Rapports de Human Rights Watch

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IV. Mandat de l’IER

Le 7 janvier 2004, le roi Mohammed VI, agissant sur recommandation du CCDH, installe l’Instance Equité et Réconciliation. « L’objectif de cette Instance, dit-il, sera de faire en sorte que les Marocains se réconcilient avec eux-mêmes et leur histoire, qu’ils libèrent leurs énergies, et qu’ils soient partie prenante dans l’édification d’une société démocratique moderne, gage de prévention de toute récidive ».

Bien que l’Instance ne comporte pas le mot « vérité » dans sa dénomination, le roi a clairement dit qu’il la considérait comme telle. « Le travail accompli par la Commission précédente (IAI) et le rapport final que vous allez élaborer pour l’établissement des faits, dans un délai déterminé, font que nous considérons votre instance comme une commission de la vérité et de l’équité » a déclaré le roi.20 Le préambule du dahir définissant les statuts de l’IER définit également cette nouvelle institution comme « une commission de vérité et d’équité ».

Les membres du gouvernement ont repris les déclarations du roi disant que la mission de l’IER était de clore définitivement le dossier des violations graves des droits humains et qu’elle représentait la clé de voûte de la transition démocratique du Maroc. Dans son rapport périodique sur sa conformité aux principes de l’ICCPR, le gouvernement indique que « L’installation par le Roi Mohammed VI des membres de l’Instance Equité et Réconciliation constitue un pas décisif vers l’aboutissement du processus de transition démocratique du Maroc ».21

Cela étant, l’IER reste une instance consultative et nulle part dans ses textes de référence, il n’est fait obligation à l’Etat d’appliquer ou même de considérer sérieusement ses recommandations. Le seul domaine où les actions de l’IER sont contraignantes pour l’Etat est celui de l’indemnisation des victimes. Comme l’a expliqué le président de l’IER, Driss Benzekri, selon l’article 9.4 de ses statuts, l’IER fixe le montant des indemnités dues à chaque demandeur et la Primature effectue les versements.22

Dans son ensemble, la société civile marocaine a unanimement salué la création de cette instance qui, selon le président de l’AMDH, Abdelhamid Amine, « a permis de rouvrir le dossier des violations graves alors que le Palais le disait clos et sur une base plus large que les seules indemnisations comme dans le cas de l’IAI ».23

Les commissions vérité sont généralement créées pendant une période de transition politique – après une guerre civile, à la suite d’un régime dictatorial, après une longue période d’oppression – et sont présentées comme des instruments aidant à consolider la marche du pays vers un avenir plus démocratique. Dans le cas du Maroc, le contexte dans lequel a été créé l’IER se caractérise dans des réformes graduelles plutôt que par une rupture institutionnelle avec le passé. Certaines institutions et certains officiels impliqués dans des violations graves sont toujours en place.

Attributions et missions de l’IER

Trois documents servent de référence légale à l’IER, tel qu’indiqué sur leur site internet : la recommandation du CCDH au roi pour créer l’IER, en date du 16 octobre 2003 ; le discours du roi installant l’IER, le 7 janvier 2004 et le Dahir royal du 10 avril 2004 portant approbation des statuts de l’Instance. C’est ce dernier qui définit le mandat de l’IER, ses missions et ses structures.24

Le Dahir spécifie que l’IER est directement rattaché au roi. Elle n’est pas une instance judiciaire et « ne peut désigner les responsabilités individuelles » (article 6). Elle doit mener à son terme le travail entrepris de 1999 à 2003 par l’ancienne Instance d’Arbitrage Indépendante, chargée de déterminer les indemnisations au profit des victimes de la « disparition forcée » et de la « détention arbitraire » et de leurs ayants droits (article 7). En dessinant le mandat de l’IER, le dahir fait référence aux « violations graves » qu’il définit uniquement comme les «disparitions forcées » et les « détentions arbitraires » commises de 1956 – date de l’Indépendance du Maroc - à 1999 – date de la mort du roi Hassan II et de la création de l’IAI (article 8).

Le Dahir invite l’IER à « établir la nature et l’ampleur des violations graves des droits humains commises dans le passé, examinées dans leur contexte et à la lumière des normes et valeurs des droits de l’homme ainsi que des principes de la démocratie et de l’Etat de droit » (article 9.1). Dans son rapport, l’IER doit déterminer « les responsabilités des organes de l’Etat ou de toute autre partie dans les violations graves des droits humains » (article 9.3). Les recherches menées par l’IER doivent aboutir à « un rapport officiel qui énonce les conclusions de ses enquêtes, investigations et analyses effectuées aux sujets des violations et de leurs contextes » (article 9.6).

Le Dahir définit la direction à donner au travail de l’IER : elle doit « enquêter, recueillir les informations, consulter les archives officielles et collecter auprès de toute partie, informations et données utiles à la révélation de la vérité » (article 9.1). L’IER doit « poursuivre les recherches sur les cas de disparition forcée dont le sort demeure inconnu, déployer tous les efforts pour enquêter sur les faits non encore élucidés, révéler le sort réservé aux personnes disparues et proposer les mesures adéquates pour les cas dont le décès est établi » (article 9.2).

L’IER est également chargée de décider du niveau de compensation que l’Etat devra verser aux victimes des violations graves ou à leurs ayants droits pour les préjudices moraux et matériels dont elles auront souffert.25La responsabilité de l’IER en matière de réparation n’est pas limitée aux seules indemnisations financières : elle doit également formuler des recommandations et des propositions pour assurer la réadaptation psychologique et médicale, la réintégration sociale des victimes susceptibles d’en bénéficier, et aider à résoudre tous les problèmes d’ordre administratifs, juridiques et professionnels ainsi que les questions relatives à la récupération des biens (article 9.5).

Enfin, l’IER doit « recommander des mesures destinées à préserver la mémoire et garantir la non répétition des violations, remédier aux effets des violations et restaurer la confiance dans la primauté de la loi, et le respect des droits de l’homme » (article 9.6).

Au regard de sa portée et de son mandat, l’IER est un instrument qui va plus loin que l’ancienne Instance d’Arbitrage Indépendante. Tout d’abord, il lui incombe la responsabilité de fournir ce qui promet d’être un compte rendu sans précédent d’une longue série d’exactions commises depuis l’Indépendance, d’autre part, elle peut contribuer de manière importante à l’écriture de l’histoire du Maroc. Selon le président de l’IER, Driss Benzekri, la version complète du rapport remise au roi comprendra les noms des personnes identifiées par l’Instance comme des responsables présumés - et ce, même si l’IER ne peut elle-même rendre publics ces noms (tel que précisé dans l’article 6 du Dahir).

En ce qui concerne les réparations, l’élargissement du mandat de l’IER par rapport à celui de l’ancienne IAI, constitue une reconnaissance de la part de l’Etat que les victimes et leurs familles ont droit à d’autres formes de compensation que les seules indemnités financières et que les violations commises dans le passé ne créent pas des obligations envers les seules victimes mais envers la société dans son ensemble.

L’IER a défini sa conception élargie de la réparation lors d’un forum national qui s’est tenu à Rabat du 30 septembre au 2 octobre 2005, alors que son mandat touchait à sa fin. Un document distribué lors de ce séminaire établit que :

La réparation individuelle englobe l’indemnisation, la réadaptation psychologique et médicale, la réintégration sociale des victimes susceptibles d’en bénéficier et le parachèvement du processus de règlement des problèmes administratifs, juridiques et professionnels et des questions relatives à la récupération des biens.

La réparation générale ou collective englobe d’une part la formulation des propositions de recommandations pour l’établissement des garanties préventives et protectrices à  même de rompre avec les pratiques du passé et d’autre part, la proposition de mesures susceptibles d’assurer la réintégration des régions touchées par les violations et marginalisées au niveau économique et social, et enfin la préservation de la mémoire.

Le document précise par ailleurs que la conception de l’IER inclut « l’intégration de la dimension genre en matière de politique et de plan d’action concernant la réparation ». Lors du Forum, le président Benzekri a lui-même présenté le contenu de ce document à la tribune.26

Composition de l’IER

L’Instance Equité et Réconciliation est composée de 17 commissaires, y compris son président. Huit d’entre eux sont également membres du CCDH. Parmi l’ensemble des commissaires, six sont d’anciens détenus politiques, dont deux ont été contraint à l’exil. L’un d’eux, Mbarek Bouderka, a été condamné à mort par contumace. Le président de l’Instance, Driss Benzekri, a passé 17 années en prison pour s’être engagé politiquement dans l’opposition de gauche. Son activisme dans la lutte contre l’impunité, en particulier lorsqu’il était président du Forum Marocain pour la Vérité et la Justice, une association indépendante dont il fut l’un des membres fondateurs, a fait de lui l’une des figures les plus respectées du mouvement des droits humains. En juillet 2005, alors qu’il est toujours président de l’IER, le roi le nomme par ailleurs président du CCDH - il en était jusqu’alors le secrétaire général.

L’appel à des militants des droits humains et à d’anciens prisonniers politiques a contribué à crédibiliser la volonté des autorités de traiter de manière sérieuse le dossier des violations du passé. Un autre commissaire de l’Instance est Driss El Yazami, qui, bien que rejoignant l’IER à titre individuel, est le secrétaire général de la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH - Paris).

L’IER a mis en place trois principaux groupes de travail. Sept commissaires siègent dans le « groupe réparations ». Six autres composent le « groupe investigation ». Enfin, les trois derniers composent le « groupe études et recherches ».

L’IER a recruté une centaine de contractuels pour l’aider à recevoir les demandeurs, traiter les informations ainsi que d’autres tâches. Une unité médicale s’est également installée au siège de l’IER à Rabat pour répondre aux besoins urgents des victimes souffrants des exactions subies. L’équipe médicale se composait d’un psychiatre, d’un infirmier et d’une assistante sociale.

Comme toutes les institutions créées par Dahir royal, le budget de fonctionnement de l’IER est directement prélevé sur une ligne de crédit du Palais royal, une institution dont elle est supposée, entre autres, analyser le rôle dans la répression passée. Le président de l’IER, Driss Benzekri a cependant rejeté toute inquiétude  sur d’éventuelles entraves rencontrées par l’IER du fait de cette dépendance financière. « Nous avons les moyens de faire correctement notre travail », a-t-il déclaré à Human Rights Watch. « Nous avons toute possibilité d’agir. Nous ne sommes limités que par notre seule conscience. Je suis moi-même l’ordonnateur et nous sommes soumis au contrôle de la comptabilité publique ».27

Selon Benzekri, l’IER détermine de manière indépendante le montant des réparations financières que l’Etat devra verser aux victimes des violations du passé qui en ont formulé la demande. L’argent sera prélevé sur une ligne de crédit du budget de l’Etat. « Nous adressons nos décisions d’indemnisations au cabinet du Premier ministre et il signe les chèques », dit Benzekri. Il a ajouté que l’Etat n’avait pas spécifié de plafond financier à l’IER, tant pour le montant global que pour les indemnisations individuelles.

L’IER n’a pas fait connaître ses critères pour déterminer le montant des indemnisations versées à chacune des victimes, de même qu’ils n’apparaissent pas dans le Dahir royal définissant ses statuts. Selon la recommandation du CCDH proposant la création de l’IER, cette dernière devra appliquer les mêmes fondements arbitraux que ceux de l’IAI : « En vue de statuer sur les demandes qui lui sont soumises », l’IER doit « poursuivre l’action de l’Instance d’Arbitrage Indépendante (…), sur la base du même fondement arbitral et des principes de justice et d’équité ». Cependant, les réalisations accomplies dans ce domaine par l’IAI ont été vertement critiquées par les victimes et les associations de droits humains pour leur manque de transparence et de logique claire dans l’attribution des montants d’indemnisations.28

L’article 7 des statuts de l’IER établit qu’elle doit « procéder à une évaluation globale du processus du règlement du dossier de la disparition forcée et de la détention arbitraire, en concertation avec le gouvernement, les autorités publiques et administratives concernées, les organisations des droits de l’homme, les victimes, leurs familles et leurs représentants ». Le préambule du Dahir stipule que l’IER doit prendre en compte « les mémorandums d’organisations nationales des droits de l’homme, de représentants des victimes, de l’Association des barreaux du Maroc et de toutes les instances nationales concernées, faisant état de leurs conceptions et propositions quant aux modalités de règlement juste et équitable des violations graves des droits de l’homme survenues par le passé ».

L’IER a publiquement déclaré son désir de travailler avec les victimes des violations graves du passé, la société civile marocaine, y compris les associations de droits humains. Elle a tenu des rencontres de travail avec différents groupes de la société civile. Elle a également reçu l’aide du Centre International de Justice Transitionnelle (CIJT - New-York) dans différents domaines, qui comprennent des formations pour le développement de base de données, l’organisation d’auditions publiques, la préparation de son rapport final et la comparaison, en matière de réparation, des différentes pratiques existantes.



[20] Le texte du discours du roi est consultable en français sur le site de l’IER, http://www.ier.ma/_fr_article.php?id_article=23

[21] CCPR/C/MAR/2004/5, May 11, 2004, [online] www.ohchr.org/english/bodies/hrc/hrcs82.htm, p. 4.

[22]Interview Human Rights Watch, Rabat, 6 avril 2004

[23] Présentation publique à Paris, 29 mars 2005, suivie par Human Rights Watch

[24] Les deux autres textes fournissent la philosophie générale et les orientations de l’IER. La recommandation du CCDH n’a pas de valeur légale mais le roi l’a approuvée le 6 novembre 2003, faisant d’elle un texte de référence pour l’IER. Le discours royal du 7 janvier 2004 a été adopté par les membres de l’IER comme un texte de référence, « Ce discours royal historique demeurera la référence d’orientation des activités de l’IER et constitue d’ores et déjà le fondement de l’approche adéquate pour promouvoir l’équité et la réconciliation ». Déclaration de l’IER du 11 janvier 2004, [online] http://www.ier.ma/_fr_article.php?id_article=222. Dans la même veine, le Dahir du 10 avril 2004 considère le discours royal comme « une référence pour l’Instance Equité et Réconciliation, dont la démarche et les travaux visent à renforcer et consolider les acquis et à parachever le règlement extrajudiciaire équitable des violations graves des droits de l’Homme survenues dans le passé ».

[25] En matière d’indemnisation, l’IER doit “poursuivre l’action de l’ancienne Instance d’arbitrage indépendante », examiner les demandes « soumises à l’IAI après expiration du délai fixé au 31 décembre 1999 » ; ou « soumises à l’IER dans le délai d’un mois nouvellement fixé du 12 janvier 2004 au vendredi 13 février 2004 ou « soumises par les ayants droit concernant les cas des victimes de la disparition forcée dont le sort est encore inconnu ou dont le décès est établi et ce, après avoir procédé aux enquêtes et investigations nécessaires ». (Article 9.4)

[26] IER, « La question de la réparation, fiche informative », août 2005.

[27] Interview, Rabat, 6 avril 2005. Toutes les citations suivantes sont issues de cette interview sauf indication contraire.

[28] Voir par exemple, FIDH, « Les disparitions forcées au Maroc : répondre aux exigences de vérité et de justice », pages 13-14, [online] www.fidh.org/magmoyen/rapport/2000pdf/fr/dispmar.pdf+communiqu%C3%A9+de+l%27OMDH+du+16+octobre+1998&hl=fr.


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