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V. Le vol de pétrole : « bunkering »

Selon la constitution nigériane, tous les minéraux, le pétrole et le gaz au Nigeria appartiennent au gouvernement fédéral. L’extraction de pétrole en dehors des cadres d’un accord avec le gouvernement fédéral est illégale, ainsi que la possession de pétrole brut par toute personne non autorisée ; des délits spécifiques ont également été créés en relation aux dommages causés aux installations pétrolières (y compris dans l’objectif de détourner le pétrole brut ou des produits pétroliers).58 Les vols de pétrole brut, appelé localement « bunkering » compte peut être pour 10 pourcent de la production journalière du Nigeria et il s’agit d’une activité fortement organisée.59 Le gouverneur Ibori a déclaré que jusqu'— 300.000 bpj (ou 15 pourcent de la production) sont perdus — cause de ces activités illégales.60 Les principales compagnies présentes au Nigeria ont déclaré qu’il s’agit probablement d’une surestimation ; au total dans la région du Delta, le vol de pétrole représente probablement un maximum de 150.000 ou 200.000 bpj. Néanmoins, ces chiffres sont également soumis — des fluctuations importantes, en réponse aux efforts périodiques de la police pour contrôler les régions riveraines d’une manière plus efficace.61 Il y a d’autres voix qui disent que le vol de pétrole est largement sous-estimé, et qu’il s’élève — plus de 250 millions de barils en 2002 (c'est-—-dire plus de 650.000 bpj).62 Le pétrole volé est vendu aux raffineries au Nigeria, dans les états voisins en Afrique de l’Ouest (parmi lesquels la Cote d’Ivoire et le Cameroun), ou encore plus loin.

Le vol de pétrole conduit — des pertes de milliards de dollars en fonds publics. Ces fonds auraient pu être utilisés pour soutenir des initiatives de réduction de la violence ou de protection des droits humains ; y compris l’entraînement approprié des forces de sécurité, sans mentionner la création d’écoles, hôpitaux et d’autres services essentiels dans les régions riveraines négligées. Il y a aussi un besoin urgent d’améliorer la transparence et l’efficacité de la gestion des dépenses budgétaires du gouvernement, afin de réduire le détournement de fonds vers les mains de personnes privées. Réduire le vol de pétrole ne va pas directement améliorer les pratiques du gouvernement en matière de dépenses publiques, mais le détournement de recettes avant même qu’elles arrivent au gouvernement signifie qu’il n’y a même pas de possibilité pour que ces ressources bénéficient au peuple.

La bataille pour le contrôle des activités de vol de pétrole a également participé — l’augmentation de la violence dans l’Etat du Delta, et aggravé la situation en ce qui concerne les abus des droits humains contre le peuple. Le pétrole est littéralement devenu le combustible de la violence — malgré le fait qu’en principe il devrait être facile de mettre fin aux vols (il est difficile de cacher un pétrolier et facile de tracer son propriétaire). Quelques affrontements dans les criques paraissent n’avoir aucun composant politique, sinon qu’ils sont tout simplement des batailles pour les opportunités de siphonner le pétrole. Dans d’autres cas les motifs sont mixtes.

Le vol de pétrole est effectivement le commerce privé le plus profitable du Nigeria. Le brut volé peut en ce moment être vendu pour environ 15 — 20 dollars U.S sur le marché au comptant, en supposant l’existence d’une remise en cause de l’origine illégitime. Comme il n’y a véritablement pas de coûts en capital — les installations appartiennent au gouvernement du Nigeria et aux compagnies pétrolières — le profit net varie entre 2 — 3 millions de dollars par jour (entre 750 millions et un milliard de dollars par an), en supposant que le pétrole volé monte — 150.000 bpj. Le gouvernement nigérian est largement plus affecté par ce vol que les compagnies pétrolières, puisque la part des recettes de chaque baril de pétrole qui revient au gouvernement est beaucoup plus élevée que celle qui va aux actionnaires privés des joint-ventures qui produisent la plus grande partie du pétrole du Nigeria.63 Les pertes du gouvernement nigérian — cause du vol de pétrole se chiffrent — entre 750 millions de dollars et 1.5 milliards de dollars par an pour des prix du pétrole qui sont entre dix-neuf et trente dollars par baril, en supposant que les vols représentent environ 150.000 bpj (près de 55 millions de barils par an). Les pertes montent — entre 3.5 et 6.2 millions de dollars par an si les vols de pétrole représentent autant que 250 millions de barils par an. Le gouverneur Ibori a déclaré que les pertes se chiffrent — environ 3.5 milliards de dollars par an.64

Le bunkering — répandu dans le delta depuis longtemps — est devenu une opération sophistiquée qui ne requiert plus la coopération du personnel des compagnies pétrolières pour opérer l’équipement des puits ou pour donner y accès — même s’il y a encore des rapports qui indiquent leur participation. Les voleurs exploitent le pétrole directement dans des pipelines en dehors des installations des compagnies pétrolières, et le transfèrent des conduites aux bateaux cachés dans les petites criques couvertes par la forêt de mangroves. Souvent, dans les régions riveraines ainsi qu’— terre, la police et les militaires sont impliqués dans le processus ou payés pour ne pas prendre d’actions contre les voleurs. Les conflits violents qui dégagent les criques de tout autre trafic facilitent le vol de pétrole ; même si la violence qui réduit la production de manière importante réduit aussi la quantité de pétrole siphonné, puisqu’il est beaucoup plus facile de voler le pétrole des grands pipelines après que le pétrole et le gaz y ont été séparés, et pour ce faire les installations des compagnies pétrolières doivent être opérationnelles.

En novembre 2001, le gouvernement fédéral du Nigeria a créé un comité spécial de sécurité des zones de production de pétrole (Special Security Committe on Oil Producing Areas), « pour adresser la situation actuelle dans les régions de production pétrolière qui ont, dans un passé récent, été témoin d’un vandalisme jusqu’ici inconnu contre les pipelines, des perturbations, des enlèvements, de l’extorsion et d’un état d’insécurité générale ». Dans un rapport (qui n’a pas été publié) au président Obasanjo en février 2002 le comité a remarqué qu’ « une menace importante contre l’industrie pétrolière … vient des activités d’un ‘cartel’ ou d’une ‘mafia’, composé d’individus qui ont du pouvoir et des positions importantes dans la société, et qui sont en tête d’un réseau d’agents qui vole le pétrole brut et des produits finis des pipelines dans la région du Delta du Niger ».65 Le comité a indiqué qu’une grande partie des groupes de jeunes militants responsables d’interrompre et de détourner la production pétrolière et d’empêcher le trafic libre sur les rivières « pourraient profiter du patronage de quelques militaires retirés ou en service et de personnel de sécurité ».66

Malgré le fait que la gravité des problèmes ait été reconnue — ce niveau élevé, il n’y a pas eu d’initiative de la part du gouvernement pour faire des enquêtes sur les bandes organisées responsables du vol de pétrole. Il y a eu quelques saisies des bateaux impliqués. Plus de dix-neuf bateaux utilisés dans le commerce de pétrole siphonné auraient été saisis par l’armée et par la marine cette année jusqu’en juillet — même s’il n’est pas souvent clair quant — ce qui arrive aux cargaisons ensuite.67 Dans son entretien avec Human Rights Watch, le capitaine Ogunjinmi a déclaré que la marine avait capturé six bateaux depuis qu’il avait pris la commande de la base navale de Warri en avril (en omettant les petites péniches), et qu’ils avaient livré plusieurs dizaines de personnes — la police pour qu’ils soient poursuivis devant la justice.68 En août, la marine a fait connaître l’arrestation de dix étrangers (parmi eux des Sénégalais, des Burkinabé, des Togolais, des Ivoiriens et des Béninois) et un nombre de Nigérians pour participation dans la contrebande de pétrole, et la saisie de quatre bateaux. Fin octobre, plusieurs bateaux supplémentaires ont été saisis, avec des cargaisons de pétrole rapportées être d’une valeur combinée de plusieurs centaines de millions de dollars.69 Cependant, peu de poursuites juridiques pour participation dans les vols ont abouti, et ce qui arrive aux cargaisons de pétrole saisies n’est pas toujours clair. En outre, les compagnies pétrolières déclarent qu’elles signalent fréquemment les mouvements de bateaux suspects aux autorités — avec les rivières pratiquement fermées au trafic normal, tout navire qui n’appartient — aucune compagnie pétrolière est probablement impliqué dans les activités illégales — mais aucune action n’a été prise.

Les personnes responsables du trafic illégal tout en haut de l’organisation sont apparemment intouchables. En mai 2003, une nouvelle commission des crimes économiques et financiers (Economic and Financial Crimes Commission) a commencé — fonctionner au niveau fédéral dans le but de faire des enquêtes sur différentes variantes de fraude. Le président de la commission a admis qu’ « il y a des institutions gouvernementales responsables de prendre le tout [le vol du pétrole brut] en charge ; la vente du produit, la sécurité de la région ».70 La commission aurait arrêté deux dirigeants de petites compagnies pétrolières nigérianes, mais il n’y a pas encore eu d’accusations officielles.71 Apparemment le travail de la commission n’est pas lié — un effort parallèle de la part de la police. Le commissaire de la police nigériane responsable des opérations fédérales a simplement déclaré — Human Rights Watch que tout délit signalé — la police ferait l’objet d’une « enquête approfondie », mais il n’a pas pu identifier des initiatives prises pour faire face au vol de pétrole.72 Le ministre des affaires de police, Broderick Bozimo, dans des entretiens dans les médias, n’a pas non plus présenté de stratégie sérieuse pour conduire des enquêtes et mener devant les tribunaux ceux qui sont responsables des vols de pétrole au plus haut niveau, même s’il a promis de mettre plus de police dans les régions riveraines.73 Le gouverneur adjoint, Elue, a déclaré — Human Rights Watch que le gouvernement nigérian «commence — identifier les personnes responsables du vol de pétrole parmi les personnes de haut niveau ; les services de renseignements vont les identifier. »74 Le gouverneur Ibori a accusé les criminels qui ont leur propre armée, ayant affaire aux non-Nigérians.75 Cependant, selon plusieurs déclarations faites auprès de Human Rights Watch, des individus très proches du gouverneur Ibori sont eux-mêmes impliqués. D’autres personnes citées sont des membres des gouvernements actuels et anciens de l’Etat du Delta et dans d’autres Etats du Delta de Niger, ainsi que des membres du gouvernement fédéral — Abuja. Des protestations par ces mêmes personnes sur le fait qu’elles agissent contre les coupables sont considérées avec scepticisme par ceux qui souffrent le plus de la violence causée par ce commerce.

Dans une mesure apparemment désignée pour adresser le côté de la demande dans l’équation de commerce de pétrole illégal, le gouvernement fédéral a commencé — prendre des actions pour réduire la vente de pétrole aux pays voisins. Le 10 août, le Nigeria a fermé ses frontières avec le Bénin, accusant les autorités béninoises de tourner le dos au trafic illégal de pétrole. Le gouvernement fédéral nigérian a aussi adopté la stratégie de signer des contrats avec des pays voisins de fourniture de produits pétroliers afin d’assurer que le pétrole provienne de fournisseurs légaux. Le 19 août, le Nigeria a signé un accord avec le gouvernement de la Côte d’Ivoire concernant la fourniture de 30.000 bpj de pétrole brut ; le ministre ivoirien des mines et de l’énergie, Monnet Léon Emmanuel, a admis qu’une grande partie du pétrole brut livré — son pays était volé du Nigeria.76 En novembre 2003, le président Obasanjo a annoncé que le gouvernement nigérian publierait des budgets, des rapports de collecte de recettes et d’autres statistiques en accordance avec la campagne internationale «Publish What You Pay » et l’initiative du gouvernement britannique « Extrative Industries Transparency Initiative ».77 La transparence accrue devrait contribuer — assurer la gestion correcte de recettes officielles du gouvernement ainsi qu’— mesurer l’ampleur du vol de pétrole brut.

En juin 2003, Shell a proposé la certification des exportations de pétrole basée sur les empreintes digitales chimiques du pétrole brut afin empêcher la vente du pétrole volé sur le marché ouvert.78 Les compagnies pétrolières présentes au Nigeria ont développé cette technologie afin de pouvoir tracer le pétrole aux stations de pompages individuelles et mêmes aux puits individuels, ce qui veut dire que si un navire est arrêté et s’il contient du pétrole qui ne paraît pas avoir de source légitime, un échantillon peut être prélevé et son lieu d’origine déterminé. En théorie, s’il n’y a pas d’attestation de la vente de pétrole de cette source au propriétaire ou opérateur du navire en question, le gouvernement nigérian pourrait confisquer le pétrole si le navire est arrêté en eaux nigérianes. Il devrait aussi être possible d’exiger de ceux qui achètent du pétrole, comme les raffineries, qu’ils vérifient la provenance du brut qu’ils achètent. In principe, de cette manière il serait possible de créer un système de traces écrites pour le pétrole brut similaire — celui qui a été établi pour les diamants bruts par le processus Kimberley, qui a pour objectif d’empêcher le commerce de « diamants de conflit » des zones de guerre africaines.79 Même si un tel système ne parviendrait pas — mettre complètement fin — la vente de pétrole volé, cela signifierait au moins que le pétrole brut devrait être vendu avec une remise plus grande au comptant sur le marché international, et ainsi les profits, et avec eux les motivations pour s’engager dans des combats violents, diminueraient.



58 Voir “The Niger Delta: No Democratic Dividend”, Human Rights Watch Short Report, octobre 2002, pp. 27-28.

59 « Bunkering » (anglais : illegal oil bunkering) est un euphémisme de vol.

60 Olly Owen, “The Economics of Nigeria’s Delta Conflict”, WMRC Daily Analysis, 5 août 2003 ; “Nigerian Pres, Governors Vow to End Pipeline Vandalism”, Dow Jones Energy Service, 31 juillet 2003. Pour plus d’informations sur le vol de pétrole brut, voir www.legaloil.com. La production totale du Nigeria selon les quotas décidés par l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) est de 2.018 bpj, mais la production réelle varie au-dessus et en dessous de ce chiffre.

61 Kenneth Ehigiator, “Oil smugglers accused of fueling Warri crisis”, Vanguard, 21 août 2003; lettre de SPDC — Human Rights Watch, 17 octobre 2003. Selon Shell, les vols de pétrole des installations SPDC étaient tombés — 5000 bpd dans la Division de l’ouest et 25.000 au total en octobre 2003.

62 “Oil Theft — Was Does Obasanjo Know?”, Vanguard, 29 December 2003.

63 Sous les termes du “Memorandum of Understanding” de 2002 entre les compagnies pétrolières et le gouvernement nigérian, selon Shell “pour un prix de 19 dollars par baril, le Gouvernement prend 13.78 dollars en taxes, royalties, et fonds propres. Des 5.22 dollars restant, les coûts de production et d’investissements futurs prennent la majorité, et il reste environ 1.22 dollars pouvant être partagés entre les actionnaires privés. [La joint-venture SPDC appartient au gouvernement nigérian — 55 pourcent, Shell 30 pourcent, Total (auparavant Elf) 10 pourcent et Agip 5 pourcent.] Pour un prix de 10 dollars par baril, la part du Gouvernement tombe — 5.12 dollars par baril, alors que la marge — partager entre les actionnaire privés tombe — 88 centimes. Pour un prix de 30 dollars par baril, la part du gouvernement augment — 24.13 dollars par baril, et la marge partagée par les actionnaires privés augmente — 1.87 dollars.” 2002 People and the Environment Annual Report (Lagos : SPDC, 2003), p. 6. Le prix du pétrole tournait autour de 25 -30 dollars U.S. en mars/avril 2003 (au moment où la campagne en Iraq est arrivée — sa fin), quand la production était au plus faible.

64 “Nigerian oil theft rampant”, site web BBC, 1er août 2003, citant un entretien de l’émission BBC’s Network Africa. Voir aussi “Oil Theft — Overview”, Information Paper No.1, www.legaloil.com, octobre 2003, qui donne des chiffres légèrement différents pour le partage des recettes entre le gouvernement et les compagnies. En réalité, le vol de pétrole épuise les réserves en pétrole du Nigeria, et prive ainsi les générations futures des recettes qui autrement reviendraient aux gouvernements en conséquence du développement de ces ressources. Dans le court terme, le Nigeria remplit son quota OPEP tout en pompant aussi 10 pourcent de plus au bénéfice des personnes responsables des vols.

65 Rapport du Special Security Committee, paragraphe 40.

66 Ibid, paragraphe 51.

67 “Niger Delta moving from agitation to rebellion?”, IRIN, 8 juillet 2003.

68 Human Rights Watch, entretien, 10 septembre 2003.

69 Hector Igbikiowubo, “Government loses $149b oil revenue to Warri war”, Vanguard, 26 august 2003; “Nigerian navy arrests Russian, Romanian oil smugglers”, AFP, 22 octobre 2003; Kinsley Omnobi, “Navy arrests 7 ships with crude worth $250m”, Vanguard, 3 novembre 2003.

70 Daniel Balint-Kurti, “Nigerian anti-fraud tsar targets oil thieves”, Reuters, 12 novembre 2003.

71 Ibid. Voir aussi, “We’ll bring the high and mighty to justice — crimes commission boss”, Daily Trust (Abuja), 9 octobre 2003.

72 Human Rights Watch, entretien, Commissaire de police Lawrence Alobi, Abuja, 18 septembre 2003.

73 “Bunkerers are behind the Niger Delta Crisis, says Police Affairs Minister Bozimo”, Vanguard, 22 septembre 2003.

74 Human Rights Watch, entretien, 10 septembre 2003.

75 Austin Ogwuda, “Warri: Governor blames crisis on oil syndicate”, Vanguard, 26 août 2003.

76 Vincent Nwanma, “Nigeria Shuts Border with Benin to Stop Oil Smuggling”, Dow Jones Energy Service, 13 août 2003; Vincent Nwanma, “Nigeria, Ivory Coast Supply Deal to Help Stop Piracy”, Dow Jones Energy Service, 20 août 2003.

77 See text of President Obasanjo’s speech, “Nigeria: From Pond of Corruption to Island of Integrity”, 7 novembre 2003, disponible sur www.transparency.org. Voir aussi www.publishwhatyoupay.org et www.dfid.gov.uk.

78 Voir “Fingerprinting oil”, Informations Paper no. 2, novembre 2003, www.legaloil.com, pour une description des empreintes digitale chimiques du pétrole.

79 Voir www.kimberleyprocess.com


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décembre 2003