors et une voix a dit : “Si vous n’ouvrez pas, nous allons enfoncer la porte,” alors j’ai ouvert la porte. Un groupe de soldats est entré. Ils nous on dit de fermer les yeux et que chacun de nous tienne la ceinture de l’autre. Ils nous ont obligés à marcher comme ça. Ils nous poussaient et disaient qu’ils allaient nous tuer. Ils criaient que c’était nous qui avions attaqué le camp. Ils nous ont dit de monter à l’arrière d’un camion. Nous étions environ trente dans le camion.  

Nous avons roulé pendant environ trente minutes, et puis ils nous ont poussés hors du camion et à l’intérieur d’une pièce. Vers 18h, ils sont venus nous dire d’enlever tous nos vêtements et de les mettre dehors. Puis ils sont revenus plus tard prendre nos noms. Nous étions soixante-six dans cette pièce. Le lendemain matin, ils ont permis aux gens de mettre leurs sous-vêtements et leurs pantalons. Ils sont venus prendre un groupe de prisonniers pour les faire sortir, et puis un autre. J’ai été amené dehors dans le dernier groupe. Ils nous ont amenés dans une petite pièce. Quand nous sommes arrivés, les deux premiers groupes étaient déjà là. Il n’y avait pas de soldats dans la pièce d’abord, mais ensuite une dizaine sont entrés. Ils ont commencé à nous battre avec des cordes et des tuyaux en plastique orange. Ils nous ont aussi frappés avec le plat d’une machette. Ils me frappaient sur le dos. J’ai encore des cicatrices partout. Ce groupe de soldats est parti et puis un autre est venu nous battre. Ça a continué toute la journée avant qu’ils nous ramènent dans la première pièce où nous avions dormi. Plus tard, ils nous ont amenés dans la même pièce et ils nous ont encore battus. Ils ont mis de l’eau sur les blessures de nos dos et ça brûlait —je ne sais pas ce qu’il y avait dans l’eau. Le troisième jour, la même chose est arrivée. 

Le quatrième jour, j’ai été amené dans un autre camp. Là, ils ne nous battaient plus. Nos parents ont pu apporter de la nourriture. J’y ai passé six jours. Pendant tout ce temps, ils ne m’ont jamais rien demandé. Seule la Croix Rouge est venue poser des questions. Le jour où la Croix Rouge est venue, nous avons été libérés. Dix-huit autres ont été libérés le même jour que moi. D’autres avaient été libérés plus tôt. Je n’ai reçu aucune  explication des autorités concernant ma libération ou mon arrestation. Je n’ai pas déposé plainte parce que j’ai peur des conséquences. Si j’avais assez d’argent, je retournerais au Burkina Faso.18 

Attaques anti Nations Unies et émeutes et sectarisme associés

Un deuxième pic de tension s’est produit à la mi-janvier lorsque des groupes de milices pro gouvernementales, notamment les milices des Jeunes Patriotes, ont attaqué les bases des Nations Unies à Abidjan, Daloa, Guiglo et San Pedro.19 Les violences ont commencé après que le Groupe de travail international ait publié un communiqué controversé disant que le mandat de l’Assemblée nationale ivoirienne, devant expirer le 16 décembre 2005, n’avait pas été prolongé.  Ceci a été interprété par les milices pro gouvernementales et d’autres partisans du Président Gbagbo comme une tentative injustifiée de pousser à la dissolution de l’Assemblée et de saper le parti au pouvoir.20

A Abidjan, des milliers de membres des milices des Jeunes Patriotes sont descendus dans les rues, jetant des pierres et, dans un cas, des bombes incendiaires contre les installations des Nations Unies, brûlant des pneus, prenant le contrôle de la station de télévision nationale, et attaquant des véhicules et des bâtiments des Nations Unies et d’organisations humanitaires internationales.

A Guiglo, des centaines de protestataires des sections locales des Jeunes Patriotes et de la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI—voir aussi ci-dessous), ont manifesté devant la base de l’ONUCI .  Si les manifestations étaient initialement pacifiques, le 18 janvier aux environs de 16h il y a eu une confrontation entre les manifestants et les forces de maintien de la paix des Nations Unies qui protégeaient la  base. La confrontation a fait cinq victimes parmi les manifestants et trente-neuf blessés, y compris le dirigeant local des Jeunes Patriotes, Cyprien Maho, qui a été blessé au menton par une balle.21  

Des questions demeurent quant à savoir si la réponse mortelle des forces de maintien de la paix était proportionnée et appropriée au niveau de menace qu’ils auraient affronté. Les Nations Unies doivent encore rendre publics les résultats d’une enquête sur l’incident qui pourrait faire la lumière sur les circonstances ayant entraîné l’incident. Un témoin oculaire interrogé par Human Rights Watch a signalé qu’avant la fusillade un individu au moins avait réussi à pénétrer dans le camp et avait grimpé sur le toit de l’un des véhicules blindés des Nations Unies à l’intérieur du camp.22 Des personnes avec lesquelles s’est entretenu Human Rights Watch ont également signalé la présence dans la foule de personnes vêtues de ce qui semblait être un uniforme militaire, et aussi dit avoir vu des pierres et des poches plastiques remplies d’urine jetées sur les soldats du maintien de la paix.23  Toutes les personnes interrogées par Human Rights Watch ont dit que bien que trois tirs de semonce aient été tirés en l’air, les forces de maintien de la paix n’avaient pas eu recours aux gaz lacrymogènes ni à d’autres formes de force non mortelle avant d’ouvrir le feu.24  Parmi les cinq victimes, trois étaient membres des Jeunes Patriotes et deux, âgés de quatorze et seize ans, étaient membres de la FESCI.25

En réponse aux personnes tuées par coups de feu, le maire de Guiglo a lancé un appel sur la station de radio la Voix de Guiglo “à toutes [les] populations des villages de descendre sur la ville pour venger la mort des nôtres, tombés sous les balles assassines.”26  Quelques moments plus tard, des dirigeants des Jeunes Patriotes à Guiglo ont utilisé la même station de radio pour inciter à la violence contre les Nations Unies et les organisations humanitaires, appelant tous les Jeunes Patriotes à “attaquer . . . tout ce qui est agence humanitaire, ONG [organisations non gouvernementales], et symboles des Nations Unies.”  Le même jour, après que le personnel humanitaire et des Nations Unies ait été forcé de se retirer de la région, leurs bureaux ont été brûlés, une vingtaine de voitures ont été très endommagées ou complètement brûlées et des biens allant des équipements de bureau tels que des ordinateurs et des générateurs électriques à des produits alimentaires de l’aide humanitaire (dont près de 700 tonnes de céréales) ont été mis à sac et pillés, les dommages se montant à 1,8 million U.S.$.27 Les forces de sécurité ivoiriennes basées à Guiglo n’ont pas tenté d’arrêter ou de contenir le pillage et la destruction.28 

Les soldats du maintien de la paix sont restés absents de Guiglo et d’autres endroits de la partie ouest instable du pays pendant plusieurs mois, leur retour étant initialement compliqué par les conditions mises par les responsables ivoiriens locaux et par les milices   pro gouvernementales qui gardent le contrôle réel de cette zone.29 Cependant, des améliorations du climat politique ont conduit au retrait de ces conditions, et à la fin du mois d’avril 2006 des soldats du maintien de la paix du Bangladesh et du Bénin se sont redéployés avec succès à Guiglo et dans les villes de Duékoué, Toulepleu et Bloléquin.

En février, le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan a envoyé au Président Gbagbo une facture pour les dommages consécutifs à la destruction des propriétés des Nations Unies pendant les incidents de janvier, estimés à 3,5 millions U.S.$.30 

Attaques sectaires et incitation à Abidjan et Guiglo

Pendant que les émeutes anti Nations Unies paralysaient Abidjan, selon des récits rassemblés par Human Rights Watch, les forces de sécurité fermaient clairement les yeux, quand elles n’excusaient pas les activités violentes des milices.31 Des témoins et des représentants d’organisations locales des droits humains, ainsi que des rapports de journalistes locaux et étrangers et de responsables de l’ONUCI, décrivent les forces de sécurité ivoiriennes comme faisant peu de choses pour réfréner les émeutes et les destructions de propriété, ou pour rétablir l’ordre.32 Les forces de sécurité auraient fourni de la nourriture et de l’eau aux milices des Jeunes Patriotes et auraient aidé à les transporter à différents endroits dans Abidjan.33  Les Jeunes Patriotes ont mis en place des centaines de points de contrôle, parfois exactement aux endroits où les forces de sécurité ivoiriennes avaient tenu un point de contrôle la veille.34  

Au cours d’un incident pendant les émeutes, un membre de la communauté malienne a été brûlé vif par des membres des milices des Jeunes Patriotes. Un témoin a raconté à Human Rights Watch :

Vers 7h du matin, j’ai quitté ma maison pour aller à Abobo [un quartier d’Abidjan], mais en chemin j’ai vu que la situation était très tendue. On m’a dit que les Jeunes Patriotes tenaient les rues. J’ai décidé de rentrer à la maison mais comme les taxis ne fonctionnaient pas j’ai dû marcher.

Entre 8h et 9h, je suis arrivé à l’endroit où les Patriotes tiennent toujours leurs réunions —ils l’appellent “le Parlement.” A environ 120 mètres j’ai vu un grand nombre de Patriotes qui bloquaient la route et avaient formé un cercle autour de quelqu’un. Certains des Patriotes avaient le drapeau ivoirien enroulé autour de la taille. C’était tendu et des voitures faisaient demi tour pour sortir de là. J’avais peur et je voulais sortir de la route principale aussi je me suis caché dans un petit garage d’où je pouvais voir ce qui se passait au point de contrôle. 

Quelques minutes plus tard, j’ai vu les jeunes lancer un liquide sur le jeune qu’ils avaient encerclé et puis j’ai vu l’un d’eux jeter quelque chose sur lui. Puis j’ai vu une grande flamme [jaillir]. Quand c’est arrivé les gens autour de lui ont soudain reculé et j’ai vu la flamme qui recouvrait l’homme. Il a lutté contre le feu pendant de longues minutes mais ensuite il s’est effondré. Plus tard j’ai vu son corps calciné. La plupart des brûlures se trouvaient sur la partie supérieure du corps.

Plus tard je suis allé dans une petite mosquée et j’ai demandé à une femme ce que l’homme avait fait. Elle a expliqué que la veille, les Patriotes avaient volé la bicyclette de l’homme et qu’il était revenu ce matin-là pour leur demander de la rendre. Je n’ai su que plus tard qu’il était Malien.35

Les entreprises appartenant à des Ivoiriens originaires du nord ou à des citoyens maliens ou burkinabés ont aussi été attaquées par les Jeunes Patriotes. Un médecin malien interrogé par Human Rights Watch a décrit comment le 16 janvier, des Jeunes Patriotes et des militants d’un groupe étudiant pro gouvernemental l’avaient attaqué et battu à l’intérieur de la petite clinique qu’il dirige à Abobo. Il a dit que les jeunes, dont quelques-uns étaient armés d’armes automatiques, avaient volé des médicaments et des fournitures médicales pour un montant de 500 000 CFA (environ 952 U.S.$).36  Le 19 janvier, des Jeunes Patriotes à Abobo auraient attaqué un parc de stationnement et brûlé une dizaine de taxis et de minibus appartenant à des immigrés ouest africains et à des Ivoiriens du nord.37

A Guiglo, l’émission de radio des dirigeants des Jeunes Patriotes incitant à la violence contre les Nations Unies et les organisations humanitaires, mentionnée ci-dessus, comportait également cet appel : “Celui que vous trouverez à la maison, brûlez-le, qu’il soit Ivoirien ou pas.  Et tous ceux qui s’opposent à ce que vous allez faire, brûlez-les. Nous en assumerons les responsabilités.”38 Ce message faisait écho à un tract anonyme qui avait circulé en janvier juste avant les émeutes.  Signé par “Le Guide,” le tract appelait tous les Ivoiriens “à mener des actions de violences, des action terroristes contre les ressortissants de tous les pays membres du GTI (sauf l’Afrique du Sud), de l’ONUCI, et de la France.  Il faut les charcuter, les brûler, les égorger, les manger, les violer et détruire tous leurs biens. Ceci est la voix du peuple, ceci est ta voix.  Le nationalisme est en marche.”39

L’absence de l’ONUCI et des organisations humanitaires à Guiglo et dans les environs à la suite des événements de la mi janvier a été profondément ressentie par des communautés telles que les Burkinabé et les Ivoiriens originaires du nord.  Un responsable de communauté qui a parlé à Human Rights Watch en mars a noté une augmentation du banditisme depuis leur départ.40  Des membres de la communauté burkinabé, tout comme ceux qui vivent dans un camp de près de quatre mille personnes près de Guiglo, ont exprimé leur vive préoccupation qu’il n’y ait plus personne qui serve de tampon entre eux et les membres des milices pro gouvernementales et des groupes de jeunes, qui leur ont été hostiles par le passé.  Un dirigeant au sein du camp a décrit sa préoccupation comme suit :

Depuis que l’ONUCI s’est retirée nous ne nous sentons pas du tout en sécurité. Les soldats du maintien de la paix passaient par le camp chaque jour. Depuis qu’ils sont partis il y a deux mois environ, des membres de l’armée ivoirienne sont venus seulement trois fois. Si nous n’étions pas soutenus par les ONG, ils seraient encore en train de nous jeter dehors même depuis ici. Mais avec le départ des Nations Unies, nous savons que nous ne pouvons pas compter sur eux maintenant. Les Jeunes Patriotes sont les enfants de ceux qui nous ont chassés de nos terres en premier lieu, alors ce sont les mêmes. S’ils peuvent même chasser des gens comme l’ONUCI qui ont des fusils, qu’est-ce qui va nous arriver ? C’est comme si nous étions dans un trou et nous ne savons pas combien de temps ça va durer …. Nous sommes ici comme des prisonniers.41

Autre rapport de torture à l’École de la Gendarmerie

Human Rights Watch s’est entretenu avec cinq Maliens et Ivoiriens qui se trouvaient parmi les sept qui ont été détenus par les forces de sécurité à la suite des violences anti Nations Unies à Abidjan et qui ont été torturés à l’École de la Gendarmerie; l’un des sept aurait été torturé à mort. La raison de leur arrestation n’est pas complètement claire. Des sources des Nations Unies ont signalé que c’est peut-être parce que des partisans du parti d’opposition le Rassemblement des Républicains (RDR), y compris au moins une des sept victimes, avait tenté d’empêcher les Jeunes Patriotes d’installer un point de contrôle dans leur quartier, mais les victimes avec lesquelles Human Rights Watch s’est entretenu ont dit qu’elles ne comprenaient pas pourquoi ils avaient été détenus.42 Certaines victimes ont dit que les gendarmes les avaient accusés d’être des “rebelles” ou de "recruter des rebelles.” L’une des victimes, un Ivoirien originaire du nord, a décrit à Human Rights Watch ce qui lui était arrivé :

Le 20 janvier, j’étais chez moi et je dormais. Je me suis réveillé en entendant frapper à la porte. Ils ont dit que c’était la gendarmerie. Quatre soldats sont entrés dans ma chambre et ils m’ont amené dehors.  L’un d’eux portait un uniforme sombre. Son chapeau portait l’emblème d’une épée. Il avait une kalach [fusil d’assaut Kalachnikov] et un gilet pare-balles avec un talkie-walkie attaché sur la poitrine.  Tous ceux qui étaient dans la cour étaient accroupis sur le sol dehors. Les soldats avaient leurs fusils pointés sur nous. Ils ont pris certains d’entre nous et ils nous ont mis dans des véhicules stationnés dehors et marqués CECOS 01 et 02.43 Nous avons roulé pendant une vingtaine de minutes. Un soldat tenait son pied contre mon cou. J’ai levé les yeux et j’ai vu que nous allions à l’École de la Gendarmerie. 

Quand nous sommes arrivés, ils nous ont dit de sortir et un soldat  frappait chacun de nous quand nous descendions. Nous étions sept en tout. On nous a dit de tous nous asseoir par terre. Ils avaient un seau rempli d’eau et ils le versaient sur nous. Ça me brûlait les yeux et le nez. Puis ils ont commencé à nous battre. Ils se servaient d’une ceinture et frappaient avec la boucle.  Puis ils nous ont tous mis dans une petite pièce et cinq soldats sont entrés pour continuer à nous battre. Il y avait un vieil homme, le père. Ils n’ont pas frappé le vieil homme. Ils l’ont mis à part. Ils nous ont fait sortir pour nous battre encore avant de nous jeter à nouveau dans la petite pièce. Le fils du vieil homme avait été sévèrement battu et disait qu’il lui fallait de l’eau. Le vieil homme a frappé à la porte pour dire que nous avions besoin d’eau et d’aller aux toilettes. Un soldat a crié que nous n’avions qu’à lui uriner dans la bouche. Le fils du vieil homme a commencé à se tordre de douleur.  Et puis il a arrêté de bouger. Le vieil homme a dit : “Il est mort.” 

Vers 9h le lendemain matin, ils nous ont fait sortir le corps. Un petit peu plus tard ils ont ouvert la porte et nous ont dit de nous allonger à l’arrière d’un camion et de ne pas lever la tête. Ils nous emmenaient à la Brigade de Recherche, ce que j’ai appris plus tard.44 Je n’allais pas bien parce que j’avais été durement battu, et donc ils m’ont envoyé ensuite dans un hôpital militaire peu après mon arrivée. A l’hôpital, on m’a dit que même si c’était un hôpital militaire, je devais payer pour être soigné. Mon frère est venu et il a payé en tout 30 000 CFA [environ 57 U.S.$]. Après six jours d’hôpital, j’ai été libéré et je suis rentré chez moi. Cependant, le 13 février, j’ai été rappelé à la Brigade de Recherche pour répondre à des questions. Ils voulaient savoir si je faisais partie de la rébellion et j’ai dit que non.45 Quelques jours plus tard, un gendarme est venu à pied chez moi et m’a dit de ne pas témoigner. Je n’ai jamais compris pourquoi ça m’est arrivé.

Attaques par un groupe étudiant pro gouvernemental et défaut de réponse policière

Au cours de l’année 2005, la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI) s’est livrée à des actes fréquents de harcèlement, d’intimidation, et en plusieurs occasions de violence à Abidjan contre des étudiants et contre d’autres groupes qu’ils soupçonnaient de soutenir l’opposition ou les Forces Nouvelles.46    La FESCI est d’une loyauté féroce au gouvernement de Gbagbo, et semble agir sans aucune crainte de se voir demander des comptes pour les actes violents perpétrés contre leurs présumés opposants.47

Les membres d’un syndicat étudiant rival, l’Association Générale des Élèves et Étudiants de Côte d’Ivoire (AGEECI), sont particulièrement vulnérables aux attaques, car la FESCI les accuse de soutenir les Forces Nouvelles.48  A plusieurs occasions en 2005, des membres de l’AGEECI ont été violemment agressés et battus par des membres de la FESCI.49  Beaucoup de membres de l’AGEECI ne peuvent plus assister aux cours à cause du harcèlement dont ils sont l’objet.50  Des membres de l’AGEECI ont dit à Human Rights Watch que bien qu’ils signalent régulièrement les incidents de harcèlement et d’abus à la police, jusqu’ici personne n’a été poursuivi ou puni pour ces crimes. Le récit suivant fait par une victime d’un incident de décembre 2005 est un exemple récent de l’absence d’intervention des autorités locales pour protéger contre les violences conduites par la FESCI :

Je suis étudiant de deuxième année en histoire, mais je ne peux plus suivre les cours. En décembre 2005, je travaillais avec des lycéens dans leur école pour créer un comité de l’AGEECI. Vers 1h cet après-midi là, plusieurs voitures sont arrivées devant l’école. Nous étions cinq membres de l’AGEECI dans la salle de classe à ce moment-là. Trois sont allés voir ce qui se passait et ne sont jamais revenus. Puis un groupe de membres de la FESCI a fait irruption dans la classe. Ils se sont mis à nous frapper, les deux qui restions, avec des gourdins et le plat de machettes. Puis ils nous ont mis dans un taxi. Avant que nous démarrions, quatre policiers sont arrivés dans un camion. Nous pensions qu’ils allaient intervenir pour nous sauver, mais la FESCI a dit à la police que nous étions des rebelles et des assaillants. La police a dit que si c’était le cas, ils n’avaient qu’à continuer et nous tuer. La police est partie et nous avons démarré.  

Alors que nous roulions près du port, nous avons été arrêtés à un point de contrôle par deux policiers. Les gens dans la voiture se sont identifiés comme membres de la FESCI et sont sortis parler avec la police. Ils sont remontés dans la voiture et nous sommes partis. Nous avons commencé à rouler vers une zone abandonnée. J’avais peur que si c’était là qu’ils nous amenaient, ça voulait dire la mort. Ils nous ont emmenés dans un bâtiment et ils m’ont mis dans une petite pièce, où un groupe d’entre eux s’est mis à me frapper avec des gourdins et des frondes.  Puis je me suis évanoui. Quand je suis revenu à moi, ils ont commencé à me demander si je travaillais pour la rébellion, pour Ouattara, ou pour Soro.51 Puis ils ont dit qu’ils nous emmenaient à la plage pour nous noyer. La plage n’était pas loin et ils nous y ont amenés à pied, ce qui a commencé à attirer l’attention. Ils nous ont jetés à l’eau. Un surveillant de baignade est venu et les FESCI se sont mis à le menacer. Une foule a commencé à se former et les gens se sont mis à poser des questions. Finalement la foule est devenue assez nombreuse pour que les membres de la FESCI partent. Le surveillant de baignade a appelé une ambulance et ils nous ont emmenés à l’hôpital.

Depuis lors, j’ai été menacé si souvent sur mon téléphone portable que j’ai dû changer de numéro. J’ai dû quitter Abidjan pendant quelque temps pour me protéger. Si j’essaie de déposer une plainte contre un membre de la FESCI, ça n’ira nulle part. Ce sont eux qui ont porté le président au pouvoir. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Je me sens mal de ne plus pouvoir aller à l’école. Nos parents sont illettrés. Ils comptent sur les étudiants qu’ils envoient à l’école.52 




[14]  Les membres du CECOS sont recrutés dans l’armée, la police et la gendarmerie.  Dans des entretiens avec Human Rights Watch, des sources des Nations Unies, des journalistes, et des représentants locaux des droits humains ont déclaré que loin d’assurer la sécurité à Abidjan, le CECOS est fréquemment impliqué dans des crimes et est responsable de violations multiples des droits humains, en particulier dans les quartiers ditsdéfavorisésou autres zones fortement peuplées de partisans de l’opposition politique. 

[15]  Entretien de Human Rights Watch avec un journaliste, Abidjan, 5 mars 2006.

[16]  Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, 6 mars 2006.

[17]  D’autres allégations de torture à l’École de la Gendarmerie ont été transmises à Human Rights Watch en relation avec les événements de la mi janvier (voir ci-dessous) : un chauffeur de taxi a raconté avoir été torturé (voir aussi ci-dessous), et des représentants locaux et internationaux des droits humains ont confirmé que ce lieu avait fait l’objet de nombreux signalements récents de torture.  Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, mars 2006.

[18]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 22 mars 2006.

[19]  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies, des responsables du gouvernement ivoirien, et des membres de la société civile, Abidjan et Guiglo, mars 2006.  Voir aussi “Les affrontements avec les casques bleus de l'ONU font cinq morts dans le Grand Ouest,” IRIN, 18 janvier 2006, [online] http://www.irinnews.org/frenchreport.asp?ReportID=6661&SelectRegion=Afrique_de_l_ouest&

SelectCountry=C%F4te_d_Ivoire

[20]  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies, Abidjan, 2 mars 2006.

[21]  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies, des élus locaux de Guiglo, et Cyprien Maho, Abidjan et Guiglo, mars 2006.

[22]  Entretien de Human Rights Watch, Guiglo, 10 mars 2006.

[23]  Entretiens de Human Rights Watch, Guiglo, 10 mars 2006.

[24]   Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies, des élus locaux, et des participants aux manifestations, Abidjan et Guiglo, mars 2006.

[25]   Entretiens de Human Rights Watch avec des dirigeants des Jeunes Patriotes, des élus locaux, et des participants aux manifestations, Guiglo, mars 2006.  Un rapport officiel du Comité de crise du bureau du Maire de Guiglo note l’age des deux membres de la FESCI comme étant de quatorze et seize ans.  Des sources des Nations Unies rapportent les ages de dix et onze ans.  Alors que les membres des Jeunes Patriotes interrogés par Human Rights Watch soutenaient que leurs membres n’avaient rien à voir avec aucun des groupes de milices armées actives à Guiglo et aux environs, un dirigeant des milices interrogé par Human Rights Watch a déclaré que deux des victimes étaient membres d’une milice locale importante qui, bien que non armée, avait été envoyée à la manifestation pour aider à assurer la sécurité des participants. Entretien de Human Rights Watch avec un dirigeant des milices, Guiglo, 10 mars 2006.

[26]  Transcription fournie par des sources des Nations Unies.

[27]  “Côte d’Ivoire: Les réfugiés et les déplacés risquent d’être les principales victimes des manifestations contre l’ONU,” IRIN, 23 janvier 2006, [online] ttp://www.irinnews.org/frenchreport.asp?ReportID=6672&SelectRegion=

Afrique_de_l_ouest&SelectCountry=C%F4te_d_Ivoire.

[28]  Entretien de Human Rights Watch avec un responsable gouvernemental ivoirien, Guiglo, 10 mars 2006.

[29]  Selon des sources des Nations Unies, en mars, des dirigeants des milices à Guiglo ont déclaré que le retour des organisations humanitaires était le bienvenu, mais que les soldats de l’ONUCI étaient seulement les bienvenus dans le cas où ils venaient désarmer les rebelles.  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 2 mars 2006.

[30]  “Côte d’Ivoire: U.N. Blue Helmets Preparing to Return to West after Janvier Riots,” IRIN, 9 mars 2006, [online] http://www.irinnews.org/report.asp?ReportID=52124&SelectRegion=West_Africa&SelectCountry=COTE_D_IVOIRE.

[31]  Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies et des organisations de la société civile locales, Abidjan, mars 2006.

[32]  Ibid.

[33]  Ibid.

[34]  Ibid.

[35]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 12 mars 2006.

[36]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 12 mars 2006.

[37]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 4 mars 2006.

[38]  Transcription fournie par des sources des Nations Unies.  Tandis que des sources des Nations Unies attribuent cette déclaration à Clovis Tom Toubaté, secrétaire général adjoint des Jeunes Patriotes à Guiglo, un dirigeant de la communauté interrogé par Human Rights Watch a attribué la déclaration à Cyprien Maho, dirigeant des Jeunes Patriotes à Guiglo.  Entretien de Human Rights Watch avec un dirigeant local de la communauté, Guiglo, 9 mars 2006. 

[39]  Transcription fournie par des sources des Nations Unies.

[40]  Entretien de Human Rights Watch, Guiglo, 9 mars 2006.

[41]  Entretien de Human Rights Watch, Guiglo, 10 mars 2006.

[42]  Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, mars 2006. 

[43]  Le colonel Georges Guiai Bi Point, chef du CECOS, a dit à Human Rights Watch que les véhicules d’intervention du CECOS portaient un numéro à l’extérieur afin d’aider à contrôler les abus.  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 22 mars 2006.

[44]  La Brigade de Recherche est un service de la Gendarmerie chargé de mener des enquêtes et des interrogatoires.  Selon des représentants locaux des droits humains, des prisonniers arrêtés pour des motifs politiques sont souvent amenés à la Brigade de Recherche pour y être interrogés.  Entretien de Human Rights Watch par téléphone, Washington et Abidjan, 17 mai 2005.  

[45]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 4 mars 2006.

[46]  Human Rights Watch, “Le coût de l’impasse politique pour les droits humains.” 

[47]  Par le passé, la FESCI a été dirigée par Charles Blé Goudé, le dirigeant actuel des Jeunes Patriotes, et Guillaume Soro, maintenant dirigeant des Forces Nouvelles et, dans le gouvernement du Premier ministre Banny, ministre de la Reconstruction.

[48]  “Côte d’Ivoire: La violence politique touche le campus universitaire de Cocody,” IRIN, 29 juillet 2005, [online] http://www.irinnews.org/frenchreport.asp?ReportID=6213&SelectRegion=Afrique_de_l_ouest&SelectCountry=C%F4te_d_Ivoire.

[49]  Human Rights Watch, “Le coût de l’impasse politique pour les droits humains.”

[50]  Entretiens de Human Rights Watch avec des membres de l’AGEECI et des représentants des droits humains, Abidjan, 4 mars 2006.

[51]  Alassane Ouattara est un ancien Premier ministre et un dirigeant de premier plan du RDR, parti d’opposition.  Guillaume Soro est à la tête des Forces Nouvelles, et occupe actuellement le poste de ministre de la Reconstruction.

[52]  Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 4 mars 2006.


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