Rapports de Human Rights Watch

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V. Les contraintes de l’IER

Impunité

Le Maroc a des obligations au regard du droit international concernant les exactions passées. Ce qui comprend de s’assurer que les responsables des violations graves soient identifiés et traduits en justice. Les Nations Unies comme les institutions régionales des droits de l’homme, de même que les tribunaux pénaux internationaux, ont établi qu’il ne devrait y avoir d’amnistie pour les poursuites ou les procédures similaires portant sur les violations graves des droits humains. L’ensemble des Principes pour la protection et la promotion des droits humains par la lutte contre l’impunité, actualisé en février 2005, établit dans son principe 24 :

Y compris lorsqu'elles sont destinées à créer des conditions propices à un accord de paix ou à favoriser la réconciliation nationale, l'amnistie et les autres mesures de clémence doivent être contenues dans les limites suivantes: a) Les auteurs des crimes graves selon le droit international ne peuvent bénéficier de telles mesures tant que l'Etat n'a pas satisfait aux obligations énumérées au principe 19 ou qu'ils n'ont pas été poursuivis par un tribunal – international, internationalisé ou national – compétent hors de l'Etat en question.

Au sens des principes actualisés, l'expression « crimes graves selon le droit international » s'entend notamment des génocides, des crimes contre l'humanité et « d'autres violations des droits de l'homme protégés internationalement qui constituent des crimes selon le droit international et/ou dont le droit international exige des Etats qu'ils les sanctionnent pénalement, comme la torture, les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et l'esclavage. »29 

Human Rights Watch reconnaît la capacité des commissions vérité à  exhumer la vérité sur les violations passées. Cependant, les présumés responsables de ces exactions doivent également être traduits en justice et leurs responsabilités déterminées devant un tribunal. Même si l’IER produit un récit exhaustif et objectif de la répression qui a eu lieu de 1956 à 1999, même si elle indemnise et réhabilite les victimes, elle ne pourra pas, elle-même, mettre fin à l’impunité dont jouissent toujours les responsables des violations graves du passé au Maroc. Le mandat de l’IER précise qu’elle « n’est pas une instance judiciaire et ne peut nommer les responsabilités individuelles (article 6). Ce point apparaissait déjà dans la recommandation du CCDH que le roi a accepté.

L’action de l’Instance s’inscrit dans le cadre du règlement extrajudiciaire en cours visant le règlement du dossier des violations passées des droits de l’homme. L’Instance ne peut, en aucun cas, après avoir effectué les enquêtes nécessaires, invoquer les responsabilités individuelles quelles qu’elles soient. Elle veillera à ne prendre aucune initiative de nature à susciter la désunion ou la rancœur ou semer la discorde.

Le président Benzekri a précisé à Human Rights Watch que l’interdiction de nommer les responsables ne s’applique qu’en ce qui concerne les interventions publiques de l’IER. Dans le cadre de son travail, a-t-il dit, l’IER a noté les noms des responsables présumés. Et d’ajouter que, la partie du rapport contenant ces noms est la seule qui sera rendue au roi et non au public.30 Il revient alors au roi de décider que faire de ces informations.31

Benzekri a par ailleurs précisé que certaines sanctions avaient déjà été mises en œuvre. « Nous avons vu certaines personnes relevées de leurs fonctions », dit-il. « Bien que dans certains cas, cela ne s’est pas produit pour des raisons évidentes de stabilité des institutions ».32 Driss Benzekri n’a cependant pas donné les noms des personnes qui ont mises à l’écart, en raison de leur implication dans les violations passées.

Les membres de l’IER ont répété à maintes occasions, que si l’Instance ne peut révéler les noms des responsables ou les sanctionner, rien n’empêche les Marocains de se tourner vers les tribunaux pour obtenir justice. Selon Benzekri,

Rien n’empêche les victimes d’aller en justice. Personnellement, en tant que militant des droits humains, je pense que la meilleure manière de faire évoluer les choses est de participer activement au changement. J’ai une plainte, je la dépose et je me bats pour qu’elle aboutisse. Ce genre d’attitude peut amener un véritable changement. Le rôle des avocats et des ONG de droits humains est d’élaborer des dossiers bien ficelés pour faire pression sur la justice et obliger ainsi l’Etat à répondre de manière sérieuse.

Cette affirmation, si elle est vraie dans une acceptation générale, minimise l’absence d’indépendance de la justice marocaine. Bien que la constitution garantisse l’indépendance de la justice par rapport à l’exécutif et au législatif (article 82), il est permis de douter de l’impartialité des tribunaux dans les affaires des violations graves à caractère politique, en particulier quand elles impliquent des responsables toujours en fonction. Le système judiciaire a, dans ce type d’affaires, immanquablement privé les accusés de procès équitables. Aujourd’hui, quand le plaignant est un journaliste provocateur ou un présumé militant islamiste, il a peu de chance de bénéficier d’un jugement indépendant fondé sur les faits. La même impression ressort dans la manière dont les tribunaux ont classé des dossiers en relation avec les exactions passées, et ce, même si leur nombre reste infime.

L’un de ces cas concerne l’enlèvement du leader de l’opposition en exil, Mehdi Ben Barka. Le 29 octobre 1965, des policiers français agissant sur ordre des services de sécurité marocains interceptent le leader socialiste en pleine rue de Paris. Après être monté dans leur voiture, il n’est plus jamais réapparu. Les autorités marocaines n’ont jamais identifié ou tenu pour responsable les hauts responsables impliqués dans cette disparition, ou révélés le sort de Ben Barka. (Un tribunal français, cependant, a condamné par contumace le présumé cerveau de l’opération, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Mohamed Oufkir). Le 5 juillet 2001, l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) a porté plainte pour la « disparition » de Ben Barka. Cette plainte a été déposée après la publication des révélations d’Ahmed Boukhari, un ancien agent de la police secrète, en fonction à Rabat au moment de l’enlèvement de Ben Barka à Paris. Boukhari affirme que son service, connu sous le nom de « Cab 1 », a organisé son enlèvement et que Ben Barka a été torturé à mort au cours de sa détention. Les agents marocains ont alors organisé en secret le transfert du corps de Ben Barka au Maroc, où il aurait été dissous dans une cuve d’acide.33

A ce jour, la plainte de l’USFP n’a connu aucune suite. Le juge d’instruction, chargé à l’origine de l’affaire, est mort et son remplaçant vient tout juste d’être nommé. Le Parquet a quant à lui demandé le rejet de la plainte soulignant le manque de qualité de l’USFP, un parti issu de l’UNFP, un parti que Ben Barka a co-fondé, pour porter plainte et la prescription des faits, le crime remontant à plus de vingt ans.

Suite à ces révélations, et dans ce qui s’apparente à des représailles motivées par des raisons politiques, Ahmed Boukhari a du affronter une série de poursuites et de restrictions, qui ont plus fait pour discréditer les tribunaux marocains que pour aider à rendre justice. La police marocaine a arrêté Boukhari en août 2001, six semaines après la publication de ses révélations, il a été jugé et condamné à un an de prison pour une affaire de chèques sans provision qui avait été jugée des années auparavant. Boukhari est finalement libéré après trois mois de prison, mais les autorités refusent de lui délivrer son passeport, en dépit d’une décision en sa faveur du tribunal administratif de Casablanca. Ce refus l’empêche d’aller en France, où un juge d’instruction chargé d’enquêter sur l’enlèvement de Ben Barka, cherche à l’entendre comme témoin.34 (La France a nommé un juge car le crime a eu lieu sur son territoire et parce que la famille de Ben Barka a déposé une plainte pour « assassinat » après les conclusions du premier procès pour enlèvement.)

L’AMDH a également essayé de faire en sorte que les tribunaux et le Parlement enquêtent sur les exactions passées. Le 23 octobre 2000, l’association a adressé une lettre ouverte au ministre de la justice de l’époque, Omar Azziman, le priant d’entamer une procédure à l’encontre de quatorze fonctionnaires, à la retraite ou en poste, que l’AMDH accuse de complicité de torture et autres graves violations des droits humains. Le 4 décembre 2000, l’AMDH adresse une lettre ouverte au Parlement lui demandant de nommer une commission d’enquête, conformément à l’article 42 de la Constitution, pour enquêter sur seize personnes, accusées dans la lettre, d’être responsables de « disparitions » et de tortures. Cette lettre comprenait deux noms supplémentaires par rapport à celle envoyée au ministre de la Justice. L’AMDH affirme qu’il y a des victimes prêtes à témoigner contre les accusés, devant une commission parlementaire. Ni le gouvernement ni le Parlement n’ont jusqu’à présent répondu aux lettres de l’AMDH.35

Les tribunaux marocains n’ont pas besoin d’attendre que des victimes ou des citoyens portent plainte pour des abus passés puisque la loi permet au Parquet général d’initier des enquêtes criminelles même en l’absence de plainte. En dépit du témoignage de l’ex-agent secret Ahmed Boukhari, de ceux de plusieurs victimes des violations du passé, qui à plusieurs occasions ont divulgué les noms de leurs kidnappeurs et de leurs tortionnaires présumés, aucun procureur ou juge d’instruction n’a, selon les informations de Human Rights Watch, utilisé cette prérogative de “l’auto-saisine” pour ouvrir une enquête criminelle.

Si les tribunaux marocains ne contribuent pas à établir les responsabilités individuelles dans les exactions passées, l’IER ne peut, d’elle-même, combler ce vide. Elle ne peut nommer publiquement les noms des responsables, même s’ils apparaitront dans le rapport remis au roi. Elle a la responsabilité de déterminer les responsabilités institutionnelles à l’origine de ces violations, conformément à l’article 9 de ses statuts. Pour Driss Benzekri, le fait de ne pouvoir nommer les noms des responsables équivaut à une sorte de compromis :

C’est une erreur de penser que le système judiciaire est la meilleure réponse à apporter aux violations passées…Dans un tribunal, la victime est une des parties. Pour nous, la victime est le héros de l’histoire.36

Benzekri maintient que l’interdiction de nommer publiquement les noms des présumés responsables est conforme aux objectifs de l’IER :

Si nous nous arrogions le droit de juger les personnes, nous serions en complète contradiction avec les idéaux que nous défendons. Nous effectuons un travail de mémoire qui se fait dix, vingt ou trente ans plus tard. On ne peut pas jeter en pâture des noms, en dehors d’une scène judiciaire ordinaire. Les droits de l’homme ne sont pas un supermarché où l’on peut faire fi, au moment opportun, de la présomption d’innocence.37

« Si l’IER nommait les noms des responsables », ajoute t-il par ailleurs,

Notre travail tomberait dans la diffamation, dans les accusations politiques et contre-accusations. Nous n’avons pas les moyens de traiter ces informations. De plus, les victimes ne connaissent pas toutes leurs tortionnaires. Trop de temps a passé. Ce n’est pas pratique. Nous ne travaillons pas sur les responsabilités individuelles. Nous n’avons pas assez de preuves pour épingler ceux qui étaient aux commandes, les donneurs d’ordres. Nous travaillons sur la base des témoignages des victimes et elles n’ont pas d’informations sur ceux qui donnaient les ordres. Ce qu’elles savent en général concerne les exécutants – inspecteurs, caïds, ceux qui recevaient les ordres. C’est sur eux que les victimes ont généralement le plus de choses à dire. Quand nous avons des informations de cette nature, nous les catégorisons pour faire des recommandations, ainsi, dans certains cas, ces personnes peuvent être écartées de leur poste. De la même manière, même si nous ne pouvons identifier les donneurs d’ordre, nous pouvons remonter le circuit pour établir d’où venaient les ordres. Nous allons établir la responsabilité de l’Etat et de ses institutions.38

En accomplissant cela, l’IER peut contribuer de manière significative à mettre en lumière les modalités de la répression passée. Bien qu’elle ne puisse nommer les noms des responsables, elle devrait néanmoins, en se fondant sur les normes internationales des droits humains, se prononcer contre toute forme de mesures d’amnistie, pour les violations graves, qui empêcherait les tribunaux de remplir leur fonction qui est de juger les présumés responsables.39 Elle devrait également se prononcer contre la validité de toute mesure de prescription pour les crimes graves lorsque les victimes n’ont pu recourir valablement au système judiciaire.40

Limites arbitraires

Les statuts de l’IER précisent que son mandat se limite à deux types de violations graves, « la disparition forcée » et la « détention arbitraire », sans clarifier ses responsabilités envers les autres types d’abus et leurs victimes. Une « victime » est définie comme « toute personne ayant fait l’objet d’une disparition forcée ou d’une détention arbitraire ». « La réparation des préjudices » s’entend comme « l’ensemble des mesures prises au profit de la victime (…) suite à la disparition forcée ou à la détention arbitraire ». En invitant les personnes à formuler des demandes d’indemnisation, l’IER précise que ces demandeurs doivent être des personnes qui « ont subi des préjudices matériels et moraux suite à la disparition forcée et à la détention arbitraire ».41 Cette invitation s’adresse aux victimes directes, à leurs familles ou à leurs ayant-droits.

Malgré l’absence de clarté dans ses statuts, l’IER a souligné qu’elle donnerait une interprétation beaucoup plus large aux violations entrant dans son mandat. Le 15 avril 2004, juste après la publication de ses statuts, l’IER a distribué un document intitulé « Présentation des statuts de l’IER » qui établit :

Le mandat de l’IER englobe les violations graves des droits de l’Homme qui ont revêtu un caractère systématique et/ou massif, sachant que les attributions de l’IER en matière d’investigations et de détermination de la vérité lui permettent d’établir les catégories, la gravité et le caractère massif et /ou systématique des violations passées des droits de l’Homme.42

« Nous sommes partis de l’idée que ces deux violations constituaient les principaux instruments de la répression », a expliqué Driss Benzekri à Human Rights Watch. « Mais [notre mandat pour] chercher la vérité signifie que nous pouvons aller bien plus loin ». Il a par ailleurs ajouté que l’IER compte élargir les réparations aux victimes d’autres types d’abus, ainsi « la torture, les assassinats et les morts pour cause d’utilisation disproportionnée de la force publique durant les émeutes, peuvent être considérées comme des violations massives et systématiques ». Benzekri a également dit que « les violations qui touchent au droit à la vie entrent dans notre mandat ». Concernant la conception de la « détention arbitraire » selon l’IER, son président a précisé qu’elle comprendrait les personnes détenues sans procès mais aussi celles qui ont été jetées en prison après des procès inéquitables. Dans ces derniers cas, « notre intention est d’expliquer en quoi le procès était inéquitable ».43

Benzekri a affirmé à Human Rights Watch que chaque cas allait « être présenté par l’IER dans sa globalité et serait qualifier juridiquement », suggérant ainsi que tous les cas soumis à l’IER recevraient une réponse substantielle, et ce, que la demande de réparation soit acceptée ou rejetée.

Lors du Forum organisé à Rabat du 30 septembre au 2 octobre 2005, l’IER a distribué un document listant « les violations en relation avec la disparition forcée selon la philosophie de l’IER ». Ce document confirme une conception élargie des violations qui entrent dans son mandat :

  • Les cas avérés de personnes disparues selon la définition adoptée dans les statuts de l’IER et dans les instruments internationaux des droits humains, notamment la Déclaration [sur la protection de toutes personnes contre la disparition forcée] de 1992 et le projet de Convention [sur la protection de toutes personnes contre] la disparition forcée, en cours d’élaboration ;
  • Les personnes décédées au cours de leur détention – disparition dont l’Etat a reconnu le décès et indemnisé les familles et ayants droits mais dont les dépouilles n’ont été ni identifiées ni remises aux familles des victimes ;
  • Les personnes décédées lors des événements de contestation ou d’émeutes à caractère social ou régional (comme ceux de 1958, 1965, 1981, 1984, 1990) suite aux interventions de maintien de l’ordre et à l’utilisation excessive ou disproportionnée de la force publique ;
  • Les personnes décédées suite aux mauvais traitements, à la torture ou aux conditions de détention dans les prions ou les lieux de détention en période de garde à vue ou de détention arbitraire prolongée,
  • Les personnes « portées disparues » dans des contextes demeurés obscurs et/ou dans des circonstances indéterminées n’engageant pas la responsabilité directe ou indirecte de l’Etat et
  • Les personnes décédées dans les situations de conflit armé, dans le Sahara dit « Occidental » marocain notamment lors des accrochages militaires avec les milices armées ou escadrons du Polisario soutenus par les militaires algériens.44

Dans le même temps, l’IER semble abandonner les réparations pour d’autres types d’exactions dans la mesure où elles ne revêtent pas un caractère systématique. « Il y a eu des exécutions sommaires », a expliqué Benzekri en donnant des exemples. « Mais quand on travaille sur ces dossiers, nous ne trouvons pas assez d’éléments pour dire que ces cas entrent dans la catégorie des violations systématiques ».

L’ancienne Instance d’Arbitrage avait également un mandat limité aux disparitions forcées et aux détentions arbitraires. Elle est allée au-delà de ce mandat dans un nombre limité de cas. Par exemple, elle a octroyé des indemnisations à certains Marocains qui avaient été contraint à l’exil politique. Benzekri a expliqué à Human Rights Watch que l’IAI avait également indemnisé certaines personnes qui avaient été détenues suite un procès, mais dont la mise en cause et la condamnation étaient apparues iniques à l’IAI. Selon Benzekri, elle a agi ainsi car la conception de la détention arbitraire dans les statuts de l’IAI était trop restreinte et « posait un problème ».45 Dans la majorité des cas cependant, l’IAI a rejeté les demandes d’indemnisations des victimes de violations qui n’entraient pas explicitement dans son mandat relatif aux disparitions forcées et aux détentions arbitraires.

On ne comprend pas pourquoi l’éligibilité à la réparation devrait dépendre du caractère systématique ou non de la violation subie par une personne. En matière de réparation, les politiques ne devraient pas discriminer les victimes des exactions perpétrées par l’Etat, si ce n’est en terme de gravité de la violation subie. Si l’IER s’estime statutairement limitée au regard des victimes qu’elle peut indemniser, elle devrait néanmoins défendre le droit de toutes les victimes des violations graves des droits humains, tel que compris dans le droit international, de bénéficier d’une égale considération des institutions de l’Etat en termes de réparation et d’indemnisation.

Absence de pouvoir de contrainte pour la coopération

La plupart des services de sécurité marocains (police, armée, services secrets) sont impliqués dans les exactions commises de 1956 à 1999. Cependant, la recherche de la vérité assignée à l’IER semble dépendre de l’accès aux archives et autres documents de ces services et sur les témoignages d’anciens ou d’actuels agents et de leurs supérieurs. Parce que ces documents et ces témoignages peuvent mettre en cause ces agents ou leurs collègues, ils semblent peu enclins à répondre aux demandes de coopération de l’IER.

Au regard du processus de vérité et de réconciliation sud-africain, le Maroc n’a pas offert aux agents de l’Etat la possibilité d’une amnistie en échange de révélations complètes des crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions. Le travail de l’IER n’a guère affecté, en théorie du moins, la responsabilité pénale des responsables présumés.

Les statuts de l’IER ne la dotent d’aucun pouvoir pour contraindre les agents de l’Etat à coopérer avec elle, à lui fournir des témoignages ou des documents. Au mieux, ces statuts enjoignent les institutions de l’Etat d’aider l’IER à accomplir son travail : « En vue de réaliser les objectifs prévus par ces statuts et de mettre en œuvre la haute décision royale portant création de l’Instance Equité et Réconciliation, toutes les autorités et institutions publiques apportent à l’instance leur concours et lui fournissent toutes les informations, données lui permettant d’accomplir ses missions » (article 7). A ce jour, les autorités marocaines n’ont jamais dit qu’elles sanctionneraient des fonctionnaires qui refuseraient de répondre aux demandes d’informations de l’IER.

Cette absence de pouvoir coercitif contraste avec la loi sur les commissions d’enquêtes parlementaires qui prévoit des peines de prison ferme pour toute personne refusant de coopérer avec lesdites commissions.

Le Président Benzekri a déclaré à Human Rights Watch le 6 avril 2005 que « aucun fonctionnaire, actuellement en poste, n’a été entendu par l’IER car notre philosophie est de placer la victime au centre de notre travail ». L’IER a soumis aux différentes administrations ou services concernés les dossiers des victimes et a attendu qu’elles les lui retournent dûment complétés.

Peu de temps après la création de l’IER, son président a affirmé à Human Rights Watch, « Le roi nous a dit qu’il allait s’assurer que les autorités allaient coopérer ».46 Un peu plus d’un an après, le même confirme, lors d’un entretien le 6 avril 2005 avec Human Rights Watch, « La coopération avec les différents services de l’Etat a été effective, dans la mesure où nous avons eu accès aux archives de l’armée, où nous avons visité les (anciens) centres de détention secrets et établi des programmes sociaux et de réhabilitation pour les communautés vivant autour de ces centres. Sans cette coopération, nous n’aurions pu faire tout ce que nous avons fait ».

Jusqu’à ce que l’IER divulgue les résultats de cette coopération avec les institutions de l’Etat, il n’est guère possible d’évaluer l’effectivité de cette approche volontaire. Au début novembre 2005, l’IER n’a toujours pas indiqué si la qualité de la coopération fournie par les agents de l’Etat avait été d’une manière ou d’une autre problématique.

Le Comité de coordination des familles de disparus a critiqué ce silence. Il a exprimé sa frustration que l’IER, plus d’un an après sa création, ne lui ait toujours pas fourni la moindre information sur le sort de ses proches disparus. Dans un communiqué en date du 20 mars 2005, le comité souligne « l’importance d’être informée des difficultés que l’IER auraient rencontrées lors de ses investigations concernant le sort des disparus et l’identité des services qui seraient derrière ces obstacles ».47 Benzekri a répondu que les enquêtes étaient toujours en cours, avant d’ajouter qu’il serait irresponsable de donner des informations au fur et à mesure aux familles, en particulier si ces informations sont incomplètes ou non confirmées.48

Pour Khadija Rouissi, membre fondateur de ce comité de coordination des familles de disparus et sœur d’un des « disparus » les plus célèbres, Abdelhak Rouissi, l’absence de pouvoir de contrainte est un réel problème car les autorités refusent de collaborer.

Les familles se demandent ce qui a été fait pour convaincre les responsables de parler…J’ai rencontré une personne présumée responsable de l’enlèvement d’Abdelhak. Il m’a conseillé de façon très ironique et arrogante d’aller en justice pour poursuivre les responsables. D’autres ont dit, « si les hauts responsables ne parlent pas, alors je ne parle pas.49

(En mars 2005, Khadija Rouissi a rejoint l’équipe de l’IER. Toutefois, elle a fait ces remarques au nom du comité de coordination).



[29] E/CN.4/2005/102/Add.1, 8 février 2005, 61ème session de la Commission des droits de l’Homme, item 17 de l’agenda provisionnel [online] www.derechos.org/nizkor/impu/principles.html.

L’ensemble des Principes actualisés constituent des orientations qui font autorité ; ils représentent la tendance actuelle en droit et pratique internationales et reflètent le contenu de la jurisprudence internationale et la meilleure pratique des Etats. Le Principe 19 stipule que:

Les Etats doivent mener rapidement des enquêtes approfondies, indépendantes et impartiales sur les violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire et prendre des mesures adéquates à l'égard de leurs auteurs, notamment dans le domaine de la justice pénale, pour que les responsables de crimes graves selon le droit international soient poursuivis, jugés et condamnés à des peines appropriées.

Si l'initiative des poursuites relève en premier lieu des missions de l'Etat, les victimes, leur famille et leurs héritiers devraient pouvoir eux-mêmes en être à l'origine, individuellement ou collectivement, notamment en se constituant parties civiles ou par voie de citation directe dans les Etats où cette procédure est reconnue par le Code de procédure pénale. Les Etats devraient garantir une qualité pour agir générale à toute partie lésée et à toute personne ou organisation non gouvernementale y ayant un intérêt légitime.

[30] Interview Human Rights Watch, Rabat, 6 avril 2005

[31] Interview Human Rights Watch, Rabat, 20 octobre 2004

[32] Interview Human Rights Watch, Rabat, 6 avril 2005.

[33] Voir Stephen Smith, Ali Amar et Aboubakr Jamai, « La vérité sur l’assassinat en France de Mehdi Ben Barka », Le Monde, 30 juin 2001 et « La vérité sur la « disparition » au Maroc de Mehdi Ben Barka », Le Monde, 1er juillet 2001. Voir également, Ahmed Boukhari, Le Secret : Ben Barka et le Maroc, un ancien agent des services spéciaux parle (Paris : Michel Lafon, 2002).

[34] Voir la lettre de Human Rights Watch à Omar Azzimane, à l’époque ministre de la Justice concernant Ahmed Boukhari, 30 août 2001 [online] http://www.hrw.org/press/2001/08/morocco-0830-ltr.htm.

[35] La liste de l’AMDH des présumés tortionnaires inclut trois officiels toujours en poste et dont les noms ont souvent été cités en tant que responsables de violations graves du passé : Hosni Benslimane, directeur de la Gendarmerie Royale, Hamid Lâanigri, patron des la Direction Générale de la Sûreté Nationale et le parlementaire Mohamed Archane. La liste des 45 présumés tortionnaires, mise à jour en 2001, est en ligne sur http://www.maghreb-ddh.org/article.php3?id_article=163. Ni le général Benslimane, ni Hamid Lâanigri n’ont jamais répondu à ces accusations. En revanche, Archane a plusieurs fois déclaré dans la presse qu’il avait toujours servi son pays et respecté la loi.

[36] Interview Human Rights Watch, Rabat, 6 avril 2005.

[37]  “Trois questions à Driss Benzekri, président de l’instance équité et réconciliation,” Le Monde, 13 avril 2005 [online] http://www.ier.ma/_fr_article.php?id_article=993.

[38] Interview Human Rights Watch, Rabat, 6 avril 2005.

[39] Voir l’Ensemble des Principes pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité, actualisés en février 2005, Principe 24.

[40] L’ensemble des Principes révisé établit dans le principe 23 que « La prescription pénale, tant en ce qui concerne les poursuites que la peine, ne peut courir pendant la période où il n'existe pas de recours efficace. Elle n'est pas applicable aux crimes graves selon le droit international qui sont par nature imprescriptibles. Lorsqu'elle s'applique, la prescription n'est pas opposable aux actions civiles ou administratives exercées par les victimes en réparation de leur préjudice.

[41] Communiqué de l’Instance Equité et Réconciliation relatif au dépôt de nouvelles demandes d’indemnisation pour les préjudices matériels et moraux résultant de la disparition forcée et de la détention arbitraire, 10 janvier 2004 [online] http://www.ier.ma/_fr_article.php?id_article=1171

[42] Présentation des statuts de l’Instance Equité et Réconciliation, [online] http://www.ier.ma/_fr_article.php?id=1273

IER, “Traitement des cas présumés de disparition forcée, » fiche méthodologique succincte,” août 2005.

[43] Interview Human Rights Watch, Rabat, 20 octobre 2004.

[44] IER, “Traitement des cas présumés de disparition forcée, » fiche méthodologique succincte,” août 2005.

[45] Interview Human Rights Watch, Rabat, 20 octobre 2004.

[46] Interview Human Rights Watch, Rabat, 3 février 2004.

[47] Voir al-Ittihad al-Ishtiraki (quotidien marocain arabophone), 22 mars 2005.

[48] Interview Human Rights Watch, Rabat, 6 avril 2005.

[49] Interview Human Rights Watch, Rabat, 31 mars 2005.


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