IV. Questions juridiquesLe jugement dHissène Habré soulève un bon nombre de questions juridiques : Modification de la loi pénale sénégalaiseAfin de tenir compte, notamment, de la décision de la Cour de cassation de 2001, des poursuites pénales contre Hissène Habré ne pourront être ouvertes au Sénégal quaprès la modification de la loi pénale sénégalaise. Les actes dont Hissène Habré est directement soupçonné dêtre responsable, soit comme co-auteur, soit en qualité de supérieur hiérarchique, pourront notamment être qualifiés de génocide, crimes contre lhumanité ou crimes de guerre. Ces actes ne sont pas incriminables au regard de létat actuel du code pénal sénégalais et devront être intégrés à la loi pénale sénégalaise pour permettre des poursuites contre Hissène Habré pour ces motifs. Le 20 mars 2001, la Cour de cassation du Sénégal confirmait que les tribunaux sénégalais navaient pas compétence pour juger Hissène Habré pour crime de torture bien que le code pénal ait été modifié par la loi n° 96.15 du 28 août 1996 incriminant les actes de torture. En effet, puisque larticle 669 du code de procédure pénale navait pas été modifié, les juges suprêmes en avaient déduit que « Les juridictions sénégalaises sont incompétentes pour connaître des actes de torture commis par un étranger en dehors du territoire quelle que soit la nationalité des victimes ». Dans ces conditions, que ce soit pour le crime de torture ou pour les autres crimes mentionnés plus haut, tels que le génocide, les crimes contre lhumanité ou les crimes de guerre, une modification du code de procédure pénale en ce sens simposera pour permettre louverture de poursuites pénales contre Hissène Habré, un étranger, pour des crimes commis en dehors du territoire sénégalais contre des ressortissants sénégalais ou autres19. Le Comité des Nations Unies contre la torture et le Comité des Eminents Juristes Africains de lUnion Africaine ont, tous les deux, considéré (dans les termes de ce dernier) qu « Il appartient donc au Sénégal, conformément à ses engagements internationaux, de prendre les dispositions nécessaires pour non seulement modifier sa législation mais encore et surtout traduire Hissène Habré en justice. »20 En novembre 2006, le Conseil des ministres sénégalais a adopté un projet de loi adressant ces questions mais ce projet na pas encore été adopté par le Parlement. Le Parlement sénégalais devrait donc se saisir des ces questions dans la plus grande urgence. Maintenir la présence de Hissène Habré au SénégalLe fait quHissène Habré reste sur le sol sénégalais constitue bien évidemment un pré-requis nécessaire à son jugement. Larticle 6.1 de la Convention contre la torture stipule que « tout Etat partie sur le territoire duquel se trouve une personne soupçonnée d'avoir commis une infraction visée à l'article 4 assure la détention de cette personne ou prend toutes autres mesures juridiques nécessaires pour assurer sa présence. » Le Sénégal a jusqualors respecté cette obligation. Quand le Comité contre la Torture a demandé au Sénégal de « ne pas expulser Monsieur Hissène Habré et de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que Monsieur Hissène Habré quitte le territoire du Sénégal autrement quen vertu dune procédure dextradition », le Président Wade a accepté de garder Hissène Habré au Sénégal. En novembre 2005, le Ministre sénégalais des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio a déclaré que le Sénégal ne prendrait aucune mesure qui pourrait permettre à Hissène Habré déchapper à la justice. Nullum crimen, nulla poena sine legeIl ne sagit en aucun cas de faire une application « rétroactive » de ces crimes au cas de Hissène Habré. Ces crimes existaient soit en droit international, soit en droit coutumier international, soit étaient dans le corps de traités déjà ratifiés par le Sénégal au moment où ces crimes et actes ont été commis. Lincorporation dans le code pénal naura pas pour objet de créer de nouveaux crimes dont lapplication serait rétroactive, mais, bien au contraire, de mettre en place les modalités techniques dapplication, comme le quantum des peines par exemple, de crimes déjà existants. Dans ces conditions, ladage « Nullum crimen, nulla poena sine lege » (il ny a pas de crime, ni de peine sans loi), selon lequel personne ne peut être poursuivi pour un acte qui nest pas interdit par la loi, est respecté. Larticle 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel le Sénégal est partie permet des poursuites dans le cas précis de laffaire Hissène Habré. En effet, cet article dispose :
Ne bis in idemHissène Habré na jamais été jugé au Sénégal, ni na bénéficié dun non-lieu. Des plaintes ont été déposées contre lui, une instruction a été ouverte et il a été inculpé. La Chambre daccusation de la Cour dappel de Dakar puis la Cour de cassation du Sénégal ont annulé les poursuites au motif que les juridictions sénégalaises navaient pas de compétence en droit pour le juger. Le fond de laffaire na en aucun cas été abordé.22 PrescriptionsLes crimes dont Hissène Habré est accusé ne sont soumis à aucune prescription en droit international. Le Comité des Eminents Juristes Africains de lUnion africaine, ont considéré que «Monsieur Habré ne peut pas bénéficier de la prescription compte tenu de la nature et de la gravité des crimes qui lui sont reprochés. »23 En toutes circonstances, le droit sénégalais dispose dune prescription de dix ans pour des crimes tels que des actes de torture ou des meurtres. Cependant, cette prescription ne sapplique pas quand les poursuites sont impossibles (comme cétait le cas quand Hissène Habré dirigeait le Tchad jusquen décembre 1990)24 ; elle est alors suspendue et reprend à nouveau quand une action pénale est initiée (tel fut le cas en janvier 2000)25. Entre décembre 1990 et janvier 2000, moins de dix ans se sont écoulés. ImmunitéEnfin, il est nécessaire de préciser que Hissène Habré ne bénéficie daucune immunité de juridiction. Dans une lettre datée doctobre 2002 et adressée au juge belge chargé de linstruction de Hissène Habré, le Ministre de la Justice du Tchad, Djimnain Koudj-Gaou, a écrit : « Monsieur Hissène Habré ne peut pas invoquer une quelconque immunité auprès des autorités tchadiennes. »26. La Cour internationale de justice a affirmé que les responsables politiques « ne bénéficient plus de limmunité de juridiction à létranger si lEtat quils représentent ou ont représenté décide de lever cette immunité »27. De plus, le Comité des Eminents Juristes Africains de lUnion Africaine « estime que Hissène Habré ne peut pas se prévaloir de limmunité dancien chef dEtat pour échapper à lapplication du principe de rejet total de limpunité »28. Indépendance des autorités judiciairesIl est évident que Hissène Habré, accusé par la commission denquête du Tchad davoir vidé les caisses du trésor public avant de fuir, possède de solides et puissants supporters au Sénégal ayant tenté dinfluencer le cours de la justice. Il y aurait eu aussi des interférences directes au niveau des autorités judiciaires. En 2000, après que la Cour sénégalaise a inculpé Hissène Habré de torture et de crimes contre lhumanité, le juge responsable de la mise en examen dHissène Habré et qui poursuivait son enquête préliminaire, a été dessaisi du dossier Habré et a fait lobjet dune mutation. Le Président de la Chambre daccusation en charge de la procédure dappel dans laffaire Habré a été promu à un autre poste. Ces actions (et le non-lieu de ces charges) ont mené à un appel conjoint du Rapporteur spécial de la Commission des Nations Unies des droits de lHomme sur lindépendance des juges et des avocats et du Rapporteur spécial sur la torture qui ont « fait part de leur préoccupation au Gouvernement du Sénégal sagissant des circonstances dans lesquelles a été prononcé le non-lieu». Ils ont également «rappel[é]au Gouvernement du Sénégal ses obligations en tant qu'État partie à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984». Le Gouvernement du Sénégal devrait prendre toutes les mesures nécessaires afin de prévenir toute interférence dans les poursuites judiciaires. 19 Pour un projet exhaustif de projet de loi modifiant le code de procédure pénale sénégalais pour mettre en uvre le statut de la Cour pénale internationale, il est possible de se référer aux travaux du séminaire organisé à Dakar du 18 au 20 mars 2003 par le Ministère de la Justice et lONDH. 20 Voir le paragraphe 18 du Rapport du Comité des Eminents Juristes Africains sur laffaire Hissène Habré, http://hrw.org/justice/habre/CEJA_Repor0506.pdf.
21 Emphase ajoutée. 22 La jurisprudence sénégalaise est dailleurs favorable à cette interprétation. En effet, la Chambre daccusation de la Cour dappel de Dakar a confirmé dans un arrêt du 18 décembre 1984 quune ordonnance de non-lieu des juridictions sénégalaises concernant un ressortissant malien ne devait pas sopposer à lextradition de ce dernier au motif que « lordonnance de clôture en question na pas eu pour effet de prononcer la mise hors de cause de Monsieur Marcel Martin Fulgence, mais de déclarer le juge sénégalais incompétent pour permettre aux autorités maliennes de se saisir de laffaire ». (Emphase ajoutée). Arrêt n° 214 du 18 décembre 1984 de la Chambre daccusation de la Cour dappel de Dakar sur une demande dextradition des autorités judiciaires maliennes concernant Mone Antoine dit Abdoulaye Traoré alias Yoda Marcel Martin Fulgence. 23 Voir le paragraphe 14 du Rapport du Comité des Eminents Juristes Africains sur laffaire Hissène Habré, http://hrw.org/justice/habre/CEJA_Repor0506.pdf. 24 Larticle 7 du code de procédure pénale dispose que : « La prescription est suspendue par tout obstacle de droit ou de fait empêchant l'exercice de l'action publique. » 25 Larticle 7 du code de procédure pénale dispose aussi que : « En matière de crime, l'action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si dans cet intervalle, il na été fait aucun acte dinstruction ou de poursuite. S'il en a été effectué dans cet intervalle, elle ne se prescrit qu'après dix années révolues à compter du dernier acte. » 26 Lettre de M. Koudji-Gaou à M. Fransen, 7 octobre 2002, http://hrw.org/french/press/2002/tchad1205a.htm. 27 Affaire relative au mandat darrêt du 11 avril 2000 (République Démocratique du Congo c. Belgique), Cour Internationale de Justice, Jugement du 14 février 2002, voir paragraphe 61. 28 Voir le paragraphe 13 du Rapport du Comité des Eminents Juristes Africains sur laffaire Hissène Habré, http://hrw.org/justice/habre/CEJA_Repor0506.pdf. |