III. Les défis à venir

La décision de l’Union africaine de mandater le Sénégal de juger Hissène Habré et l’engagement du Président Wade de s’en charger représente une étape déterminante dans l’effort de poursuivre en justice l’ancien Président du Tchad. Si ce jugement est juste et transparent, il constituera un précédent historique dans la lutte pour juger les responsables des pires atrocités.

Mais il est certain que le déclenchement des poursuites, la phase d’instruction, la collecte des preuves, notamment au Tchad et le procès éventuel qui suivra, puis l’exécution des peines possibles vont poser de sérieux problèmes tant éthiques, légaux, juridiques, politiques que matériels et pratiques.

Le Sénégal n’est pas le premier pays qui doit faire face aux difficultés d’une telle procédure. Des pays comme Israël, dès les années soixante, avec le procès Eichmann, et depuis, l’Angleterre, les Pays Bas, le Danemark, la Norvège, l’Espagne ou la Belgique pour ne citer que certains d’entre eux ont dû relever le défi de juger un étranger sur son sol pour des crimes graves de droit international commis contre des étrangers à l’étranger.

Il paraît déterminant que le procès puisse maintenant se dérouler « dans les meilleurs délais »14. Les victimes de Hissène Habré se battent depuis seize ans pour obtenir une justice à laquelle ils ont un droit absolu. Beaucoup de ces victimes nous ont quittés ces dernières années, notamment deux des victimes qui avaient déposées la plainte initiale au Sénégal en 2000. Plus les poursuites contre Hissène Habré sont retardées et plus le nombre de ces victimes encore en vie à l’ouverture de son procès sera réduit, ce qui constitue une injustice supplémentaire inadmissible.

Financement et logistique

Le jugement d’Hissène Habré va inévitablement impliquer la comparution de centaines de témoins et la dépense de plusieurs millions de dollars. Fournir les preuves de crimes commis dans un autre pays il y a plus de quinze ans représente un défi considérable. À titre d’exemple, le récent procès, à Londres, du chef de guerre afghan Faryadi Zardad aurait coûté, selon les estimations, plus de trois millions de livres (soit 5,2 millions de dollars)15

Cependant avant même de commencer le procès, les coûts principaux seront liés à la phase d’instruction. Le juge belge et une équipe policière judiciaire spécialisée dans les crimes internationaux ont mené pendant plusieurs années une enquête sur les crimes présumés d’Hissène Habré ; il reste cependant encore beaucoup à faire.

Même si les autorités sénégalaises chargées de l’affaire ont accès aux documents belges grâce à une coopération légale, il restera encore beaucoup de travail à faire, comme des visites au Tchad et des analyses plus approfondies des centaines de documents de la DDS.

Il faudra surmonter bon nombre de défis logistiques. Des dizaines, voire des centaines de victimes, témoins (à charge et à décharge) et autres experts devront venir déposer et être entendus pendant les audiences, spécialement s’ils n’ont pas pu être entendus pendant la phase d’instruction. Ces personnes viendront pour leur plus grande majorité du Tchad mais certaines viendront d’autres parties du monde. Leur transport, hébergement et éventuellement d’autres frais comme les frais de traduction devront être pris en charge16. Pour ceux qui ne pourront pas se déplacer, il pourrait être envisageable de prendre leur déposition par transmission vidéo17.

Personnel et formation

Le fait que les instances nationales n’aient pas d’expérience dans l’instruction et le jugement des crimes internationaux ou des crimes massifs commis à l’étranger constitue un obstacle pour mener à bien ce procès.

Poursuivre des crimes contre l’humanité peut paraître intimidant et demander beaucoup de ressources et ceci pour plusieurs raisons : il ne s’agit pas seulement de crimes pour lesquels les procureurs nationaux ont peu d’expérience, mais également d’une affaire où il faut mener à bien des enquêtes extraterritoriales, où il faut faire face à des obstacles linguistiques (nombre de Tchadiens ne parlent pas le français), où il faut comprendre le contexte historique et politique pendant lequel ont eu lieu les crimes présumés et où il faut rechercher des éléments de preuves attestant des crimes encore jamais jugés au niveau d’une juridiction nationale.

Pour les juges, aussi, un procès pour crimes contre l’humanité présente des défis : examiner la « responsabilité du supérieur hiérarchique » par exemple, implique une étude sur l’existence des liens de hiérarchie et d'autorité et leur importance dans la commission des crimes ; organiser un procès qui peut durer des mois et où seront introduits les milliers des documents de la police politique exige des connaissances sur la gestion complexe de ce type de procédure. 

Nombre de pays européens, tels que le Danemark, les Pays-Bas, la Norvège, la Belgique et dans un aspect moindre la Grande-Bretagne, ont répondu à ces différents défis en créant, au sein de la police et des autorités judiciaires, des unités spécialisées dans l’instruction et le jugement de crimes transnationaux. Ces unités se composent non seulement d’enquêteurs et de procureurs, mais aussi de traducteurs, d’experts militaires, d’historiens et d’anthropologues disponibles en cas de besoin.18

L’instruction belge sur les crimes présumés d’Hissène Habré a été menée par une unité policière spéciale créée en 1998 et chargée uniquement de traiter les crimes internationaux. Cette unité comprend aujourd’hui six instructeurs expérimentés et fait partie de la section criminelle de la police judiciaire de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles. Cette unité a jusqu’à présent enquêté sur des crimes internationaux commis dans de nombreux pays tels que le Rwanda, le Tchad, le Guatemala et la Birmanie.

Au Sénégal, la police et les autorités judiciaires n’ont ni expérience ni formation dans les crimes internationaux. Encore aujourd’hui, le code de procédure pénale sénégalais ne contient pas de dispositions lui permettant de juger la plupart des crimes extraterritoriaux ; les crimes contre l’humanité ne font même pas partie du code pénal. Par conséquent, à l’instar de pays comme la Sierra Léone, la République démocratique du Congo, le Rwanda et l’Irak, il pourrait  être nécessaire, d’une part, de dispenser aux enquêteurs de la police judiciaire une formation sur les méthodes d’investigation des crimes contre l’humanité et d’autre part, de dispenser aux magistrats une formation juridique sur les crimes internationaux ainsi qu’en droit international. Cette formation pourrait comporter la gestion d’enquêtes complexes, des techniques d’enquêtes pour prouver les violations du droit international humanitaire, des standards pour le droit international humanitaire (« responsabilité du supérieur hiérarchique »), la récolte et le traitement plus approfondi des preuves, l’entretien avec les témoins de crimes massifs (ceci inclut l’entretien avec des témoins sensibles et traumatisés), la procédure de traitement des preuves (ceci inclut le fait de maintenir la sécurité et l’intégrité des preuves).

De plus, les juges sénégalais, sans remettre en compte leur compétence, n’ont pas eu l’opportunité de juger des crimes contre l’humanité ou des crimes massifs (exception faite des juges ayant participé aux tribunaux internationaux).

Cette formation pourrait comporter :

  • Le droit pénal international applicable tel qu’incorporé éventuellement dans la législation sénégalaise (en particulier les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre)
  • Les meilleures pratiques d’affaires/cas complexes par rapport à, par exemple, (a) la gestion de l’affaire (pour le procès et les juges d’appel ainsi que pour le personnel tel que les traducteurs et interprètes), (b) la gestion des dossiers de l’affaire (pour les procureurs et les juges d’instruction), (c) la participation des victimes et des témoins, les mesures de protection et de soutien, incluant le soutien psychologique et un transfert possible des témoins à risques, (d) le classement et l’archivage des pièces, (e) la coopération avec les autorités sénégalaises pour des formalités administratives telles que l’octroi rapide de visas pour les témoins tchadiens ainsi que la protection des témoins vulnérables et (f) l’accessibilité des victimes au procès (par le biais d’ émissions et/ ou de résumés du procès).

Il existe aujourd’hui plusieurs agences spécialisées comme The Institute for International Criminal Investigations (IICI), The International Criminal Law Services Foundation et The International Legal Assistance Consortium dont l’objet est justement la formation des enquêteurs ou des juges dans les affaires de droit pénal international.

Accessibilité

S’assurer que le peuple tchadien, qui est le plus touché par cette affaire, puisse accéder au mieux à la procédure judiciaire constitue le défi majeur pour maximiser l’impact du jugement d’Hissène Habré. Même dans le cas d’un procès national, la question de l’accessibilité est fondamentale. À cet effet, la Cour Spéciale pour la Sierra Leone est en train de mettre en place des programmes rendant la Cour accessible à la population de la Sierra Leone et peut être considérée comme un modèle du genre. Des résumés vidéo, préparés deux fois par mois, ainsi que des résumés audio, préparés une fois par semaine, sont diffusés sur les ondes de télévision et de radio. Sachant que le procès d’Hissène Habré se déroulera à des milliers de kilomètres des victimes et des lieux des crimes présumés, garantir l’accessibilité à ce jugement relèvera du défi. Il sera difficile, voire impossible pour nombre de Tchadiens d’assister au procès. Des dispositions devraient être prises pour filmer ou enregistrer le procès, ou du moins pour le résumer afin de le diffuser dans des émissions au Tchad. Des journalistes et des représentants de la société civile tchadienne, et plus spécialement des groupes de droits de l’Homme devraient être présents à Dakar pour pouvoir suivre le procès.

Reprise du travail d’instruction fait en Belgique

L’intégralité du travail d’instruction déjà diligenté par les autorités belges dans le dossier Habré devra être incorporée dans la nouvelle instruction qui sera ouverte au Sénégal : procès verbaux des témoins et des victimes, entendus tant au Tchad qu’en Belgique, photos, films, copies des documents de la police politique de Habré, la DDS, notes, synthèses, analyses, commentaires faits par les autorités belges, etc.

L’incorporation du travail du juge belge permettra au juge sénégalais de ne pas faire le même travail une deuxième fois et de se consacrer sur d’autres aspects de l’instruction. Les avantages de l’incorporation du travail d’instruction du juge belge seront les suivants : (i) gain de temps (ii) réduction des frais (iii) bénéfice d’une instruction menée par de nombreux professionnels hautement qualifiés (iv) possibilité de joindre au dossier les déclarations de certains témoins capitaux qui sont décédés depuis avoir été entendus par le juge ou les autorités d’instruction belges (v) certains documents et lieux peuvent avoir disparus depuis le travail effectué par le juge belge et leur trace officielle ne se retrouve que dans le dossier belge. Enfin, l’incorporation des quatre années de travail du juge d’instruction belge éviterait d’ajouter aux souffrances déjà subies par les victimes, celle de l’attente d’un procès. Certains témoins sont déjà décédés suite aux mauvais traitements d’Hissène Habré, l’incorporation du travail du juge belge permettrait de voir disparaître le risque d’un procès sans témoins.

Protection des témoins

Dans une affaire aussi chargée politiquement et où les témoignages à charge ou à décharge d’Hissène Habré peuvent mettre en danger la vie des témoins et de leurs familles, la protection des témoins doit être une priorité fondamentale. Hissène Habré a des ennemis et des supporters tant au Tchad qu’au Sénégal. Plus particulièrement, Hissène Habré a usé de l’argent qu’il aurait volé au trésor tchadien pour construire un réseau de soutien auprès d’acteurs influents dans la société sénégalaise. Ceci a créé une atmosphère d’intimation lors des procédures précédentes.

En janvier 2000, Daniel Bekoutou, un journaliste tchadien travaillant à Dakar et couvrant les poursuites contre Hissène Habré a reçu de manière répétée des menaces de mort, a été physiquement agressé et a dû finalement fuir son pays. Lors des audiences devant la Cour en 2005, les supporters d’Hissène Habré ont brutalisé les victimes venues du Tchad pour assister au procès. Les avocats de Hissène Habré sont même allés jusqu'à traiter un membre de l’équipe de Human Rights Watch travaillant avec les victimes de « juif haineux » et « anti Islam ».

Au Tchad également, les victimes et leurs supporters ont été l’objet d’intimidations et même d’attaques de la part des supporters d’Hissène Habré, dont beaucoup occupent encore aujourd’hui des postes-clés dans l’appareil sécuritaire du pays. Jacqueline Moudeina, l’avocate des victimes tchadiennes a été sévèrement blessée par des éclats d’une grenade lancée par les forces de sécurité commandées par un des sbires de Habré, également accusé. Certaines victimes ont été menacées ou un perdu leur emploi.

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L’Union africaine et la communauté internationale devraient assister le Sénégal à relever ces défis. L’Union africaine a en effet mandaté « le Président de l’Union, en concertation avec le Président de la Commission, d’apporter au Sénégal l’assistance nécessaire pour le bon déroulement et le bon aboutissement du procès » et a lancé un appel à « la communauté internationale pour qu’elle apporte son soutien au Gouvernement sénégalais. »

Le Sénégal devrait présenter à l’Union africaine et à la communauté des donateurs internationaux un plan, un budget et un calendrier détaillés de l’instruction et du jugement. Le budget devrait inclure une estimation des coûts de l’instruction (comprenant la formation de la police pour l’instruction des crimes internationaux ainsi que les missions au Tchad et en Belgique) et du jugement en tenant compte des recommandations du présent rapport (protection des témoins et accessibilité pour les Tchadiens). Alors que les enquêtes judiciaires seront naturellement soumises à des développements imprévus, un calendrier servira de repère important pour mesurer les progrès accomplis; le budget permettra à la communauté des donateurs de juger des coûts.



14 Cf. note de bas de page précédente.

15 “‘Huge Challenge of Afghan Torture Case,” BBC News Online, 18 juillet 2005, http://news.bbc.co.uk/1/hi/uk/4693787.stm.

16 A ce propos, le Président tchadien Idriss Deby Itno a déclaré dans une interview accordée a RFI Afrique le 4 juillet 2006 :« Matériellement, financièrement, nous allons contribuer. Le Tchad aura la lourde responsabilité bien sûr de prendre en charge des victimes, non seulement de les amener à Dakar mais aussi de les prendre en charge dans leur séjour. Et si l’Etat sénégalais nous demandait encore d’autres contributions, nous sommes vraiment prêts à le faire. »

17 Lors du procès Zardad en Angleterre (voir précédemment), seize témoins ont déposé depuis les locaux de l’ambassade d’Angleterre en Afghanistan en direct lors des audiences au moyen d’une connexion vidéo.

18 Human Rights Watch, “Universal Jurisdiction: The State of the Art,” http://www.hrw.org/reports/2006/ij0606/ij0606web.pdf.