29 mars 2004
Pendant les dix années qui ont fait suite au génocide rwandais, les responsables des gouvernements nationaux et des institutions internationales ont honteusement reconnu leur incapacité à stopper le massacre de la population tutsi. Lors de la conférence internationale sur la prévention des génocides, à Stockholm en janvier, beaucoup ont renouvelé leur engagement à stopper tout génocide futur. Honorer cette promesse exigera non seulement de faire preuve d’une plus grande volonté politique que par le passé mais également de développer une stratégie basée sur les leçons de 1994, telles que celles exposées ci-dessous.
Le génocide du Rwanda a débuté soudainement après le meurtre du Président mais les attitudes et les pratiques qui l’ont rendu possible se sont développées sur plusieurs années.
Pendant des décennies, le gouvernement a pratiqué une discrimination à l’encontre des Tutsi, le peuple qui allait être pris pour cible pendant le génocide. Le gouvernement au pouvoir après l’indépendance a classé les citoyens en catégories selon leur appartenance ethnique et poursuivant une pratique du régime colonial belge, il a exigé de tous les adultes qu’ils aient sur eux des papiers spécifiant leur groupe ethnique. Ces papiers d’identité ont été utilisés pour sélectionner puis massacrer les Tutsi pendant le génocide.
Au cours des trois années qui ont précédé le génocide de 1994, les officiels du gouvernement, les soldats, la police nationale et les responsables des partis politiques ont incité à seize massacres de Tutsi et les ont dirigés. Chacun de ces massacres a fait des centaines de victimes civiles non armées. L’armée a également tué des centaines d’Hima, un peuple lié aux Tutsi, lors d’une opération militaire en 1990. De plus, les autorités ont permis – et dans certains cas encouragé – la violence contre les partisans des partis politiques rivaux.
Les meurtriers et les assaillants n’ont subi aucune sanction si leurs victimes étaient tutsi ou appartenaient aux partis opposés aux autorités.
La communauté internationale, notamment les bailleurs nationaux et internationaux, ont occasionnellement exprimé leurs préoccupations sur la situation des droits humains mais ne sont pas parvenus à faire efficacement pression en faveur de la fin des abus ou des sanctions contre les coupables. Le massacre de centaines de personnes n’a suscité que peu de critiques et elles furent de courte durée.
Leçon numéro deux : réagir rapidement et fermement face à la préparation d’un massacre de civils de vaste ampleur.
De nombreux Rwandais, des diplomates en poste au Rwanda et des officiels des Nations unies savaient qu’une milice était en cours de formation et s’entraînait à tuer. Cependant, même lorsqu’un informateur a déclaré aux forces de maintien de la paix des Nations unies que la milice avait pour objectif d’attaquer les civils tutsi, aucune intervention efficace n’a été entreprise pour mettre un terme aux activités de cette milice. Pendant le génocide, la milice a mobilisé et a conduit la population générale à tuer des Tutsi, exécutant ainsi fréquemment des ordres reçus des soldats ou des policiers nationaux.
La distribution d’armes à la population civile était une réalité bien connue et n’a suscité aucune réaction internationale efficace.
Leçon numéro trois : accorder une grande attention aux médias dans des situations potentielles de conflits ethniques, religieux ou raciaux. Dans le cas d’un génocide imminent, être prêt à interdire la diffusion de programmes incitant à la violence ou fournissant des directions en ce sens.
Au cours des trois années qui ont précédé le génocide, des journaux comme Kangura désignaient les Tutsi comme étant « des ennemis de la nation » à mépriser et redouter. Une chaîne de radio privée, soutenue par de nombreuses personnalités influentes au sein du gouvernement, de l’armée ou du monde politique, diffusait un message similaire avec une virulence et des effets de plus en plus marqués au cours des neuf mois qui ont précédé le déclenchement du génocide. Les médias sont allés jusqu’à nommer les individus à éliminer, dont le Premier ministre.
Un an avant le génocide, des Rwandais et des observateurs internationaux de premier plan ont tous déploré la campagne médiatique contre les Tutsi et les membres des partis d’opposition. Cependant, personne n’est intervenu pour véritablement stopper les appels à la haine ou pour promouvoir la diffusion de messages de tolérance qui auraient pu faire contre-poids.
Après des mois consacrés à fidéliser un public d’auditeurs, la chaîne de radio privée était bien placée pour contribuer à la campagne de meurtres lorsque celle-ci a débuté. La chaîne de radio a incité les auditeurs à la violence contre les Tutsi et contre d’autres personnes opposées au génocide. Elle a également donné des ordres spécifiques sur la façon de mener à bien ces meurtres, notamment en identifiant les individus à attaquer et en spécifiant l’endroit où ils se trouvaient.
Interdire ces diffusions radiophoniques aurait non seulement mis un terme à cette forme particulièrement efficace d’incitation à la violence et à cette transmission d’ordres spécifiques mais cela aurait également donné la preuve que la communauté internationale rejetait la légitimité du message génocidaire ainsi que ceux qui l’exprimaient. Les Etats Unis ont envisagé brouiller les diffusions à partir d’un avion mais ont estimé que le coût d’une telle opération – environ U.S.$ 8 000 par heure – était trop élevé.
Leçon numéro quatre : être vigilant sur l’impact de modèles négatifs dans les régions voisines.
Fin 1993 et début 1994, des dizaines de milliers de Hutu et de Tutsi ont été tués au Burundi voisin, un pays démographiquement similaire au Rwanda. Ces meurtres, habilement exploités par les personnes en charge de la propagande au Rwanda, ont significativement augmenté les tensions au Rwanda. Le massacre lui-même comme le fait qu’il n’ait suscité aucune réaction internationale ont encouragé les personnes qui planifiaient le génocide à poursuivre leur tentative d’élimination des Tutsi au Rwanda. Les individus en charge de la propagande à la radio ont fréquemment évoqué l’exemple du Burundi, renforçant ainsi l’impact de ce modèle négatif sur les Rwandais.
Leçon numéro cinq : obtenir des informations exactes sur les événements de terrain.
En 1994, les gouvernements les plus impliqués au Rwanda – la France, la Belgique et les Etats Unis – disposaient d’informations substantielles sur la situation sur le terrain mais ces pays n’ont partagé ces informations qu’avec un nombre limité d’acteurs. Les membres non-permanents du Conseil de sécurité – à l’exception du Rwanda, lui-même membre non-permanent en 1994 – dépendaient du Secrétariat des Nations unies pour leurs informations. Le chef de la force de maintien de la paix des Nations Unies au Rwanda, le Général Romeo Dallaire et le représentant du Secrétaire général des Nations unies, Jacques-Roger Booh-Booh, ont envoyé, depuis le terrain, des descriptions très différentes des événements au Secrétariat à New York.
En préparant les compte-rendus pour le Conseil de sécurité, le Secrétariat a favorisé l’interprétation de Booh-Booh, qui ne faisait pas mention de la nature systématique et ethnique des meurtres. S’appuyant initialement sur cette information, les membres non-permanents ont décidé de retirer la plupart des soldats de maintien de la paix. Cependant, lorsqu’ils ont par la suite appris l’étendue du massacre et sa nature génocidaire de Human Rights Watch et d’autres, ils ont poussé le Conseil de sécurité à envoyer un second déploiement des Nations unies, plus puissant, au Rwanda. Leurs efforts ont produit des résultats, mais trop tard pour influencer le cours du génocide.
Un compte rendu exact, impartial et analytique du génocide rwandais aurait pu inciter le public à exiger du gouvernement une action plus énergique pour mettre un terme au massacre. Or, la couverture médiatique était limitée, superficielle et souvent empreinte de sensationnalisme. Les journalistes présentaient habituellement les meurtres comme découlant d’anciennes haines tribales plutôt qu’une tentative, dirigée par l’état pour exterminer les Tutsi. Les principaux organes de presse ont accordé davantage d’attention aux problèmes des vedettes sportives comme O.J. Simpson et Tonya Harding qu’au massacre délibéré de plus d’un demi-million de personnes.
Leçon numéro six : identifier et soutenir les opposants au génocide.
Initialement, un nombre important de Rwandais s’opposaient au génocide. Lorsque de potentiels chefs de la résistance, dont des officiels de l’armée, ont instamment demandé un soutien étranger pendant les premiers jours des massacres, celui-ci leur a été refusé. Les habitants du Centre et du Sud du Rwanda ont cependant continué de s’opposer au génocide sur une période allant de dix jours à deux semaines. Au lieu de soutenir ces résistants, le Conseil de sécurité a mis à mal leur action en réduisant l’effectif des soldats de maintien de la paix dont le nombre était déjà insuffisant.
Les organisateurs du génocide se sont ensuite enhardis et ont décidé de déplacer la campagne de meurtres vers des régions restées jusqu’alors relativement pacifiques. Ils ont intensifié les pressions sur les résistants en envoyant sur place des membres de la milice en provenance d’autres régions où les meurtres se pratiquaient déjà, en ridiculisant ces résistants sur les ondes de la radio et en mutant des officiels locaux d’importance qui s’opposaient aux meurtres. Confrontés à cette pression à laquelle il était difficile de faire face et se sentant abandonnés par la communauté internationale, les résistants se sont cachés ou sont devenus des participants actifs au génocide.
Leçon numéro sept : désigner un génocide par le terme exact de génocide et le condamner avec vigueur. S’engager à s’opposer en permanence à tout gouvernement impliqué dans un génocide, notamment en lui refusant toute assistance future.
Les officiels du gouvernement rwandais, les officiers de l’armée et les responsables politiques qui dirigeaient le génocide ont prétendu être les autorités légitimes donnant des ordres appropriés afin que la population puisse assurer son autodéfense. En ayant recours à ce prétexte de la légitimité, il leur a été plus aisé de persuader les gens de violer les habituels interdits moraux et légaux. En gardant le silence pendant la première partie du génocide et en ne décidant aucune action efficace pour faire cesser les meurtres pendant toute la période, la communauté internationale a semblé approuver le discours évoquant la légitimité des actes entrepris. Le gouvernement a exploité toute manifestation apparente d’acceptation par la communauté internationale ; chaque fois que des représentants du gouvernement rwandais étaient reçus à l’étranger, l’événement était largement évoqué par la radio.
Les officiels et responsables politiques rwandais ont compris combien leur gouvernement était dépendant de l’assistance internationale : ils savaient qu’aucun gouvernement ne pouvait fonctionner sur une longue durée sans un tel soutien. De simples Rwandais vivant sur les collines savaient eux-aussi combien l’aide internationale était importante puisque qu’ils bénéficiaient en personne ou que leur famille bénéficiait d’écoles ou de cliniques soutenues par des partenariats avec des communautés étrangères.
Les états et les autres acteurs internationaux doivent clairement condamner un gouvernement génocidaire et annoncer qu’un tel gouvernement se verra toujours refuser une aide étrangère directe. Agir ainsi au Rwanda aurait remis en question non seulement la légitimité du gouvernement mais également sa viabilité à long terme. Les Rwandais auraient peut-être été moins disposés à suivre les directives d’un gouvernement qui avait peu de chance de rester au pouvoir.
Leçon numéro huit : imposer au gouvernement génocidaire un embargo sur les armes.
De nombreux meurtriers ont utilisé des machettes ou des armes fabriquées par leurs propres soins mais les soldats, la police nationale et des milliers de membres de la milice ont utilisé des armes à feu lorsqu’ils ont lancé des attaques contre des églises, des écoles, des hôpitaux et d’autres sites où s’étaient rassemblés des milliers de Tutsi. Une première vague d’assaillants, en nombre relativement limité, tuait des milliers de civils en utilisant des armes de petit calibre, des grenades et des mortiers. Les personnes ayant survécu à de telles attaques se retrouvaient terrorisées et totalement vulnérables face à un assaut lancé par une seconde vague de meurtriers armés de machettes et d’armes fabriquées par leurs propres soins. Le Conseil de sécurité des Nations unies a décrété un embargo sur les armes mais tardivement, alors que le génocide se déroulait depuis longtemps déjà. Si cet embargo avait été décrété plus tôt, les meurtriers auraient disposé de moins d’armes et auraient été moins efficaces dans leurs attaques.
Leçon numéro neuf : faire pression sur tout gouvernement semblant soutenir le gouvernement génocidaire afin qu’il modifie sa politique.
Certains gouvernements, en particulier la France et plusieurs gouvernements africains, ont continué de soutenir le gouvernement rwandais pendant toute la durée du génocide. Ceci a limité l’impact de la condamnation prononcée par les autres gouvernements qui ont finalement pris position contre le massacre. Comme le montrent les documents officiels, certains officiels français ont redouté que le maintien du soutien français au Rwanda soit néfaste à la position de leur pays sur la scène internationale. Mais d’autres gouvernements qui pouvaient potentiellement influencer la France, comme les Etats Unis et le Royaume Uni ont échoué à exercer une pression suffisamment efficace sur la France pour que cette dernière procède à un changement de politique.
Leçon numéro dix : être prêt à intervenir avec une force armée.
Les organisateurs du génocide rwandais étaient relativement peu nombreux mais ils contrôlaient trois unités militaires d’élite. Soutenus par ces forces, ils ont été en mesure d’exercer d’abord un contrôle sur d’autres unités de l’armée et de la police nationale puis sur le système administratif.
Lorsque la crise a débuté, les soldats de maintien de la paix des Nations unies ne disposaient ni du mandat, ni des effectifs nécessaires à une action efficace. Si leur mandat avait été élargi pour permettre une action offensive et s’ils avaient reçu le soutien des troupes d’élite françaises, belges et italiennes envoyées pour évacuer leurs propres citoyens, leurs forces combinées auraient pu bloquer l’effort des organisateurs du génocide visant à étendre leur contrôle sur d’autres sections des forces armées et de l’administration. Une intervention plus tardive aurait requis une force plus importante et aurait contribué à sauver un nombre plus limité de vies humaines mais une intervention, à quelque moment que ce soit, aurait limité le nombre de civils tués.
Les troupes françaises déployées dix semaines environ après le début du génocide ont sauvé au moins dix mille vies. Alors qu’elles devaient remplir des objectifs tant politiques qu’humanitaires – elles étaient censées soutenir l’armée rwandaise en difficulté ainsi que sauver des vies – elles ont fini par protéger des Tutsi menacés d’un massacre imminent.
Les génocides sont des phénomènes complexes, chacun ayant sa configuration particulière et sa dynamique propre. Ces dix leçons ne fourniront pas une réponse complète permettant de stopper le prochain génocide mais elles offrent un point de départ à ceux qui sont déterminés à agir pour la défense de notre humanité commune.
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