Rapports de Human Rights Watch

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Al-Ayyam condamné pour avoir écrit à propos des harems des anciens monarques

 

Al-Ayyam, condamné tout comme TelQuel pour diffamation à l'encontre de Touria Jaïdi (voir ci-dessus), risquait une sanction encore plus lourde dans une autre affaire provoquée par un article publié dans son édition du 6 novembre 2005. L'article principal, intitulé "Les secrets du harem du palais sous trois rois" était en partie basé sur une interview que la reporter Maria Moukrim avait réalisée auprès de François Cleret, un Français, médecin personnel de feu Mohammed V, lequel a régné sur le Maroc de 1956 à 1961. Il décrivait les harems qu'auraient entretenus Mohammed V ainsi que son fils et successeur le Roi Hassan II, mais il signalait que le roi actuel, Mohammed VI, avait rompu avec cette pratique.

 

Le 22 novembre, Maghreb Arabe Presse (MAP), l'agence de presse publique, a annoncé que le ministère public ouvrait une enquête judiciaire à propos du reportage d'al-Ayyam. Le lendemain, bizarrement, MAP a publié une dépêche indiquant que le Docteur Cleret démentait avoir jamais accordé d'interview à la journaliste d'al-Ayyam Moukrim, disant que celle-ci s'était par contre entretenue avec son épouse. Selon MAP, cette dernière doutait de l'exactitude des remarques qu'al-Ayyam avait attribuées à son mari. (Le Dr. Cleret a par la suite protesté contre la tentative de MAP de discréditer l'interview, confirmant que Moukrim l'avait interviewé et qu'elle avait, en général, rapporté fidèlement ses propos.12)

 

Le 24 novembre, la police judiciaire de Casablanca a convoqué Moukrim et Noureddine Miftah, directeur d'al-Ayyam, pour les interroger à propos de l'article sur les harems. Le ministère public les a ensuite inculpés, aux termes de l'Article 42 du Code de la Presse, du fait d'avoir "troublé l'ordre public" en publiant, "de mauvaise foi", de "fausses informations". Publier de "fausses informations" constitue un délit passible d'un emprisonnement de un à douze mois et d'une amende de 1.200 à 100.000 dirhams. Le ministère public les a également inculpés pour avoir publié des photos de la famille royale sans autorisation, en vertu d'une loi13 peu connue de 1956 qui n'avait pas été appliquée au cours des dernières années alors que les journaux marocains publient chaque année des centaines de photos de la famille royale sans en demander l'autorisation. "L'offense" commise par al-Ayyam résidait apparemment dans le fait qu'il avait diffusé des photos "privées" de la famille royale encore jamais montrées par les médias marocains, notamment une photo de l'épouse de Mohammed V et une autre du Roi Hassan II portant un maillot de bain.

 

Le 13 février 2006, le Tribunal de première instance de Casablanca a reconnu Miftah et Moukrim coupables des deux chefs d'accusation et il les a condamnés chacun à quatre mois de prison avec sursis alors qu'al-Ayyam était condamné à une amende de 100.000 dirhams (affaire 2006/153). Le jugement du tribunal énumérait un certain nombre de "fausses" informations contenues dans l'article d'al-Ayyam, par exemple l'image donnée de Hassan II comme étant extrêmement superstitieux et la déclaration selon laquelle "la tradition alaouite voulait que la grossesse précède le mariage".

 

Le Code de la Presse exige que deux conditions soient réunies pour reconnaître une personne coupable d'avoir publié de fausses nouvelles aux termes de l'Article 42: tout d'abord, que la fausse nouvelle soit publiée "de mauvaise foi" et ensuite, que sa publication "trouble l'ordre public".

 

La stratégie de la défense consistait principalement à tenter de démontrer que Miftah et Moukrim n'avaient pas agi de mauvaise foi. Ils ont déclaré qu'ils avaient diffusé des informations sur le harem royal recueillies auprès du Dr. Cleret et d'autres sources et qu'ils l'avaient fait de bonne foi et sans intention de nuire à quiconque.

 

Mais au moment de décider de sa stratégie, la défense s'est trouvée face à un dilemme, comme l'a confié Mohammed Karam, avocat d'al-Ayyam, à Human Rights Watch le 21 avril. Si les défendeurs avaient choisi une stratégie différente, par exemple chercher à prouver la véracité des informations contestées, ils risquaient d'être poursuivis en vertu de l'Article 41 au lieu de l'Article 42, a expliqué Karam. L'Article 41 sanctionne les propos – qu'ils soient vrais ou faux – considérés comme portant atteinte au régime monarchique, à la religion islamique ou à "l'intégrité territoriale" du Maroc. L'Article 41 prévoit également des peines plus lourdes que l'Article 42, notamment trois à cinq ans d'emprisonnement, une amende de 10.000 à 100.000 dirhams et jusqu'à trois mois de suspension de la publication.

 

Le tribunal a jugé que les défendeurs Miftah et Moukrim avaient agi de mauvaise foi car ils avaient publié ces informations en sachant qu'elles étaient fausses – chose que, selon Karam, ils n'ont jamais reconnue. Mais le plus inquiétant dans ce jugement, c'est son interprétation dangereusement extensible de quand des propos troublent "l'ordre public":

 

L'article susdit contient des éléments faux qui portent atteinte au régime monarchique lorsqu'il soutient que "le rôle du harem se limitait à orner et embrasser les pieds du Roi Mohammed V et à satisfaire ses désirs sexuels"; et qu'Hassan II, un homme doué de raison, était passionné d'astrologie et portait un talisman pour échapper aux mauvais esprits. Etant donné que ces échos se rapportent au roi qui est le Commandeur légitime des Fidèles, ils portent atteinte à la religion islamique lorsqu'ils prétendent que "la tradition alaouite voulait que la grossesse précède le mariage". L'article porte donc atteinte aux piliers fondamentaux de l'Etat qui trouvent leur expression dans le régime monarchique et la religion islamique; il s'agit de choses qui sont sacrées pour la nation et auxquelles les Marocains sont profondément attachés. Les affirmations erronées qui ont été publiées à leur égard dans l'article susdit ont provoqué l'indignation des citoyens, portant préjudice à leurs valeurs spirituelles et leurs croyances sacrées – valeurs et croyances qui font partie de l'ordre public, si elles n'en sont pas l'incarnation même.

 

Certains observateurs ont fait remarquer que les poursuites à l'encontre d'al-Ayyam visaient moins à réfréner les reportages politiques qu'à juguler la tendance de la presse populaire à publier des potins sur la famille royale. Mais ces poursuites constituaient néanmoins un avertissement à toutes les publications quant aux risques légaux associés à toute forme de reportage ou de commentaire critique sur la monarchie.

 



[12] Voir Catherine Graciet, “Un inextricable imbroglio,” Le Journal Hebdomadaire, 3 décembre 2005.

[13] Décret royal 204-56-1 du 19 décembre 1956, publié dans le Bulletin officiel du 11 janvier 1957.


<  |  index  |  suivant>>9 mai 2006