Rapports de Human Rights Watch

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La montée des tensions ethniques en 2004

Cette partie décrit les événements qui ont contribué à l’accroissement de la tension, en 2004, entre les communautés ethniques d’origine rwandaise (Hutu, Tutsi et Banyamulenge) et d’autres communautés ethniques dans l’Est du Congo, avant les événements de décembre dans le Nord-Kivu.

Contexte

Les affrontements militaires et les abus contre les civils de décembre 2004 et début 2005 se sont produits après des mois d’une tension de plus en plus forte entre des communautés ethniques d’origine rwandaise (Hutu, Tutsi et Banyamulenge1) et d’autres groupes ethniques dans l’Est du Congo.

Les différends entre des groupes d’origine rwandaise et des Congolais appartenant à d’autres groupes ethniques, déjà graves au début des années 90, ont encore empiré lorsque la guerre entre Hutu et Tutsi au Rwanda a traversé la frontière et gagné le Congo en 1994. Le gouvernement rwandais dirigé par des Hutu a perpétré un génocide contre des civils tutsi en 1994 et a ensuite été battu par le Front Patriotique Rwandais (FPR) dirigé par des Tutsi qui a poussé les soldats de l’ancienne armée et les membres de la milice génocidaire, les Interahamwe, en exil au Congo et dans d’autres pays voisins. L’armée du gouvernement dirigé par le FPR a envahi le Congo en 1996 et 1998 pour attaquer ces anciens soldats et membres de milice, affirmant qu’ils faisaient peser une menace permanente sur la sécurité du Rwanda. La seconde invasion a déclenché une guerre qui a causé la perte d’environ 3,8 millions de personnes, la majeure partie dans l’Est du Congo.2

Le Rwanda a retiré ses troupes en 2002 et le gouvernement congolais a promis de désarmer les groupes armés hutu mais n’est pas parvenu à le faire. En 2004, le Rwanda est intervenu ou a menacé d’intervenir au Congo à trois reprises, contribuant chaque fois à aggraver les différends entre Congolais d’origine rwandaise et Congolais appartenant à d’autres groupes ethniques.

En mai et juin 2004, le Rwanda a soutenu les soldats fidèles au RCD-Goma dirigés par des Congolais tutsi et des officiers banyamulenge lorsqu’ils ont lancé une mutinerie contre leurs commandants FARDC et ont brièvement pris le contrôle de Bukavu, une ville importante du Sud-Kivu.

Certains soldats du RCD-Goma ont commis des abus de grande ampleur contre des civils avant de quitter la ville et la province, confrontés à l’opposition d’autres soldats FARDC et à la pression de la communauté internationale.3 Avec ce retrait militaire du Sud-Kivu, le RCD-Goma a perdu le contrôle politique et administratif sur la province. Il s’est affirmé de plus en plus déterminé à maintenir son emprise sur le Nord-Kivu, dernier bastion de son pouvoir.

Les troupes des FARDC ont également commis des abus au cours des combats, notamment des exécutions sommaires de civils banyamulenge. Craignant d’autres attaques et se sentant vulnérables après le départ de leurs protecteurs du RCD-Goma, des milliers de Banyamulenge ont fui vers le Burundi ou le Rwanda.

En août 2004, plus de 160 de ces réfugiés, banyamulenge pour la plupart, ont été massacrés à Gatumba, au Burundi par des rebelles hutu burundais, peut-être avec l’assistance ou le soutien d’autres personnes.4

En novembre 2004, le gouvernement rwandais a menacé d’envoyer de nouveau ses soldats au Congo pour désarmer les groupes armés rwandais, beaucoup s’étant alors rassemblés dans les Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR).5

Les Congolais d’origine rwandaise vivant dans le Nord-Kivu ont été effrayés par les meurtres de Banyamulenge à Bukavu et Gatumba et par les récits relatant que des soldats FARDC appartenant à d’autres groupes ethniques avaient sommairement exécuté des soldats tutsi et banyamulenge, ailleurs au Congo. Ils avaient également entendu dire que des soldats FARDC avaient attaqué des Hutu dans le Sud-Kivu, causant le déplacement forcé de dizaines de milliers de personnes.

Inquiets quant à de possibles abus commis à l’avenir par le gouvernement de transition et les soldats FARDC lui étant fidèles, certaines personnes d’origine rwandaise ont soutenu la détermination du RCD-Goma à préserver une zone autonome par rapport au contrôle central. Sous la direction du Gouverneur Serufuli et d’autres responsables du RCD-Goma, ces personnes – notamment des Hutu et des Tutsi auparavant hostiles les uns aux autres – se sont de plus identifiés comme appartenant à un groupe unique, celui des Rwandophones parce qu’ils parlaient le kinyarwanda, la langue du Rwanda. Alors que les gens d’origine rwandaise craignaient et déploraient de plus en plus les tentatives déployées par le gouvernement national pour les contrôler – mises en œuvre par des personnes appartenant à d’autres groupes ethniques – des gens comme les Hunde et les Nande, au Nord-Kivu ont de plus en plus craint et déploré les actions des Rwandophones et celles des autorités du RCD-Goma qui contrôlaient cette province. Après des décennies de migrations hutu, le groupe hunde, prédominant à l’origine, est devenu minoritaire à Masisi et les politiques du gouvernement du RCD-Goma ont de plus en plus privé ce groupe d’un pouvoir politique local. Le Gouverneur Serufuli a remplacé les autorités coutumières hunde par des rwandophones et d’autres personnes qui lui étaient fidèles.6 Les Hunde ont également cherché protection auprès des milices locales connue sous le nom de Mayi-Mayi. En 2004, nombre de Mayi-Mayi auraient également été incorporés dans les FARDC mais d’autres unités ont conservé une importante autonomie. Dans certaines situations (voir plus bas), les Mayi-Mayi ont combattu contre des soldats fidèles au RCD-Goma, autre exemple de combat dans les rangs des FARDC, soi-disant unifiées.

L’intégration de l’armée a été stoppée pendant toute l’année 2004 et dans la première partie de 2005 parce que les responsables des anciens groupes politico-militaires qui composaient le gouvernement de transition étaient réticents à abandonner le contrôle réel sur les troupes qui leur étaient fidèles. Tout aussi important, le gouvernement de transition n’a pas réussi à débourser et à transmettre les fonds nécessaires à la réorganisation militaire à la hiérarchie militaire et à la Commission Nationale de Démobilisation et de Réinsertion (CONADER). Bien que les sites d’intégration de l’armée aient finalement ouvert dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu en mars 2005, peu de soldats du RCD-Goma se sont présentés à ces centres et certains autres groupes qui s’y étaient rendus ont ensuite déserté à cause du manque de logements et d’installations sanitaires adaptés.7

Distribution d’armes aux civils hutu

En 2004 et au début de l’année 2005, des responsables aux ordres du Gouverneur Serufuli ont distribué des armes à des milliers de civils hutu à Masisi et probablement également à Rutshuru. Ceci a créé une nouvelle réserve de civils armés disponibles pour exécuter les ordres du gouverneur et pour aider à conserver le contrôle sur le Nord-Kivu face à de possibles avancées du gouvernement de transition et de ses troupes. Dans certains cas, les Hutu ont utilisé les armes pour commettre des crimes contre leurs voisins et plus tard pour participer à des attaques et des pillages, lors des combats de décembre 2004 (voir plus bas). Tous les Hutu n’étaient pas heureux de prendre les armes et ceux qui se sont opposés à la distribution ont été menacés et dans un cas au moins, tués. La présence des armes a également exacerbé la peur et la tension entre Hutu et d’autres communautés ethniques, conduisant certains à fuir leurs communautés avant même que des coups ne soient tirés. Lorsque Serufuli est devenu gouverneur du Nord-Kivu en 2000, un groupe paramilitaire organisé par l’Etat connu sous le nom de « Local Defence Force » (LDF)8 existait déjà. Le gouverneur a donné de l’ampleur à ce groupe, affirmant à un moment donné que la force comptait plus de 30 000 personnes et il a recruté essentiellement parmi les civils hutu. Si cette force était censée n’être qu’une institution quasi-militaire sous contrôle des responsables administratifs locaux plutôt que des officiers militaires en tant que tels, des éléments des LDF ont été démobilisés ou intégrés dans les FARDC début 2004. Serufuli aurait cependant conservé un contrôle non négligeable sur ces troupes.

Des responsables administratifs et de la sécurité ont distribué des armes à feu dans la campagne de Masisi en octobre 2004 selon des informations fournies aux chercheurs de Human Rights Watch par des responsables locaux, des responsables d’église, des fonctionnaires, d’anciens officiers du RCD et des villageois des groupes ethniques hunde et hutu.9 Le Capitaine Munyamariba, responsable administratif hutu, officier des FARDC dans les anciennes troupes du RCD-Goma, ayant autrefois appartenu aux LDF a été l’un de ceux qui ont organisé et armé des civils hutu dans la région de Banyungu.10 Dusabe Kashemare et Rukeri Nyange, agents de sécurité de rang intermédiaire11 et Munaba Rukebesha, autre responsable administratif12 ont également participé à la distribution dans cette région. De nombreuses personnes ont également rapporté avoir vu le véhicule de Robert Seninga, conseiller auprès du gouverneur et organisateur de ses « Local Defense Force », désormais défuntes, transporter des armes à Masisi.13

Des responsables ont expliqué aux civils hutu que les armes étaient destinées à leur protection. Ils ont parfois évoqué de façon spécifique la nécessité de résister à de possibles attaques par le Général FARDC, Budja Mabe, accusé d’avoir massacré des Hutu dans le Sud-Kivu, en juillet 2004. Dans d’autres cas, les Hutu croyaient que les armes étaient destinées à les défendre contre les FDLR et d’autres groupes armés hutu rwandais. Lorsque les responsables n’identifiaient pas spécifiquement la source de la menace, certains civils ont conclu que la distribution d’armes presque exclusivement à des Hutu signalait le déclenchement prochain d’une guerre ethnique.

La première importante livraison d’armes à feu s’est faite mi-octobre à Kibabi, territoire de Masisi, la distribution procédant ensuite de ces sites vers de nombreux villages. Selon un habitant hutu :

Ils [les jeunes] étaient réquisitionnés pour aller chercher les armes à Kibabi. Le chef de localité par intérim de Banyungu, Rukara Shamba, a dressé la liste… Ils sont revenus avec des fusils et … le chef nous a donné les armes individuellement, chez nous … Environ cinquante jeunes hommes dans les quatre villages de Biholo et de nombreux autres dans les zones environnantes ont pris les armes.14

Un Hunde de l’un des trois villages à Showa, également dans le localité de Banyungu, a confirmé que Rukara était allé faire du « porte-à-porte » pour dire aux jeunes Hutu de se rendre à une réunion près de Kibabi en octobre, réunion au cours de laquelle des armes leur ont été remises. Il a affirmé que quinze jeunes de son village étaient partis en octobre avec Munaba et Rukara et qu’ils étaient revenus en novembre, armés.15

Un autre villageois hutu a déclaré :

Pratiquement tous les jeunes hommes de Kazinga ont été appelés tôt un matin pour aller à Kibabi. On est arrivé là-bas à 9h30 du matin. On a vu un camion rempli de sable. Puis, ils ont enlevé le sable et dessous, il y avait des fusils … 150 personnes ont reçu des armes ce jour-là. Chaque personne a reçu cinq fusils. Ils faisaient environ un mètre de long … avec une baïonnette. Les 150 personnes venaient de Kazinga, Katahandwa, Luke, Nyamumbuke, Kitengere, Katchinga et Mufa. C’était la première distribution. Après deux jours, cent autres personnes des mêmes villages y sont allés. Ils ont reçu quinze armes lourdes, pour la population civile … Dusabe et Munaba faisaient la distribution … Quand on est allé pour avoir les armes, on nous surveillait de près. On a quitté Kazinga avec tous les gens sur la liste des noms ; ils nous ont emmenés dans une salle de classe et nous ont appelés par notre nom. J’ai pris quatre fusils sur ma tête et un pour moi en bandoulière sur ma poitrine. Les quatre autres, je devais [les transporter] au dépôt de Kazinga. Ils nous ont dit de bien garder nos armes parce qu’elles étaient pour notre protection et notre usage pendant la guerre contre les Hunde…16

Selon des témoins, les responsables ont remis des armes à des garçons âgés de dix ans seulement et à des hommes de cinquante-cinq ans au moins.17 Ceux qui ont reçu des armes à feu n’étaient pas bien formés, ni intégrés dans une structure de commandement ce qui a eu pour conséquence d’augmenter l’insécurité dans les zones où des armes à feu avaient été distribuées. Les civils qui avaient reçu des armes les ont actionnées en l’air, initialement pour exprimer leur joie et plus tard pour montrer le contrôle qu’ils exerçaient sur cette nouvelle source de pouvoir. Certains ont commis des vols à main armée contre leurs voisins.18 Selon un responsable local, une jeune femme à Ngomashi a été tuée, le 13 octobre,19 de plusieurs coups de feu dans le bras par l’un de ces civils nouvellement armés. Certains villageois, tant hutu que hunde, ont pris l’habitude de passer la nuit dans la forêt plutôt que chez eux. Un villageois de Showa a déclaré : « Il y avait des tirs la nuit parce qu’ils pillaient et volaient les animaux. Pendant la journée, on restait dans le village mais la nuit, on restait en brousse. »20 D’autres se sentant menacés se sont déplacés vers des centres plus peuplés.

Les problèmes causés par la distribution d’armes étaient suffisamment graves pour que dans certains cas, des soldats fidèles au RCD-Goma aient à intervenir afin de reprendre le contrôle sur les civils armés. Lors d’un incident à Mashaki, le 16 octobre 2004, des soldats ont échangé des coups de feu avec des civils armés et plusieurs personnes ont été tuées, notamment des civils qui ne prenaient pas part aux combats.21 Dans un autre cas, un petit détachement de soldats du RCD-Goma a été déployé à Kishonja pour contrôler les civils armés, en escomptant qu’ils seraient nourris par la population locale.22

Selon des responsables hunde localement, les civils hutu nouvellement armés ont instigué une campagne de « désobéissance » à leur encontre, disant aux gens, par exemple, de ne pas transmettre aux responsables hunde les différends existant afin que leur soit trouvée une solution.23 Confrontés à l’érosion de leur autorité, plusieurs autorités locales hunde ont quitté leur poste. « Lorsque j’ai compris que je n’avais pas le contrôle, je suis parti, » a déclaré l’un de ces responsables.24 Selon un autre hunde, les personnes nouvellement armées ont déclaré qu’elles ne pouvaient pas être dirigées par « d’autres ». « Ils nous ont dit, ‘Vous les Hunde, vous dîtes que la localité vous appartient mais à partir d’aujourd’hui, la limite, c’est la rivière Lwashi [juste à l’Ouest de la ville de Masisi]. »25

D’autres responsables sont restés à leur poste et ont déployé des efforts pour restaurer l’ordre dans leurs villages. Selon une personne travaillant dans le développement local, l’administrateur territorial de Masisi a tenté de restreindre les mouvements des hommes armés la nuit.26

Dans certaines régions, des responsables locaux ont pris pour cibles des Hutu qui refusaient d’utiliser des armes à feu ou ont autorisé des civils armés à recourir à la violence contre ces personnes. Selon un responsable administratif, les mêmes personnes ayant distribué les armes à feu ont pillé des biens et incendié les maisons de Hutu qui s’étaient opposés à la distribution d’armes dans le village de Manfe, entraînant le départ de certaines familles hutu.27

Un autre Hutu a expliqué comment sa famille avait été sanctionnée lorsqu’il a refusé de prendre les armes :

J’ai dit « non » [au chef local qui distribuait les armes] et il a dit, « OK, alors que je vais vite envoyer mes hommes pour qu’ils t’arrêtent. » J’ai quitté pour me diriger à la ville de Masisi le lendemain … A cause de la faim ici, j’ai demandé à ma femme de retourner chercher de la nourriture. Elle a été capturée par des hommes armés, des civils qui venaient de recevoir des armes du chef local. Ils l’ont gardée pendant une semaine. Je suis allé le dire à l’Administrateur territorial en espérant qu’il sauverait ma femme mais rien ne s’est passé. Quand le chef local est parti faire l’une de ses patrouilles habituelles, il a trouvé ma femme aux mains de ses gens. Il a dit de la libérer mais avec le message que personne dans ma famille ne pourrait aller aux champs si je ne rentrais pas … Elle a été gardée au poste d’un homme là-bas. J’ai emmené ma femme à l’hôpital quand elle est revenue ici. Elle avait été battue pour qu’elle accepte de devenir leur « femme »28. Je pense que plusieurs hommes ont fait ça.29

Dans un autre cas, Firigi Zabandora, un officier de police hutu qui était garde du corps pour un responsable coutumier hunde et qui avait reçu une arme lors de la distribution a été tué le 20 octobre alors qu’il tentait de rendre son arme à Dusabe. Dusabe a également menacé d’arrêter d’autres Hutu qui avaient rejoint Zabandora pour tenter de rendre leurs armes. Lorsqu’ils ont appris que Zabandora avait été tué, ils ont fui la région.30 A la fin décembre, une équipe de la MONUC s’est rendue dans un autre village de Masisi pour enquêter sur la distribution des armes. Après son départ, une personne au moins a été accusée d’avoir donné des informations sur la distribution et a été arrêtée. Cet homme a été relâché mais après avoir été menacé, il a fui son village.31

Des armes ont de nouveau été distribuées à des civils à Luhanga, territoire de Masisi en janvier 2005 par le chef local, François Gahamani et par le Major Ngayaberura, le commandant militaire, tous les deux hutu, selon un témoin. Suites aux pertes subies au profit du RCD-Goma dans les combats de Walikale et Masisi, ils ont recruté des jeunes hutu et les ont envoyés dans un petit camp où ils ont reçu une formation idéologique.32 Le gouverneur Serufuli a nommé Gahamani en 2003 pour remplacer un ancien chef hunde qui avait fui la région lors d’un conflit ethnique précédent. L’une des recrues a affirmé que le chef et le commandant avaient distribué des fusils d’assaut Kalachnikovs AK-47 à trente personnes, notamment des garçons de moins de seize ans. Selon la recrue :

Ils ont dit qu’on allait combattre les Hunde, pas seulement les Mayi-Mayi mais aussi les civils. On allait se battre contre le Colonel Akilimali, [un commandant Mayi-Mayi] qui a pris des armes lourdes au RCD-Goma et qu’on allait conserver le contrôle du Nord-Kivu. J’étais cultivateur. Je ne pouvais pas refuser. Le Major Ngayaberura est tout puissant dans notre région.33

La moitié environ des recrues ont fui le petit camp d’entraînement en une semaine mais ne sont pas retournées dans leur village parce qu’elles craignaient d’être sanctionnées pour désertion.34

Le groupe d’experts des Nations unies qui enquête sur les violations de l’embargo des Nations unies sur les armes dans l’Est de la RDC a conclu dans un rapport daté du 4 janvier 2005 que le Gouverneur Serufuli avait créé une milice armée par l’intermédiaire d’une distribution d’armes « très organisée et systématique », organisée par son administration. Ces experts ont estimé que des armes avaient été distribuées à Rutshuru ainsi qu’à Masisi.35 Au même moment environ, une équipe d’enquêteurs de la MONUC spécialiste des droits humains a montré que des responsables avaient distribué des armes à Buramba dès la première semaine de janvier.36

Lors d’un entretien avec un chercheur de Human Rights Watch, le Gouverneur Serufuli a nié que ses subordonnés avaient distribué des armes à des civils. Il a prétendu au contraire que des civils rwandophones avaient spontanément pris les armes pour se protéger contre la menace que représentait un possible déploiement de soldats congolais appartenant à d’autres groupes ethniques dans le Nord-Kivu. Il a également affirmé qu’il était possible que certains responsables de rang inférieur aient distribué des armes sans qu’il en ait connaissance.37

Le Rwanda menace d’intervenir

Au moment de la mutinerie à Bukavu en mai-juin 2004 et du massacre de Gatumba en août 2004, les autorités du gouvernement rwandais ont exprimé un ferme soutien aux Tutsi et Banyamulenge congolais, qu’elles désignaient du terme de « victimes du génocide ». De nombreux Congolais appartenant à d’autres groupes ethniques estimaient que le Rwanda avait également soutenu militairement38 les rebelles de Bukavu et beaucoup savaient que le Rwanda menaçait d’agir militairement pour protéger les Banyamulenge après le massacre de Gatumba. La possibilité que le Rwanda soit de nouveau intervenu ou puisse intervenir très prochainement dans l’Est du Congo a accru les peurs chez les Congolais qui avaient déjà souffert à deux reprises de l’occupation rwandaise et a poussé certains d’entre eux à accuser les Congolais rwandophones d’être favorables au retour d’un contrôle rwandais.

Avec ces événements en toile de fond et des récits circulant sur la récente distribution d’armes aux Hutu dans le Nord-Kivu, les menaces rwandaises d’envoyer des troupes au Congo ont suscité de graves préoccupations tant localement qu’au niveau national. A la fin novembre, le Rwanda affirmait qu’il avait peut-être déjà des troupes au Congo et des sources confidentielles au sein des Nations unies confirmaient que des troupes rwandaises étaient entrées dans le pays dès le 6 novembre.39 Fin novembre, des responsables communautaires ont affirmé que des troupes rwandaises avaient tué certains civils et incendié vingt-et-un villages à l’Est de Walikale.40 Plusieurs milliers de civils ont fui vers le territoire de Lubero voisin ou simplement en brousse toute proche.41 Le personnel des Nations unies a confirmé que plusieurs villages avaient été incendiés et que certains civils avaient été sommairement exécutés. Des témoins locaux ont affirmé que les soldats de l’armée rwandaise avaient commis ces crimes.42 Une mission conjointe rwando-congolaise de vérification a plus tard confirmé que les troupes rwandaises avaient été présentes en RDC mais a affirmé que les rapports faisant état de villages incendiés étaient exagérés.43

Le mouvement « rwandophone » : croissance et divisions

Après la crise de Bukavu mi-2004, le RCD-Goma s’est divisé entre ceux qui, pour faire simple, soutenaient le gouvernement congolais de transition et ceux qui s’opposaient à l’extension du contrôle du gouvernement central. Ceux qui s’opposaient au contrôle central ont utilisé le concept d’identité « rwandophone » pour rallier à la fois les Hutu et les Tutsi à leur cause. Affirmant qu’ils faisaient l’objet d’une « exclusion et d’une discrimination sans précédent dans notre pays »,44 ils ont insisté sur l’unité des intérêts des Hutu et des Tutsi au Congo et sur la nécessité pour les Rwandophones de se défendre eux-mêmes contre la discrimination et les abus physiques pratiqués par les responsables du gouvernement central. Dans une région où les désaccords entre Hutu et Tutsi étaient très marqués, le mouvement s’est présenté comme étant le protecteur des deux groupes ethniques. Le gouverneur du Nord-Kivu, Serufuli, l’une des figures les plus puissantes du RCD-Goma, était à la tête de ce mouvement. Hutu lui-même, il était très lié au gouvernement rwandais dominé par les Tutsi et à ses associés congolais tutsi issus du monde politique et de celui des affaires.

Avec l’approche des élections, les responsables du RCD-Goma – bon nombre d’entre eux tutsi – avides de conserver le pouvoir ont reconnu l’importance de créer des liens plus étroits avec les Hutu, beaucoup plus en nombreux que les Tutsi dans le Nord-Kivu. Cependant, de nombreux Hutu étaient réticents à se laisser enfermer dans une communauté « rwandophone » avec des Tutsi, souvent qualifiés d’agents du gouvernement rwandais et objets de plus d’hostilité de la part d’autres groupes ethniques congolais que les Hutu. Ils ne percevaient que peu d’intérêts partagés avec les Tutsi et bien davantage avec d’autres Congolais et parfois avec leurs « frères » hutu rwandais, notamment avec ceux appartenant à des groupes armés rwandais.

Les Hutu du Nord-Kivu se sont divisés en deux groupes sur la décision du gouvernement de transition de déployer des troupes sur le territoire du RCD-Goma. Les Hutu intégrés au mouvement rwandophone de Serufuli ont organisé des manifestations pour protester contre l’arrivée de ces troupes.45 Les responsables locaux du RCD-Goma et des soldats se sont joints aux manifestants à Goma le 9 décembre, en scandant : « Non aux troupes non mixtes, » à savoir celles qui n’intégraient pas de soldats fidèles au RCD-Goma. Lors d’un entretien avec un chercheur de Human Rights Watch, le Gouverneur Serufuli a affirmé que la population rwandophone percevait le déploiement des troupes FARDC au Nord-Kivu comme étant dangereuse pour elle.46 Il a affirmé qu’il avait prévenu le Président Joseph Kabila à ce sujet et que le gouvernement devrait rassurer les Hutu du Nord-Kivu en garantissant un retour sans encombre des Hutu ayant fui le Sud-Kivu un peu plus tôt dans l’année, avant de déployer ses troupes dans le Nord-Kivu.47

D’autres Hutu – ainsi que de nombreuses autres personnes appartenant à d’autres groupes ethniques – ont accepté de bon gré l’arrivée des troupes FARDC de Kinshasa. Le maire de Goma, un Hutu, a refusé d’autoriser la manifestation hostile aux troupes bien que celle-ci ait été organisée par son subordonné immédiat, l’un des deux bourgmestres de Goma et président de la communauté rwandophone.48 Les habitants favorables à l’arrivée des nouvelles troupes ont organisé une contre manifestation qui s’est terminée dans la violence, les soldats tirant sur les manifestants, faisant deux morts et quatre blessés. Les soldats ont continué de tirer pendant toute la journée.49 A Kiwanja, territoire de Rutshuru où les Hutu sont considérés comme étant un groupe ethnique « autochtone », de nombreux Hutu n’ont pas participé à la manifestation contre l’arrivée des troupes FARDC. Certains ont fait circuler un tract exhortant les Hutu à ne pas participer, affirmant que la résistance aux troupes FARDC était une manipulation des Tutsi qui ne rapporterait jamais aucun bénéfice aux Hutu.50 Des témoins ont affirmé à un chercheur de Human Rights Watch que les organisateurs avaient fait venir des véhicules remplis d’inconnus pour grossir le nombre des manifestants.51 En décembre, certains représentants de la section hutu d’une importante coalition du Nord-Kivu pour le dialogue et la réconciliation entre les communautés (le Barza intercommunautaire) ont publié une lettre affirmant que les Hutu soutenaient l’arrivée des troupes du gouvernement central et étaient fidèles au processus congolais de transition.52

Les deux filles de Munchinya Ndeene, Shukuru (10 ans) et Rachel (3 ans), retournent chez eux après des militants armés ont detruit leur maison à Bweremana au province du Nord-Kivu.  © 2004 Jeff Barbee



[1] « Banyamulenge » signifie littéralement « les gens de Mulenge », une région du Sud-Kivu.

[2] International Rescue Committee et Burnet Institute, « Mortality in the Democratic Republic of Congo: Results from a Nationwide Survey », décembre 2004.

[3] Voir Document d’information de Human Rights Watch : « Crimes de guerre à Bukavu, RDC » , juin 2004.

[4] Voir Document d’information de Human Rights Watch : « Le massacre de Gatumba : Crimes de guerre et Agendas politiques », septembre 2004.

[5] Bien qu’ils soient connus dans la région comme étant des ex-FAR (ex-Forces Armées Rwandaises, l’ancienne armée nationale rwandaise qui a perdu le pouvoir après le génocide) et des Interahamwe (la milice hutu rwandaise qui a contribué à l’exécution du génocide rwandais), la majorité des rebelles hutu rwandais dans l’Est du Congo n’a pas participé au génocide rwandais. Beaucoup ont été recrutés parmi les réfugiés rwandais ou même parmi la population congolaise. En 2004, le Ralliement-FDLR (RFDLR) a fait sécession par rapport au groupe principal. A la mi-2005, les deux groupes opéraient dans l’Est de la RDC. Voir Document d’information de Human Rights Watch, République Démocratique du Congo: Les civils en danger pendant les opérations de désarmement., décembre 2004.

[6] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, septembre 24 et octobre 10 2003.

[7] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, Bukavu et Mushaki, mars et avril 2005.

[8] Généralement connus sous le nom de LDF, les groupes sont officiellement appelés Unités d’Autodéfense et de Développement (UAD). Le même type de force, connue sous le nom de LDF, existe au Rwanda.

[9] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, 20 octobre, 9, 22 et 23 novembre 2004, 4 février 2005 et Masisi, 26 au 29 janvier 2005.

[10] Le Capitaine Munyamariba était Chef de poste d’encadrement de Mianja. Entretiens conduits par Human Rights Watch, Masisi, 27 janvier 2005.

[11] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005. Voir également Société civile du Nord Kivu, Le Nord Kivu à la dérive, décembre 2004 et RODHECIP, Appel à action urgente N° 001/2004 : le territoire de Masisi en province du Nord Kivu/RDC de nouveau à feu : distribution illicite d’armes à feu aux populations civiles, 6 novembre 2004 (archivé à Human Rights Watch). Albert Semana, un Tutsi du RCD-Goma proche du Gouverneur Serufuli est directeur du service de sécurité provinciale. C’est également un personnage puissant au Nord-Kivu.

[12] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, 9 novembre 2004 et Masisi, 26 et 29 janvier 2005. Munaba était secrétaire du Poste d’encadrement de Ngomashi.

[13] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, 9 novembre 2004. Voir également Société civile du Nord Kivu, décembre 2004 et RODHECIP, 6 novembre 2004.

[14] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[15] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[16] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[17] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[18] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Masisi, 26, 29 et 30 janvier 2005.

[19] Entretien conduit par Human Rights Watch, Goma, 9 novembre 2004.

[20] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[21] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, 9 et 22 novembre 2004, Masisi, 29 janvier 2005. La raison des combats est peu claire mais des observateurs ont estimé qu’ils pouvaient être liés à une tentative de certains militaires et responsables civils pour contrôler le comportement des Hutu nouvellement armés après avoir reçu des plaintes de la population locale, par exemple pour les empêcher de patrouiller de nuit.

[22] Entretien conduit par Human Rights Watch, 26 janvier 2005.

[23] Entretien conduit par Human Rights Watch, Goma, 22 novembre 2004 ; Masisi, 29 janvier 2005.

[24] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[25] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[26] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 26 janvier 2005.

[27] Entretien conduit par Human Rights Watch, Goma, 21 novembre 2004.

[28] Cette expression est un euphémisme fréquemment utilisé dans l’Est du Congo pour parler d’un viol.

[29] Entretien conduit par Human Rights Watch, Masisi, 29 janvier 2005.

[30] Ibid. Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, 9 novembre 2004 ; Masisi, 29 janvier 2005.

[31] Entretien conduit par Human Rights Watch, Goma, 21 février 2005.

[32] Entretien conduit par Human Rights Watch, Goma, 5 avril 2005.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] Groupe d’experts sur la RDC au Président, Comité du Conseil de sécurité conformément à la Résolution 1533 (2004), 4 janvier 2005 (UN Doc S/2005/30, 25 janvier 2005) [ci-après Rapport du Groupe d’experts des Nations unies sur l’embargo contre les armes, janvier 2005].

[36] Communication électronique adressée à Human Rights Watch, 3 février 2005.

[37] Entretien conduit par Human Rights Watch avec le Gouverneur Serufuli, Goma, 15 mars 2005.

[38] Le Groupe d’experts des Nations unies sur l’embargo contre les armes est également arrivé à la même conclusion, janvier 2005.

[39] Entretiens conduits par Human Rights Watch avec des sources onusiennes, Goma, 5 décembre 2004. Voir également un document d’information de Human Rights Watch, Le Conflit R.D. Congo-Rwanda, 4 décembre 2004.

[40] Voir par exemple, Société civile de Butembo, Lettre au Représentant spécial du Secrétaire général, décembre 2004. Entretiens téléphoniques conduits par Human Rights Watch avec le personnel de la MONUC et le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Kinshasa et Beni, 1er décembre 2004.

[41] Entretiens conduits par Human Rights Watch avec le personnel de la MONUC et celui d’OCHA, Kinshasa, Beni, Lubero et Goma, 1er, 4, 5 et 9 décembre 2004.

[42] Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch avec le personnel de la MONUC, Beni, 9 décembre 2004.

[43] Entretien conduit par Human Rights Watch, Goma, 17 mars 2005.

[44] Dans l’original : « Une exclusion et discrimination jamais encore vu dans notre pays. »  Mémorandum de la communauté des Congolais rwandaphones à leurs Excellences messieurs les ambassadeurs membres du Comité International d’Accompagnement de la Transition en RDC, Goma, 15 décembre 2004.

[45] Entretien conduit par Human Rights Watch avec François Gachaba, Président de la communauté rwandophone, Goma, 21 janvier 2005.

[46] Entretien conduit par Human Rights Watch avec le Gouverneur Serufuli, Goma, 15 mars 2005.

[47] Ibid.

[48] Entretien conduit par Human Rights Watch avec François Gachaba, Président de la communauté rwandophone, Goma, 21 janvier 2005.

[49] Entretiens téléphoniques conduits par Human Rights Watch avec des organisations de défense des droits humains et le personnel de la MONUC, Goma, 9 et 10 décembre 2004.

[50] Document en swahili, archivé auprès des organisations de défense des droits humains à Rutshuru.

[51] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Goma, Kiwanja (Rutshuru), 14 décembre 2004.

[52] Entretien conduit par Human Rights Watch, Goma, 15 décembre 2004.


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