Rapports de Human Rights Watch

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Les options envisageables pour le jugement de Hissène Habré

Human Rights Watch se félicite de l’engagement des autorités sénégalaises à faire en sorte que le cri de justice des victimes de Hissène Habré soit entendu et que ce dernier puisse répondre des faits qui lui sont reprochés dans le cadre d’un procès juste et équitable. En effet, comme nous l’avons souligné ci-dessus, le Sénégal est juridiquement tenu, en vertu de la Convention des Nations Unies contre la Torture, soit de poursuivre soit d’extrader Hissène Habré, pour les actes de torture qu’il aurait commis. Human Rights Watch tient, d’autre part, à saluer la résolution de l’Union africaine sur le dossier Habré  qui « réitère son engagement [de l’U.A.] à lutter contre l’impunité ».

Plusieurs possibilités sont ouvertes pour le jugement d’Hissène Habré. Human Rights Watch souscrit aux propos de la Conférence de l’Union africaine selon lesquels toute décision quant au jugement de Hissène Habré doit tenir compte de plusieurs critères, y compris : (1) le respect des normes internationales garantissant un procès équitable, notamment l’indépendance du système judiciaire et l’impartialité du procès ; (2) l’efficacité de la procédure envisagée ; (3) l’accessibilité des Tchadiens à ce processus. Quand bien même Human Rights Watch admet aussi que la « priorité » doit être accordée à un mécanisme africain—on peut ainsi rappeler à cet égard que Human Rights Watch participa au dépôt de la plainte originale au Sénégal en 2000—cette préférence ne doit pas cependant éclipser l’objectif fondamental qui est de garantir un procès juste et rapide pour Hissène Habré et la justice pour ses victimes.

Un des éléments de référence que le CEJA est tenu de prendre en compte aux termes de la résolution de la Conférence de l’U.A. est « l’efficacité en termes de coûts et de temps du procès ». Le procès d’Hissène Habré impliquera inévitablement la comparution de centaines de témoins, et, selon le pays où il se tiendra, devrait coûter plusieurs millions de dollars. Les difficultés posées par la fourniture de preuves pour des crimes commis dans un autre pays, il y a plus de 15 ans de surcroît, sont considérables. A titre d’exemple, le récent procès, à Londres, du chef de guerre afghan Faryadi Zardad aurait coûté, selon les estimations, plus de trois millions de livres (soit 5,2 millions de dollars).34 On peut également citer les deux procès devant les tribunaux belges de ressortissants rwandais accusés d’avoir pris part au génocide de 1994. Le coût pour chaque procès s’est échelonné entre 250,000 euros et 500,000 euros.35 Si un tout nouveau tribunal devait être mis en place, la facture pourrait facilement dépasser les 100 millions de dollars comme peuvent l’illustrer les exemples suivants :

  • Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, initiative conjointe des Nations Unies et du Gouvernement de Sierra Leone en vue de poursuivre les principaux responsables des crimes atroces commis au cours du conflit armé—et sis en Sierra Leone même, a coûté 79 millions de dollars au cours des trois premières années de sa mise en œuvre, et a encore de belles années devant lui.36
  • Les Nations Unies ont dû chercher 56.3 millions de dollars37 pour la mise en place des Chambres extraordinaires, au sein des tribunaux cambodgiens, pour la poursuite des crimes commis durant la période du Kampuchea démocratique, afin de juger les dirigeants encore en vie du régime des Khmers rouges.

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda et son pareil, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ont réciproquement occasionné un coût excédant 1 billion de dollars. Cependant, ces initiatives, par leur complexité même, ne peuvent être assimilées à la présente affaire.

Si le procès devait avoir lieu en Belgique, celle-ci devrait bien sûr en supporter les coûts, mais cela permettrait d’éviter les frais inhérents à la mise en place d’une nouvelle structure judiciaire.

Un autre élément de référence introduit par la conférence de l’U.A. est l’élément temporel. Les victimes de Hissène Habré attendent déjà depuis quinze ans que l’on trouve un tribunal compétent pour que leur cause soit entendue, et cela fait près de six ans qu’elles ont introduit leur première plainte au Sénégal. Depuis, de nombreuses victimes sont décédées, dont un des plaignants dans l’affaire portée au Sénégal, et l’un des principaux plaignants ayant porté plainte en Belgique. Tous deux sont morts des suites des mauvais traitements subis sous Hissène Habré.

Le déroulement du procès doit être accessible à la population tchadienne. A cet égard, il faut savoir que le Tribunal spécial pour la Sierra Leone met en œuvre des programmes facilitant l’accès de la population sierra léonaise au tribunal, et celui-ci pourrait donc servir de modèle. Des résumés vidéos sont préparés deux fois par mois et des résumés audio une fois par semaine. Ces résumés sont distribués aux chaînes de radio et de télévision. Si le procès se déroulait en dehors du Tchad, ce qui devrait être le cas, des efforts supplémentaires devront être consentis afin d’informer un public éloigné.

Tchad

Le Tchad serait le pays dans lequel le procès de Hissène Habré devrait logiquement se tenir puisque c’est dans ce pays que les crimes dont il est accusé ont été commis, que les victimes résident et que les preuves se trouvent. Cependant, le Tchad n’a jamais demandé l’extradition de Hissène Habré (en dépit de quelques déclarations affirmant  le contraire). Et même si cela avait été le cas, il y a plusieurs bonnes raisons de ne pas extrader Hissène Habré au Tchad : tout d’abord, il y a un risque réel que Hissène Habré—ancien dictateur qui compte encore de très nombreux ennemis politiques dans son pays—soit victime de mauvais traitements ou qu’il soit même tué.38 En outre, la faiblesse du pouvoir judiciaire ne permet pas de garantir à Hissène Habré un procès équitable ou un bon déroulement de la procédure. Un expert indépendant de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies notait à cet égard qu’« au Tchad, les autorités n’ont pas été à même de mettre en place un système pour l’administration de la justice ».39 Ainsi, cinq ans après, les actions intentées par les victimes en octobre 2000 auprès de tribunaux tchadiens contre d’anciens agents de la DDS, accusés de torture et d’assassinats, piétinent, car le juge tchadien chargé de l’enquête ne dispose pas des moyens financiers et de la sécurité nécessaires, ni d’un personnel suffisant pour mener à bien sa mission d’enquête.40 Le retour de l’ex-dictateur pourrait également être un facteur de déstabilisation politique dans ce pays qui compte plusieurs groupes rebelles et dans lequel les violences qui sévissent dans le Darfour pourraient bien faire tâche d’huile.41

Dans son communiqué du 25 novembre, le ministre sénégalais des affaires étrangères a déclaré que « le Sénégal, conscient que la présence de Hissène Habré au Tchad pourrait y entraîner des conséquences graves qui ne permettraient pas l’exercice d’une justice sereine, avait écarté l’option du renvoi ». Human Rights Watch se félicite de tels propos et estime également qu’il n’est pas raisonnable de faire juger Hissène Habré au Tchad. Le gouvernement tchadien semble également d’accord sur le fait que l’ex-dictateur ne devrait pas être jugé au Tchad. Comme il a été indiqué plus haut, le gouvernement du Tchad a accordé son soutien constant à l’extradition de Hissène Habré vers la Belgique. Ce soutien s’est notamment manifesté par l’invitation du juge d’instruction belge au Tchad  afin qu’il poursuive son enquête préliminaire mais aussi par l’envoi d’un courrier au juge belge l’informant de la décision du gouvernement de lever l’immunité de juridiction de Hissène Habré dont ce dernier pourrait chercher à se prévaloir.

Sénégal

Comme nous l’avons souligné ci-dessus, les victimes d’Hissène Habré souhaitaient initialement que l’ex-dictateur fût jugé dans le pays où il s’était réfugié en 1990. En tant qu’Etat partie à la Convention des Nations Unies contre la Torture, le Sénégal était légalement tenu—et l’est toujours—de poursuivre Hissène Habré si celui-ci n’est pas extradé. Après qu’un juge sénégalais ait inculpé Hissène Habré en 2000 pour actes de torture et de crimes contre l’humanité, la Cour d’appel et la Cour de cassation avaient constaté que le Sénégal n’avait pas transposé dans sa législation les dispositions de la Convention contre la torture et n’avait pas, en conséquence, la compétence lui permettant d’instruire les plaintes puisque les crimes allégués avaient été commis à l’étranger par un ressortissant non sénégalais.42

Selon l’interprétation donnée par la Cour de Cassation au regard de la loi sénégalaise, Hissène Habré pourrait toutefois encore être jugé au Sénégal si ce pays modifiait son code de procédure pénale, afin que ses tribunaux soient compétents pour juger de crimes internationaux, comme le génocide, les crimes contre l’humanité et la torture, même lorsque ces crimes ont été commis en dehors de son territoire.43 Si cette approche a été suggérée lors d’un séminaire organisé par le ministère de la justice et les groupes sénégalais des droits de l’homme en mars 2003, et un texte spécifique a été adopté à cet égard,44 cette proposition n’a jamais été suivie, et l’on peut à présent douter de la volonté politique du Sénégal d’adhérer à cette approche.

En 2003, le Président Wade a déclaré que :

Monsieur Habré ne sera pas jugé au Sénégal parce que les faits ont été commis ailleurs et parce que les victimes se trouvent, elles aussi, ailleurs qu’au Sénégal. Je ne veux pas me retrouver avec un procès où les parties civiles et la défense produiront deux mille à trois mille témoins. Cela ridiculisera la justice sénégalaise. 45

En Octobre 2005, le président Wade a tenu des propos similaires :

Hissène Habré ne peut pas être bien jugé à Dakar parce que le juge de Dakar qui veut connaître des crimes ou des faits qu’on impute à Hissène Habré, qu’est-ce qu’il peut faire? Il ne peut pas se déplacer pour aller au Tchad et les victimes vont amener 1000 témoins et l’autre partie va aussi amener 1000 témoins. 46

Si cette option était retenue, il conviendrait cependant de s’assurer que les tribunaux sénégalais utilisent les conclusions de l’enquête préliminaire belge—y compris les procès-verbaux d’interrogatoire, les dépositions des témoins, les notes de la commission rogatoire au Tchad, les commentaires des officiers de police judiciaire, et surtout les milliers des documents de la DDS et l’analyse de ceux-ci. Cela permettrait non seulement de réduire les coûts afférents mais aussi d’éliminer les délais excessifs inhérents à la reprise de la procédure d’instruction depuis le début.

De surcroît, la CEJA pourrait explorer la possibilité d’une assistance extérieure—soit internationale soit des Etats membres de l’Union Africaine—afin de couvrir les surcoûts, tels que le transport des témoins et des victimes mais aussi le recrutement du personnel supplémentaire. A cet égard, il est fort probable que la Belgique accepte d’aider à supporter les coûts d’un tel procès au Sénégal.

On pourrait enfin envisager une solution hybride, un tribunal sénégalo-belge. Dans cette hypothèse, les ressources et le personnel des deux pays pourraient être associées dans le cadre d’un procès se tenant au Sénégal.

Cette solution dépend cependant de la volonté politique du Sénégal d’adopter les réformes législatives nécessaires afin de donner compétence à ses tribunaux  pour juger les crimes allégués de Mr. Habré et idéalement d’intégrer les conclusions de l’enquête préliminaire belge (ou bien de permettre une solution hydrique qu’est la création d’un tribunal sénégalo-belge). Si cette option était retenue, il conviendrait de s’assurer, que dans l’hypothèse où le Sénégal est dans l’incapacité d’engager les réformes législatives nécessaires avant le Sommet de Janvier 2007, l’Union africaine recommande que le Sénégal extrade Hissène Habré vers la Belgique.47

Afin d’évaluer la faisabilité d’une telle solution, le CEJA est encouragé—avant la tenue du Sommet de juillet 2006—à contacter les autorités belges et sénégalaises.

Autres pays africains

Une autre possibilité serait de juger Hissène Habré dans un autre pays africain. Au cours des quinze années qui ont suivi la fuite de Hissène Habré au Sénégal, aucun autre pays africain n’a demandé son extradition ou pris, jusqu’ici, une quelconque initiative pour que les victimes des crimes de Hissène Habré soient entendues devant un tribunal. L’on ne peut affirmer avec certitude qu’il existe un pays africain qui dispose de lois (comme celles qui existent en Belgique, en Espagne ou en Allemagne) lui permettant d’ouvrir une enquête pour des crimes commis en territoire étranger, lorsque l’accusé ne séjourne pas sur son territoire et de demander ensuite l’extradition de l’étranger. De manière similaire, alors que l’on compte de nombreux étrangers parmi les victimes de Hissène Habré, les pays africains ne semblent pas prêts à donner à leurs tribunaux compétence pour poursuivre l’auteur d’un crime commis à l’étranger contre un de leurs propres ressortissants (compétence sur la base de la « personnalité passive »). Il y avait, par exemple, des victimes sénégalaises de Hissène Habré, mais cela n’a pas empêché les juridictions sénégalaises de se déclarer incompétentes en la matière.

Si un pays africain, compétent pour ces faits, doté d’un système judiciaire indépendant et respectant les normes internationales en matière de procès équitable—de préférence un pays francophone—demandait rapidement l’extradition d’Hissène Habré, cette option pourrait être envisageable. Il faudrait aussi que ce pays ait aboli la peine de mort, ou accepte de ne pas l’appliquer dans ce cas. Ce pays aurait à supporter les coûts du procès, ou verrait ces coûts supportés grâce à l’assistance internationale.

Cette option aurait toutefois encore comme inconvénient d’exiger la reprise, depuis le début, d’une instruction—à laquelle la Belgique a déjà consacré plusieurs années. Il conviendrait donc de mettre au point un arrangement permettant le transfert des résultats de l’enquête menée en Belgique, ainsi qu’il est développé plus haut dans la partie sur le Sénégal.

Un tribunal africain

Aucun tribunal africain existant ne dispose de la juridiction ou de l’infrastructure adéquate pour conduire le procès pénal de Hissène Habré. D’autre part, ni la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, ni la Cour de Justice de l’Union africaine (dont aucune n’est encore opérationnelle) ne sont compétentes en matière pénale.

La Cour de Justice de l’Union africaine

Les Protocoles portant création de la Cour de Justice, prévus par l’Acte Constitutif de l’Union africaine, n’ont pas encore obtenu le nombre de ratifications permettant à la Cour d’entrer en vigueur. De toutes les façons, la compétence de la Cour se limite aux litiges entre les Etats membres ayant ratifié les Protocoles. Par ailleurs, la juridiction de la Cour ne couvre pas les questions d’ordre pénal.48

La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples

De manière similaire, alors que la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, est entrée en vigueur depuis janvier 2004, le Protocole portant création de la Cour prévoit que « la Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les Etats concernés » (Art.3). Elle n’a pas compétence pour traiter des crimes commis par des individus.

Par ailleurs, l’absence de compétence en matière pénale est implicite à la lecture des critères de sélection des juges. En effet, aux termes de l’article 11 du Protocole, les juges de Cour africaine des droits de l’homme et des peuples doivent jouir « d’une compétence et expérience juridique, judiciaire ou académique reconnue dans le domaine des Droits de l’Homme et des Peuples ». 

Les deux Cours africaines ne disposent pas du mandat légal leur permettant de procéder au transfert de détenus en provenance d’autres pays ou de maintenir des personnes privées de leur liberté. Par ailleurs, ces organes ne disposent pas de l’infrastructure nécessaire leur permettant d’organiser et de conduire des procès pénaux. Ainsi, ils n’ont ni enquêteurs, ni médecins légistes, ni agents de police, ni programmes de protection des témoins,….L’extension du champ de compétence des tribunaux africains existants en vue de leur permettre de juger Mr. Habré nécessiterait donc aussi la mise en place de l’infrastructure nécessaire au bon fonctionnement d’un tribunal pénal, avec toutes les conséquences évoquées plus haut sur le plan financier.49

Un tribunal permanent

Une autre possibilité consisterait à mettre en place un tribunal africain permanent pour juger des crimes internationaux les plus graves, y compris ceux qui auraient été commis par Hissène Habré. Une telle proposition ferait toutefois double emploi avec les compétences de la Cour pénale internationale (CPI), du moins pour les faits commis après l’entrée en vigueur, en juillet 2002, du Statut de Rome. Conformément au Statut de Rome, la CPI peut d’ores et déjà enquêter et poursuivre des individus accusés de crimes contre l’humanité, de génocide et de crimes de guerre lorsque les tribunaux nationaux ne souhaitent pas ou ne sont pas en mesure de le faire. Vingt-sept états africains sont Etats parties à la CPI. Le Sénégal a été le premier pays au monde à ratifier le Statut de Rome.

Si un tel tribunal était doté d’une compétence rétroactive, et non prospective, de façon à ne pas faire double emploi avec la CPI, il y a peu de chance qu’il soit mis en place. L’expérience issue de la préparation du Statut de Rome montre que peu d’Etats sont disposés à instaurer un mécanisme permettant de juger des crimes passés. Comme nous le soulignons ci-dessous, la mise en place d’un tribunal permanent coûterait par ailleurs énormément d’argent.

Un tribunal ad hoc

Une autre possibilité serait de mettre en place un tribunal ad hoc ayant pour compétence exclusive les crimes qui auraient été commis par Hissène Habré (ou peut-être, pour reprendre les termes de la décision établissant le tribunal spécial pour la Sierra Leone,  pour poursuivre les principaux responsables des graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire au Tchad, commises entre 1982 et 1990). Cette possibilité présente un certain attrait, tant politique que symbolique. Toutefois, avant de voir le jour, un tel tribunal se heurterait à de très nombreux obstacles.

L’existence d’une volonté politique soutenue et le facteur « temps » constituent les premiers obstacles. Il a fallu attendre deux ans pour que le Tribunal spécial pour la Sierra Leone voie le jour à la demande d’Ahmad Tejan Kabbah, Président de Sierra Leone (en juin 2000). Et deux autres années ont été nécessaires pour que les procès commencent en juin 2004. La création des Chambres extraordinaires au Cambodge pour juger les crimes commis par les Khmers rouges a nécessité plus de sept années d’intenses négociations et si en octobre 2004, le Parlement cambodgien a finalement adopté une loi établissant ces Chambres extraordinaires, à ce jour, celles-ci ne sont toujours pas opérationnelles. On peut donc prévoir que la mise en place d’un tribunal ad hoc contraindrait les victimes de Hissène Habré d’attendre encore de nombreuses années, alors qu’un système judiciaire, solide et indépendant a déjà entamé la procédure.

Mais le financement d’une telle entreprise reste l’obstacle numéro un. Des fonds seraient nécessaires pour le recrutement de juges, le bureau du procureur, le greffe (y compris le soutien aux témoins et aux victimes) et la défense. Comme nous l’avons signalé plus haut, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, comparable dans une large mesure, si ce n’est en ce qui concerne sa localisation, a coûté 79 millions de dollars au cours des trois premières années de sa mise en opération. Des frais additionnels pour le jugement de Hissène Habré en dehors du Tchad seraient aussi à prévoir pour le transport de centaines de témoins et les déplacements au Tchad  dans le cadre de l’enquête préliminaire.

Même le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, qui a fait un pas important en traduisant en justice les responsables d’atrocités commises lors du conflit armé en Sierra Leone, ne peut compter que sur un financement limité et incertain, étant donné qu’il est essentiellement financé par les contributions volontaires des Etats. Lors d’une réunion qui s’est tenue en septembre 2005, les Etats ont promis moins de 10 millions de dollars pour financer les activités du Tribunal spécial, une somme nettement inférieure aux 25 millions de dollars qui seraient nécessaires pour la poursuite des activités du tribunal pour l’année prochaine.

Une façon de réduire au moins la facture de l’enquête préalable au procès serait de parvenir à un arrangement prévoyant par exemple le transfert des résultats de l’instruction entreprise en Belgique.

Belgique

La Belgique demeure l’option la plus appropriée et la plus simple pour le procès de Hissène Habré. En effet, le système judiciaire belge a déjà examiné les chefs d’accusation en cause, délivré un mandat d’arrêt et lancé une demande d’extradition. En outre, la Belgique pourrait organiser très rapidement un procès équitable devant un tribunal indépendant. Plusieurs victimes de Hissène Habré  ont la citoyenneté belge et cherchent à obtenir justice devant les tribunaux belges.

Un juge belge, et la police judiciaire belge, ont examiné les accusations à l’encontre d’Hissène Habré depuis 2001, sur la base de l’ancienne loi belge de « compétence universelle ». Des dizaines de témoins ont quitté le Tchad afin de témoigner devant la justice belge. En 2002, à l’invitation du gouvernement tchadien, le juge belge en charge du dossier s’est rendu au Tchad. Accompagné d’officiers de police judiciaire et d’un procureur, le juge a interrogé des dizaines de témoins, a visité les centres de détention et d’anciens charniers du régime de Habré en compagnie d’anciens détenus. Le juge a aussi saisi des copies de milliers de documents des archives de la DDS de Hissène Habré, dont des listes quotidiennes de prisonniers et de personnes mortes en détention, des rapports d’interrogatoire, des rapports de surveillance et des certificats de décès.

La Belgique a déjà jugé avec succès des affaires en rapport avec le génocide rwandais de 1994. En 2001, quatre Rwandais, dont deux religieuses, avaient été accusés d’avoir pris part au génocide. En 2005, deux hommes d’affaires rwandais, ont été accusés d’avoir commis des crimes de guerre et des meurtres au cours de ce génocide. Les deux procès ont été considérés comme équitables. Les accusés ont été représentés par les avocats de leur choix, rétribués par le gouvernement belge.

Malgré le regrettable passé colonial de la Belgique, il convient de souligner que le pays n’a joué aucun rôle durant les événements du régime d’Hissène Habré au Tchad, et n’a aucun lien colonial avec le pays du dictateur. La Belgique offrirait dès lors une tribune politiquement neutre. Il convient également de rappeler que les victimes de Habré—du Tchad, du Sénégal et de la Belgique—ont attendu 15 ans avant qu’on veuille leur rendre justice et restent bien déterminées à voir Habré jugé en Belgique. 50

La Belgique représente enfin la possibilité la plus rapide d’organiser un procès équitable.



[34] « ‘Huge challenge' of Afghan torture case », BBC, 18 juillet 2005, http://news.bbc.co.uk/1/hi/uk/4693787.stm.

[35] Interview de Human Rights Watch avec le procureur belge en charge du dossier.

[36] Budget 2005 – 2006 de la Cour spéciale pour la Sierra Leone [en ligne], http://www.sc-sl.org/Documents/budget2005-2006.pdf.

[37] http://www.cambodia.gov.kh/krt/english/chrono.htm.

[38] En 1992, des dizaines d’anciens collaborateurs de Habré, renvoyés de force du Nigéria vers le Tchad ont été torturés et tués. CF. le rapport d’Amnesty International, « Tchad, le cauchemar continue », 3 Avril 1993. Selon les dires de Hissène Habré même, « extrader quelqu’un vers le Tchad de Déby, cela revient tout simplement à signer son arrêt de mort »,  Article  « Hissène Habré, Un dictateur face à la Justice », Jeune Afrique  l’Intelligent, 15-21 Février 2000.

[39] Rapport de Mme. Mónica Pinto, experte indépendante sur la situation des droits de l’homme au Tchad, 27 janvier 2005, E/CN.4/2005/121, paragraphe 64.Voir aussi le Rapport 2006 du Département d’Etat des Etats-Unis sur la situation des droits de l’homme au Tchad « le système judiciaire était inefficace, doté d’un budget et d’un personnel insuffisants, vulnérable aux manœuvres d’intimidation et de violence, et sujet à une immiscion du pouvoir executive » ( U.S. Department of State, Country Reports on Human Rights Practices, 2005, Released March 8, 2006 [en ligne], http://www.state.gov/g/drl/rls/hrrpt/2005/61561.htm, « The judiciary was ineffective, underfunded, overburdened, vulnerable to acts of intimidation and violence, and subject to executive interference ».)

[40] « Tchad: les victimes de Hissène Habré toujours en attente de Justice », Rapport de Human Rights Watch, 12 juillet 2005 [en ligne] http://hrw.org/french/reports/2005/chad0705.

[41] « Le Darfour saigne : les récentes violences transfrontalières au Tchad »,  rapport de Human Rights Watch, 21 février 2006 [en ligne] http://hrw.org/french/backgrounder/2006/chad0206.

[42] L’article 669 du code sénégalais de procédure criminelle donne compétence à ses tribunaux  pour les actes commis par des ressortissants non-sénégalais à l’étranger uniquement dans le cas « d’un crime ou d’un délit attentatoire à la Sûreté de l’Etat ou de contrefaçon du sceau de l’Etat, de monnaie nationale ayant cours ».

[43] Une telle modification ne serait être entravée par le principe de non-rétroactivité  puisqu’au moment où ils ont été commis, les crimes reprochés à Habré étaient  déjà considérés comme criminels tant aux termes de la législation sénégalaise que du droit international. Voir l’article 15 du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques (Un individu peut être jugé pour des actes ou des omissions qui étaient considérées comme « criminels, d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations » aux termes des lois adoptées après la commision de ces actes ou de ces omissions.)

[44] « Atelier de validation de l’avant projet de loi de mise en œuvre du Statut de Rome », organizé par le Ministère de la Justice, en collaboration avec l’Organisation Nationale des Droits de l’Homme (ONDH) et avec l’appui du Ministère Canadien des Affaires Etrangères et du Commerce International, 18-20 Mars 2003. Top of Form

[45] Walfadjiri (Sénégal), 24 février 2003

[46] « Alors là [quand les victimes ont porté plainte contre Hissène Habré à Dakar], j’ai dit, je suis contre. Hissène Habré ne peut pas être bien jugé à Dakar parce que le juge de Dakar qui veut connaître des crimes ou des faits qu’on impute à Hissène Habré, qu’est-ce qu’il peut faire ? Il ne peut pas se déplacer pour aller au Tchad et les victimes vont amener 1000 témoins et l’autre partie va aussi amener 1000 témoins. Alors les juges vont se trouver là entre des centaines et des centaines ou des milliers de témoins sans trop savoir ce qu’il y a à faire. Raisonnablement il ne peut pas être jugé à Dakar c’est pourquoi je suis tout à fait d’accord avec le jugement qui a été rendu à Dakar » (Transcript de l’interview sur TV5 le 12 octobre 2005).

[47] Il existe un précédent au regard d’une telle échéance. En juillet 2005, l’expert mandaté par la Commission des Nations Unies chargé d’examiné la possibilité d’engager des poursuites pour les crimes graves perpétrés au Timor Leste en 1999, a recommandé que l’Indonésie renforce sa capacité juridique, que le bureau de l’Avocat Général réexamine ses poursuites et que certains dossiers soient ré-ouverts. Il a d’autre part indiqué que si les recommandations ne sont pas appliquées dans un délai de six mois à compter d’une date qui reste à déterminer par le Secrétaire Général, la commission recommande que le Conseil de sécurité adopte une résolution tendant à la création d’un tribunal pénal ad hoc pour  le Timor-Leste dans un tiers Etat, « Summary of Report to the Secretary-General of the Commission of Experts to Review the Prosecution of Serious Violations of Human Rights in Timor-Leste (then East Timor) in 1999 », S/2005/458 [en ligne], http://www.securitycouncilreport.org/atf/cf/%7B65BFCF9B-6D27-4E9C-8CD3-CF6E4FF96FF9%7D/TL%20S2005458.pdf.

[48] Article 19 §1 du Protocole de la Cour de Justice de l’Union africaine, « La Cour a compétence sur tous les différends et requêtes qui lui sont soumis conformément à l’Acte et au présent Protocole ayant pour objet : (a) l’interprétation et l’application de l’Acte ; (b) l’interprétation, l’application ou la validité des traités de l’Union et de tous les instruments juridiques subsidiaires adoptés dans la cadre de l’Union ; (c) toute question relative au droit international ; (d) tous actes, décisions, règlements et directives des organes de l’Union ; (e) toutes questions prévues dans tout autre accord  que les Etats parties pourraient conclure entre eux, ou avec l’Union et qui donne compétence à la Cour ; (f) l’existence de tout fait qui, s’il est établi, constituerait une rupture d’une obligation envers un Etat partie ou l’Union ; (g) la nature ou l’étendue de la réparation due pour la rupture d’un engagement ».

[49] La création d’une nouvelle cour africaine unique qui combinerait les deux Cours est actuellement en projet et impliqueraient des délais supplémentaires. La Conférence de l’Union africaine a, en effet, décidé, lors de sa session ordinaire de Juillet 2004 à Addis Abeba, de fusionner en une seule et même juridiction les deux cours africaines.

[50] « Les victimes de Habré ont attendu quinze ans pour trouver un tribunal capable de les écouter, et de nombreux survivants sont déjà morts. La Belgique est prête à se saisir du dossier et en a la compétence. Après quinze ans, le Sénégal et l’Union africaine doivent nous permettre de nous retrouver un jour devant un tribunal ». Souleymane Guengueng, victime tchadienne et fondateur et vice-président de l’Association tchadienne des victimes de crime et de répression politique au Tchad, « Il faut juger Hissène Habré », dans Jeune Afrique l’Intelligent, 22 janvier 2006. Voir aussi Souleymane Guengueng , « Send Habré to Belgium for trial », dans International Herald Tribune, 16 Janvier 2006.


<<précédente  |  index  |  suivant>>december 2005