Rapports de Human Rights Watch

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VIII. L’IER et les abus du présent

L’IER, elle-même fruit des progrès enregistrés par le Maroc en matière de droits humains, a été installée à un moment où ces acquis étaient sapés par des attentats perpétrés par des groupes de militants islamistes contre des civils, et par la réponse apportée par l’Etat à ces attaques. Les mauvais traitements et les procès inéquitables des militants islamistes raflés après les attentats suicides du 16 mai 2003, rappellent d’une certaine manière les violations graves du passé qui sont au cœur du mandat de l’IER.

La comparaison est cependant limitée : bien que certains suspects aient disparu, parfois même pendant plusieurs mois, alors qu'ils étaient aux mains de la police, ils ont finalement tous été retrouvés. Mais nombre d’entre eux ont été victimes de tortures et de mauvais traitements au cours de leurs interrogatoires. Certains ont été détenus dans un centre de détention non reconnu de Témara, un centre placé sous les auspices de la Direction de la Surveillance du territoire (DST). Près de 900 suspects ont été condamnés à des peines de prison, nombre d’entre eux dans des procès expéditifs ne leur permettant pas de faire valoir leurs droits. Dix-sept ont été condamnés à mort, condamnations qui n’ont pas encore été exécutées. (Le Maroc n’a plus procédé à des exécutions depuis 1993.)

Bien que les abus aient été plus dramatiques dans la traque des présumés extrémistes islamistes, d’autres Marocains ont été persécutés pour avoir participé à des manifestations pacifiques ou pour avoir critiqué des politiques gouvernementales.

Les autorités ont répondu aux différents rapports sur les abus présents en les qualifiant de phénomène isolé.66 Mohammed VI, dans une interview publiée dans le quotidien espagnol El Pais du 16 janvier 2005, a reconnu l’existence de « vingt cas d’abus » qu’il a affirmé être devant les tribunaux.67 A la connaissance de Human Rights Watch, aucun détail sur ces vingt cas n’a été divulgué, rendant difficile de vérifier si, et pour quels motifs, ces fonctionnaires ont été poursuivis.

De manière générale, les violations actuelles, critiquées par de nombreuses organisations de droits humains ainsi que par le comité des droits de l’Homme de l’ONU, montrent que les forces de sécurité continuent d’agir dans un climat d’impunité et de mépris de la loi, et que l’exécutif continue d’exercer une influence considérable sur les tribunaux.

Il est injuste d’attendre de l’IER qu’elle enquête ou fasse des déclarations sur les pratiques récentes en matière de droits humains. Son mandat couvre les abus commis de 1956 à 1999.

Par ailleurs, une autre institution étatique a la responsabilité d’examiner les abus du présent, c’est le Conseil Consultatif des Droits de l’Homme. Le CCDH, selon le Dahir du 10 avril 2001, doit « examiner, de sa propre initiative ou sur requête de la partie concernée, les cas de violations des droits de l’Homme qui lui sont soumis et faire les recommandations qui s’imposent à l’autorité compétente ».68 Le règlement intérieur du CCDH précise qu’il doit se montrer « objectif et impartial dans ses démarches et analyses, ferme et exigeant face aux violations des droits de l’Homme ». Le rapport annuel du CCDH doit contenir « une évaluation objective et précise de la situation des droits humains au Maroc ». Il doit renseigner sur « les violations et les abus des droits humains, [et fournir] une analyse des entraves au développement dans certains domaines ».69

Si la responsabilité de l’évaluation des abus actuels et de la réponse à y apporter revient au CCDH, les statuts de l’IER établissent un lien entre son examen du passé et ses obligations envers le futur, et ce lien passe inévitablement par le présent. Il est demandé à l’IER de proposer des « garanties de non reproduction de ces violations » (article 5), comme elle doit « restaurer la confiance dans la primauté de la loi et le respect des droits de l’homme » (article 9.6). Ces dispositions réaffirment une des recommandations faites par le CCDH en 2003 et approuvée par le roi, qui stipule que l’IER doit formuler des propositions pour « garantir la rupture définitive avec les pratiques du passé, de rétablir et renforcer la confiance en l’Etat de Droit et le respect des droits de l’Homme ».

Le président Benzekri a illustré à travers un exemple en quoi le travail de l’IER participait de l’évaluation des conditions actuelles. Il a dit vouloir formuler des recommandations portant sur la « gouvernance sécuritaire dans une société démocratique » mais qu’il était très difficile d’obtenir les textes régissant les différents services de sécurité et partant, de connaître leurs champs d’action, leur politique de recrutement, leur formation et leurs méthodes de recrutement. « Cette absence de clarté, a-t-il ajouté, rend plus facile les abus ».70

Les recommandations de l’IER pour éviter un retour au passé seront plus contraignantes si l’Instance précise, dans son rapport final et dans ses déclarations publiques, que les pratiques « passées » semblent persister actuellement, et que les structures qui les ont rendues possibles sont apparemment toujours en place.



[66] Par exemple, le ministre de la justice Mohamed Bouzoubaâ, a déclaré que dans le cadre de la lutte anti-terroriste, les abus avaient été « rares » et « isolés » avant d’ajouter que « nous répondrons aux rapports sur les violations ». Agence France-Presse, « Aucun centre de détention secret au Maroc, selon un ministre », 2 juillet 2004.

[67] Le roi Mohamed VI a déclaré « Il n’y a pas de doute qu’il y a eu des abus. Nous en avons relevé une vingtaine. Ces cas ont été signalés également par des ONG et par le Conseil consultatif des droits de l’Homme. Aujourd’hui, ils sont devant les tribunaux ». L’interview est consultable en français sur le site de l’IER, www.ier.ma

[68] Dahir n°1-00-350 du 10 avril 2001, portant réorganisation du CCDH, article 2 [online en français] http://www.ccdh.org.ma/_fr_article.php?id_article=82.

[69] Le règlement intérieur du CCDH, mars 2003 [online en français] http://www.ccdh.org.ma/article.php3?id_article=84&lang=fr. , publié au Bulletin Officiel du royaume du Maroc, n°5204, 15 avril 2004.

[70] Interview Human Rights Watch, Rabat, 6 avril 2005.


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