II. HistoriqueLe régime dHissène HabréHissène Habré a dirigé lancienne colonie française du Tchad de 1982 à 1990 jusquà son renversement par lactuel Président Idriss Déby Itno et sa fuite vers le Sénégal. Son régime de parti unique fut marqué par une terreur permanente, de graves et constantes violations des droits de lHomme et des libertés individuelles et de vastes campagnes de violence à lencontre de son propre peuple. Hissène Habré a périodiquement persécuté différents groupes ethniques comme les Sara et dautres groupes sudistes en 1984, les Hadjeraïs en 1987, les Tchadiens arabes et les Zaghawas en 1989-1990. Il arrêtait et tuait massivement les membres de ces groupes chaque fois quil percevait leurs leaders comme des menaces à son régime. Le nombre exact des victimes dHissène Habré reste à ce jour inconnu. Une commission denquête du Ministère Tchadien de la Justice a accusé, en 1992, le gouvernement de Hissène Habré de 40 000 assassinats politiques et de torture systématique. La plupart des exactions furent perpétrées par sa police politique, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont les directeurs, qui rendaient des comptes exclusivement à Hissène Habré , appartenaient tous à sa propre ethnie, les Goranes. La torture était une pratique courante dans les centres de détentions de la DDS. « Larbatachar », forme de torture consistant à lier dans le dos les quatre membres dun prisonnier, de manière à couper la circulation sanguine et à provoquer rapidement la paralysie fut une des pratiques les plus utilisées. En 2001, Human Rights Watch, découvrait les archives de la DDS. Parmi les dizaines de milliers de documents découverts, on trouve des listes quotidiennes de prisonniers et de morts en détention, des rapports dinterrogation, des rapports de surveillance et des certificats de décès. Ces documents rendent compte de manière détaillée de la façon dont Hissène Habré a placé la DDS sous son autorité, dont il a organisé lépuration ethnique et dont il a gardé un contrôle étroit sur les opérations de la DDS. Ils ont révélé le nom de 1.208 personnes mortes en détention et font état de 12.321 personnes victimes de divers abus. Parmi ces seuls documents, Hissène Habré a reçu 1265 communications directes de la DDS au sujet du statut de 898 détenus. La commission denquête a aussi accusé Hissène Habré davoir volé quelques 3.32 milliards de Francs CFA (6'622'430 dollars au cours actuel) du trésor public dans les jours précédant son exil au Sénégal. La somme totale quil aurait volée serait cependant bien plus importante. Après avoir fui le Tchad, Hissène Habré sest installé au Sénégal. La commission denquête tchadienne a recommandé lengagement de poursuites judiciaires contre Hissène Habré et ses complices. Le Tchad na cependant pas cherché à extrader Hissène Habré. Le gouvernement du Tchad a soutenu les poursuites à létranger contre Hissène Habré et a formellement levé son immunité. Linculpation de Hissène Habré au SénégalEn janvier 2000, sept victimes tchadiennes portèrent plainte contre Hissène Habré au Sénégal, là où il vit désormais. Les victimes ont toujours soutenu que la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants1, ratifiée par le Sénégal, lobligeait soit à poursuivre, soit à extrader lauteur présumé dactes de torture qui se trouve sur son territoire. En février 2000, le juge dinstruction du tribunal régional de Dakar inculpa Hissène Habré pour complicité de crimes contre lhumanité, dactes de torture et de barbarie et le plaça en résidence surveillée. A plusieurs reprises, Abdoulaye Wade, nouvellement élu à la présidence du Sénégal, déclara publiquement que Hissène Habré ne serait jamais jugé au Sénégal. En juillet 2000, le juge Kandji qui inculpa Hissène Habré fut muté et dessaisi du dossier Habré. Au même moment, la Chambre dAccusation de la Cour dAppel de Dakar décida que les tribunaux sénégalais nétaient pas compétents pour juger au Sénégal des crimes commis à létranger et annula, en conséquence, la procédure contre Hissène Habré. Le 20 mars 2001, la Cour de cassation du Sénégal, la plus haute instance sénégalaise, confirmait larrêt de la Chambre daccusation en allégeant que le Sénégal navait pas incorporé dans son code de procédure pénale les dispositions de la Convention contre la torture.2 Suite à larrêt rendu par la Cour de cassation, les victimes tchadiennes ont déposé un recours devant le Comité des Nations Unies contre la torture, allégeant une violation de la Convention contre la torture.3 En avril 2001, le Président Abdoulaye Wade déclarait publiquement quil avait donné un mois à Hissène Habré pour quitter le Sénégal. Peu après, dans une recommandation préliminaire, le Comité a prié le Sénégal de « ne pas expulser Hissène Habré et de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que Hissène Habré ne quitte le territoire du Sénégal autrement quen vertu dune procédure dextradition »4. A la suite dune demande expresse de Kofi Annan, le président Wade déclarait le 27 septembre 2001 quil avait accepté de garder Hissène Habré sur le sol sénégalais ce quil a fait jusquà maintenant. Les poursuites en BelgiqueAprès larrêt de la Cour de Cassation du Sénégal, dautres victimes portèrent plainte en Belgique contre Hissène Habré et créèrent ainsi les conditions dune possible extradition vers ce pays. Ces plaintes émanent de 21 victimes, dont trois dentre elles ont obtenu la nationalité belge après avoir résidé de nombreuses années dans ce pays. Elles sont instruites par Monsieur Daniel Fransen, juge dinstruction près le tribunal de première instance de Bruxelles. Les plaintes ont été déposées en Belgique en application de la loi dite de compétence universelle qui, dans sa version initiale, permettait louverture de poursuites pénales contre les responsables des pires violations des droit de lhomme, quel que soit le lieu où ces violations avaient été commises et quel que soit la nationalité des responsables ou des victimes. Au mois daoût 2003, le parlement belge a abrogé la loi de compétence universelle. Cependant, ces modifications naffectent en rien le cas Hissène Habré, puisque linstruction avait déjà commencé et que les victimes ayant porté plainte étaient de nationalité belge. En février et mars 2002, le juge belge Daniel Fransen sest rendu au Tchad dans le cadre dune commission rogatoire internationale, accompagné du substitut du procureur du roi au Parquet de Bruxelles et de quatre officiers de police judiciaire. Le juge et son équipe ont interrogé plaignants, victimes de Hissène Habré, témoins des atrocités et plusieurs agents de la DDS. Le juge a pu également visiter les anciens lieux des massacres près de NDjaména et tous les centres de détention du régime Habré dans la capitale tchadienne. Il était accompagné à chaque fois danciens détenus qui décrivaient les traitements subis et indiquaient lemplacement des charniers. Le juge a eu accès aux archives de la DDS quil a saisies et ramenées en Belgique pour une analyse légale approfondie. En octobre 2002, le Gouvernement du Tchad annonça au juge Fransen quil levait toute immunité dont pourrait se prévaloir Hissène Habré. Finalement, le 19 septembre 2005, après quatre années denquête, le juge Fransen délivra un mandat darrêt international contre Hissène Habré. Le même jour, la Belgique demanda lextradition de Hissène Habré du Sénégal. Le Sénégal renvoie la question de lextradition à lUnion africaineLa demande dextradition reçut le soutien de personnalités internationales telles que le Secrétaire Général des Nations Unies, Kofi Annan, le Président de la Commission de lUnion africaine, Alpha Oumar Konaré et du Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'Homme des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Manfred Nowak. Les victimes tchadiennes sont allées au Sénégal pour raconter leurs histoires ; les victimes sénégalaises du régime Habré ont confirmé ces témoignages. A cette même période, Hissène Habré a usé de largent quil aurait volé au trésor tchadien pour construire un réseau de soutien auprès dacteurs influents dans la société sénégalaise. Les autorités sénégalaises ont arrêté Hissène Habré le 15 novembre 2005. Le procureur de la République du Sénégal a cependant recommandé à la Chambre dAccusation de la Cour dAppel de Dakar de se déclarer incompétente pour statuer sur la demande dextradition. Le 25 novembre 2005, suite aux recommandations du Procureur de la République du Sénégal, la Chambre dAccusation de la Cour dAppel de Dakar sest déclarée incompétente pour statuer sur la demande dextradition dun ancien chef dEtat. Conformément à la loi sénégalaise, la décision revenait donc au Président Wade. Le 26 novembre 2006, un jour après la décision rendue par la Cour, le Ministre de lIntérieur sénégalais pris un arrêté mettant Hissène Habré « à la disposition du Président de lUnion africaine ». Le 27 novembre, le Ministre sénégalais des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, déclara dans un communiqué que « LEtat du Sénégal, sensible aux plaintes des victimes qui demandent justice, sabstiendra de tout acte qui pourrait permettre à M. Hissène Habré de ne pas comparaître devant la justice. Il considère, en conséquence, quil appartient au sommet de lUnion africaine dindiquer la juridiction compétente pour juger cette affaire. »5 En janvier 2006, lUnion africaine mit en place un Comité dÉminents Juristes Africains afin dexaminer toutes les options disponibles pour le jugement dHissène Habré, en prenant en compte, entre autres, « le respect des normes internationales en matière de procès équitable », « lefficacité en termes de coûts et de temps du procès », « laccès des victimes présumées et des témoins au procès », ainsi quen « privilégiant un mécanisme africain ».6 Juste après le Sommet de lUnion africaine, le gouvernement belge a rappelé quil attendait la réponse du Sénégal quant à sa demande dextradition ; dans le cas dun refus, la Belgique a annoncé quelle saisirait les voies de recours de la Convention des Nations unies contre la torture, et le cas échéant, la Cour Internationale de Justice.7 Les Nations Unies jugent que le Sénégal a violé la Convention contre la tortureDans une décision du 19 mai 2006 sur le fond de la plainte des victimes tchadiennes8, le Comité des Nations Unies contre la torture concluait que le Sénégal avait violé la Convention contre la torture en manquant à son obligation de poursuivre ou dextrader Hissène Habré, lequel se trouve sur son territoire depuis 1990. Le Comité a enjoint les autorités sénégalaises « de soumettre la présente affaire à ses autorités compétentes pour lexercice de laction pénale ou, à défaut, dans la mesure où il existe une demande dextradition émanant de la Belgique, de faire droit à cette demande, ou le cas échéant, à tout autre demande dextradition émanant dun autre Etat en conformité avec les dispositions de la Convention.» Le Comité a en outre rappelé que le Sénégal était tenu dadopter les mesures nécessaires, y compris législatives, pour établir sa compétence dans laffaire Habré9. LUnion africaine mandate le Sénégal pour juger Hissène Habré au nom de lAfrique Dans son rapport au Sommet de lUnion africaine de juillet 2006, le Comité dEminents Juristes Africains a noté que Comme Habré se trouve sur son territoire, le Sénégal devrait exercer sa juridiction. En tant quEtat partie à la Convention contre la torture, le Sénégal a lobligation den respecter les obligations ». Citant les recommandations du Comité contre la torture, il a ajouté qu « Il appartient donc au Sénégal, conformément à ses engagements internationaux, de prendre les dispositions nécessaires pour non seulement modifier sa législation, mais encore et surtout traduire Hissène Habré en justice. » Le Comité a donc conclu que « Le Sénégal est le pays le plus habilité à juger Habré puisquil est tenu par le droit international de respecter ses obligations. »10 Le 2 juillet 2006, l'Union africaine, s'appuyant sur les recommandations du Comité d'Eminents Juristes Africains, a demandé au Sénégal de juger Hissène Habré « au nom de l'Afrique »11, ce que le Président du Sénégal, Abdoulaye Wade, a accepté. Après quatre mois de silence, le 2 novembre 2006, le porte-parole du gouvernement sénégalais, El Hadji Amadou Sall, a annoncé que le Sénégal réviserait sa loi afin de permettre le jugement de Hissène Habré et établirait une Commission gouvernementale sous la Présidence du Garde des Sceaux pour superviser les réformes législatives, créer des contacts avec les autorités tchadiennes, mettre en place un mécanisme de protection des témoins et récolter des fonds pour garantir le financement de linstruction et du jugement.12 A lheure actuelle, la loi na pas encore été adoptée. La commission a cependant été créée selon un arrêté ministériel du 23 novembre 2006. Elle a tenu sa première réunion le 6 décembre 2006 et souhaite déposer son rapport « dans les plus brefs délais ». De son coté, lUnion africaine semble navoir pris aucune mesure pour faire le suivi de ses recommandations. Peu après la décision de lUnion africaine, le Président de la Commission de lUnion africaine, Alpha Oumar Konaré a annoncé que le procès de Hissène Habré aurait lieu « dans les meilleurs délais »,13 mais aucun calendrier na été établi. 1 Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, resolution AG 39/46 adoptée le 10 décembre 1984 et entrée en vigueur le 26 juin 1987. Le Sénégal fut lun des premiers Etats a ratifier cette convention, le 21 août 1986. Convention disponible sur le site Internet : http://www.ohchr.org/french/law/cat.htm. 2 Cour de cassation, Crim, Arrêt nº 14 du 20 mars 2001, « Souleymane Guengueng et autres Contre Hissène Habré, » [online], http://www.hrw.org/french/themes/habre-cour_de_cass.html. La Cour de cassation a décidé « Qu'aucun texte de procédure ne reconnaît une compétence universelle aux juridictions sénégalaises en vue de poursuivre et de juger, s'ils sont trouvés sur le territoire de la République, les présumés auteurs ou complices de faits [de torture] lorsque ces faits ont été commis hors du Sénégal par des étrangers; que la présence au Sénégal d'Hissène Habré ne saurait à elle seule justifier les poursuites intentées contre lui. » 3 Souleymane Guengueng et Autres C/ Sénégal, Communication présentée devant le Comité contre la torture (article 22 de la Convention), pour la violation des articles 5 et 7 de la Convention : http://www.hrw.org/french/themes/habre-cat.html. 4 Lettre du Chef du Service dAppui du Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de lhomme à Reed Brody, Human Rights Watch, avril 2001, http://www.hrw.org/french/themes/images/guengueng_small.jpg. 5 Communiqué du Ministère des Affaires étrangères, 27 novembre 2005, http://hrw.org/french/docs/2005/11/27/chad12130.htm. 6 Décision sur le procès de Hissène Habré et lUnion africaine, 24 janvier 2006, http://hrw.org/french/docs/2006/01/24/chad12558.htm. 7 En réponse a une question parlementaire, la vice premier ministre belge et la ministre de la justice, Laurette Onkelinx a déclaré le 26 janvier 2006 qu « En cas de refus dextradition, la Belgique demandera lapplication de larticle 30 de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984. Cette disposition régit les différends entre les États parties à la Convention concernant son application ou son interprétation. Nous sommes dans la phase de négociation prévue par cet article. La Belgique a interpellé le Sénégal par voie diplomatique sur une décision prise relative à la demande dextradition. La Convention prévoit en effet que lÉtat requis extrade la personne réclamée ou la fasse juger par une juridiction nationale. En cas déchec de la négociation, un arbitrage sera demandé par la Belgique, comme prévu par larticle 30 de la Convention. Si les deux États narrivaient pas à un accord sur lorganisation de cet arbitrage dans les six mois de la demande, la Belgique soumettrait le différend à la Cour internationale de Justice, toujours selon la procédure prévue par larticle 30 de la Convention. » 8 Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants Communication No. 181/2001 : Sénégal 19/05/2006 CAT/C/36/D/181/2001, http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/(Symbol)/aafdd8e81a424894c125718c004490f6?Opendocument. 9 Voir le paragraphe 11 de la Communication du Comité contre la torture du 19 mai 2006, où le Comité « souhaite recevoir de lEtat partie [Sénégal], dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses recommandations. » 10 Rapport du Comité dEminents Juristes Africains sur laffaire Hissène Habré, paragraphes 17, 18 et 29. http://www.hrw.org/justice/habre/CEJA_Repor0506.pdf. 11 Décision sur le procès d'Hissène Habré et L'union Africaine, Doc. Assembly/Au/3 (Vii) http://www.hrw.org/french/docs/2006/08/02/chad13898.htm. 12 Communiqué : Le Sénégal prépare activement le jugement de M. Hissène Habré, http://hrw.org/french/themes/communiqueHabre110206.pdf. 13 Interview accordée au journal Le Monde, le 7 juillet 2006. |