Rapports de Human Rights Watch

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I. Resume

Ni le gouvernement de Côte d’Ivoire, ni les rebelles des Forces Nouvelles n’ont été jusqu’ici capables de faire face aux problèmes des droits humains, ce qui soulève la perspective de violations massives des droits humains dans le cas où la paix instable entre le gouvernement et les rebelles serait rompue.  Le gouvernement a accordé son soutien à quelques dix mille combattants de milices peu disciplinés, qui souvent supplantent les forces officielles de sécurité. Ces milices ont commis des crimes graves en toute impunité en particulier contre les personnes du nord du pays, les musulmans et les immigrés ouest-africains et autres personnes soupçonnées de soutenir les rebelles.  En outre, la volonté du gouvernement par le passé d’utiliser les médias pour inciter à la violence contre de présumés opposants est une cause de préoccupation, en cas de reprise des hostilités. De même, les rebelles des Forces Nouvelles basés dans le nord continuent à commettre de graves violations des droits humains telles que des exécutions extrajudiciaires, des tortures, des arrestations arbitraires et des confiscations de propriété.

La junte militaire au pouvoir de 1999 à 2000 et le conflit armé de 2002-2003 entre le gouvernement et les rebelles basés au nord, en plus de l’agitation politique et de l’impasse qui ont suivi, ont été ponctuées d’atrocités insignes tant de la part du gouvernement que des forces rebelles, à savoir des exécutions politiques, des massacres, “des disparitions” et de nombreux cas de torture. La montée croissante de l’impunité des groupes armés de toutes les parties au conflit, mais en particulier des milices pro-gouvernementales, a débouché sur des cas de plus en plus répandus de violences contre des civils. Le climat politique et social est de plus en plus polarisé et caractérisé par l’intolérance, la xénophobie et la suspicion, soulevant des craintes quant à ce qui pourrait arriver en cas de reprise totale des hostilités.

Deux incidents militaires survenus depuis novembre 2004, et présentés dans ce rapport, montrent la précarité de la situation, et la façon dont d’autres incidents pourraient déclencher une spirale de violations des droits humains qui pourrait s’avérer difficile à contrôler. Les deux incidents – l’offensive gouvernementale de novembre 2004 contre le nord contrôlé par les rebelles et l’attaque des milices le 28 février 2005 contre la ville de Logouale tenue par les rebelles— ont non seulement entraîné une série alarmante d’attaques pour raisons ethniques entre des groupes indigènes et des ouvriers agricoles immigrés concernant l’usage des terres, mais ils mettent aussi en lumière le besoin pressant de mesures plus fortes pour protéger les groupes vulnérables de civils.

Au cours de ces derniers mois, des diplomates, des sources appartenant aux Nations Unies, des travailleurs de l’aide internationale et des combattants libériens ont déclaré qu’ils pensaient, en dépit des dénégations officielles, que les forces gouvernementales entraînaient et équipaient les milices, y compris des centaines de mercenaires libériens, pour reprendre la guerre contre les rebelles des Forces Nouvelles.1 Les attaques pourraient partir de l’extrême ouest du pays, où des tensions couvent depuis longtemps entre des groupes indigènes et des ouvriers agricoles immigrés, à propos de droits sur l’usage de la terre, et sont ainsi  faciles à manipuler dans des buts politiques. Le déploiement de milices mal entraînées et indisciplinées augmenterait de façon importante les possibilités d’abus commis contre les populations civiles et les rebelles présumés.  Les abus commis par les rebelles des Forces Nouvelles, qui ont un passé de tortures et d’exécutions sommaires contre des personnes soupçonnées d’être des opposants du gouvernement, sont aussi une source de graves préoccupations,2 surtout étant donné que les chefs rebelles semblent parfois être incapables d’exercer un commandement et un contrôle efficaces des bandes armées, qui leur sont ostensiblement alliées.3

Préoccupé par la situation explosive régnant en Côte d’Ivoire, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a pris des mesures importantes pour fournir une certaine protection aux populations civiles. Cependant, il faut faire plus. Des renforts de troupes supplémentaires pour la mission de maintien de la paix des Nations Unies en Côte d’Ivoire – environ 1200 ont été réclamés par le Secrétaire général Kofi Annan – devraient être approuvés et déployés sans délai. Les sanctions économiques et de restrictions de voyager des Nations Unies contre les individus « tenus pour responsables de graves violations des droits humains et du droit international humanitaire, » ou qui « ont publiquement incité à la haine et à la violence », devraient être appliquées immédiatement.4 Les sanctions ont été autorisées en novembre 2004 dans le cadre de la Résolution 1572 des Nations Unies, mais ont été suspendues en réalité par les négociateurs de l’Union Africaine. Les organismes régionaux, les gouvernements concernés, ainsi que la Cour Pénale Internationale, doivent poursuivre leurs efforts pour tenir les principaux acteurs dans le conflit ivoirien responsables des atteintes contre les droits humains et les violations du droit international humanitaire. Enfin, les membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies devraient se préparer à voter une résolution, dans l’éventualité de la détérioration de la situation en Côte d’Ivoire, pour bloquer les transmissions radio [ou électroniques] de discours incitant à la xénophobie et visant à déclencher la violence contre les populations civiles.

La reprise du conflit en Côte d’Ivoire menace aussi d’attirer encore plus de combattants en provenance des pays voisins et de mettre en danger la stabilité précaire dans la région. Les gouvernements de la région, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest et les Nations Unies doivent surveiller activement les mouvements frontaliers des armes et des combattants aussi bien du fait du gouvernement ivoirien que des rebelles des Forces Nouvelles. Les individus impliqués dans l’utilisation et le recrutement d’enfants soldats doivent être tenus pour responsables de ce crime de guerre. Ceci concerne également le gouvernement ivoirien qui depuis le mois d’octobre 2004 au moins a recruté de nombreux enfants soldats libériens récemment démobilisés pour les utiliser dans une milice basée dans l’ouest du pays.

Une force de maintien de la paix des Nations Unies comportant 6000 soldats et une force française de 4000 soldats plus lourdement armés sous commandement séparé se tiennent actuellement entre les forces des rebelles et du gouvernement. Les Nations Unies disent que c’est une force trop réduite pour garantir le maintien de la paix et la protection des civils.  Elles réclament et ont tout simplement besoin de 1200 soldats supplémentaires qui lui permettraient de mieux protéger les civils. Cependant, cette demande se heurte à l’opposition des Etats-Unis au Conseil de Sécurité pour des motifs purement budgétaires.5 Le Japon s’est montré aussi rien moins qu’enthousiaste quant à la demande de troupes supplémentaires, selon des diplomates.6

La division de la force internationale entre les troupes des Nations Unies et les contingents français est une contrainte à l’égard de la capacité des Nations Unies à protéger les civils dans tout le pays.  Comme cela fut évident au cours des événements de novembre 2004 à Abidjan, les priorités françaises en Côte d’Ivoire ne sont pas toujours identiques à celles des Nations Unies. Des renforts pour le contingent des Nations Unies aideraient celles-ci à adopter un profil de maintien de la paix qui soit indépendant de la France, l’ancien pouvoir colonial, qui est considéré avec méfiance par beaucoup d’Ivoiriens du sud et de l’ouest du pays, et permettraient aux Nations Unies de répondre au mieux aux cas d’urgence.

A la surprise de nombreux diplomates occidentaux et de fonctionnaires des Nations Unies, les efforts de médiation du Président Sud-Africain Thabo Mbeki ont conduit à un accord de toutes les parties le 6 avril 2005 ; accord qui a en fait enjoint à toutes les forces en présence de désarmer et de travailler en vue des élections d’octobre 2005. Les progrès de la médiation, qui était parrainée par l’Union Africaine, avaient été lents jusqu’à la rencontre de Pretoria du 3 au 6 avril 2005, entreprise comme une dernière tentative pour sauver la Côte d’Ivoire d’un retour à une guerre à grande échelle. La décision sur l’éligibilité des candidats à l’élection présidentielle a été laissée au médiateur Mbeki, qui le 13 avril 2005 a demandé au Président Gbagbo d’utiliser ses pouvoirs spéciaux présidentiels en accord avec l’Article 48 de la Constitution ivoirienne afin de contourner la constitution et de permettre à tous les partis politiques signataires de l’accord de Pretoria de se présenter.

Les diplomates restent sceptiques, cependant, et remarquent que deux précédents accords de paix, Linas-Marcoussis en janvier 2003 et Accra III en juillet 2004, n’ont jamais vraiment décollé. Ils sont également sceptiques du fait que le gouvernement a en deux occasions au moins rompu le cessez-le-feu et attaqué les positions contrôlées par les rebelles.7 Le bon vouloir de Gbagbo de se conformer à la proposition de Mbeki d’ouvrir l’éventail des candidats et de ce fait d’inclure son principal rival politique reste le point crucial entre les perspectives de fin de la guerre et d’une reprise des hostilités.

Une des victimes du processus de médiation conduit par l’Union Africaine et à vrai dire des efforts précédents pour obtenir la paix a été la réticence de la communauté internationale à tenir des acteurs clés du conflit ivoirien pour responsables des atteintes aux droits humains et soit confiner les dirigeants militaires et politiques du conflit ivoirien ayant prétendumment commis des abus contre les droits humains et le droit international humanitaire (les lois de la guerre) par le biais de l’application de sanctions économiques et financières, soit encourager des poursuites judiciaires contre eux.

En novembre 2004, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a approuvé des sanctions économiques et financières contre les individus accusés de ces violations. Cependant ces sanctions, qui pourraient mettre un frein aux atteintes actuelles contre les droits humains, n’ont pas encore été appliquées par crainte de miner les efforts pour mettre un terme à l’impasse politique et militaire. 

La communauté internationale s’est montrée également réticente à prendre des mesures concrètes afin de tenir pour responsables les dirigeants et chefs de toutes les parties au conflit accusés de crimes de guerre. Le fait de mettre la justice en suspens pour un arrangement final évasif refuse aux victimes et à la société ivoirienne le droit de voir les individus responsables de crimes graves contre les droits humains tenus pour responsables. Cela sape aussi l’autorité de la loi, déjà tellement détériorée, et c’est une stratégie dangereuse étant donné la précarité des droits humains et de la protection civile en Côte d’Ivoire aujourd’hui. Non seulement cette stratégie semble ne pas fonctionner, mais elle semble aussi encourager ceux qui commettent ces crimes.

Ce rapport sur le contexte militaire, social et économique de l’impasse politique actuelle explore les coûts potentiellement dévastateurs en matière de droits humains de la prolifération des milices et des appels à la violence. Il est fondé sur des entretiens en Côte d’Ivoire et ailleurs de février à avril 2005, avec des diplomates, des fonctionnaires des Nations Unies, des militaires et des analystes du renseignement, des dirigeants de la société civile et des travailleurs humanitaires. Ce rapport formule plusieurs recommandations urgentes qui répondent à ces préoccupations et qui pourraient limiter le terrible coût humain en cas de poursuite des hostilités.



[1] Entretiens conduits par Human Rights Watch avec des fonctionnaires des Nations Unies, des sources diplomatiques, et des analystes militaires, à Abidjan, en février et mars 2005.

[2] Voir le rapport de Human Rights Watch, “Pris au piège entre deux guerres : violences contre les civils dans l’ouest de la Côte d’Ivoire,” Août 2003.

Voir le document préparatoire de Human Rights Watch, “Côte d’Ivoire : la responsabilité pour les crimes graves contre les droits humains est la clé pour résoudre la crise,” Octobre 2004.

[3] Entretiens de Human Rights Watch avec des représentants d’organisations non-gouvernementales internationales, des fonctionnaires des Nations Unies et des diplomates, Février – Mars 2005.

[4] Résolution 1572 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (2004), S/RES/1572 (2004), articles 9 et 11.

[5] Entretiens de Human Rights Watch avec des sources des Nations Unies et des diplomates, Abidjan et New York. Février et mars 2005.

[6] Ibid.

[7] Entretien téléphonique de Human Rights Watch, Abidjan et New York, Avril 2005.


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