Rapports de Human Rights Watch

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La voie vers le référendum: promouvoir un débat ouvert

Le texte du Projet de charte, divulgué le 15 août, est un document dicté d'en haut plutôt que le produit d'un processus de consultation officielle mené avec le public algérien. A l'exception de réunions que la Commission ad hoc du président a tenues avec les familles des “disparus,” —réunions qui étaient elles-mêmes controversées,30 — le processus d'élaboration de la Charte n'a pas inclus de consultations officielles avec les victimes de violations des droits humains à propos de leurs revendications et aspirations.

La Charte tient la promesse du Président Bouteflika, faite lors de son discours prononcé  le 31 octobre 2004, de solliciter l'approbation populaire à propos d'une amnistie générale afin de sceller la “réconciliation nationale.” Peu après le discours du 31 octobre, avant même que quiconque n'ait de précisions sur le plan du président, une mobilisation nationale en faveur d'une amnistie générale a été encouragée officiellement et menée pendant de longs mois. Un conseil national pour l’amnistie générale a soudain fait son apparition dans la campagne, avec à sa tête à titre honorifique, l'ex-président Ahmed Ben Bella. (Cet organe se serait rebaptisé Conseil national pour la paix et la réconciliation nationale peu de temps après que le Président ait divulgué son Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale.)

Les Algériens ont maintenant l'occasion de voter pour ou contre la Charte. On voit mal comment un débat national portant sur une initiative aussi importante peut se faire de manière réfléchie et en toute connaissance de cause en l'espace des quarante-cinq jours précédant le référendum. (Il s'agit du délai minimum requis par l'article 168 de la loi électorale entre la date de divulgation du projet et le vote.31)

C'est d'autant plus regrettable qu'un certain nombre de facteurs ont entravé la discussion publique jusqu'à présent et menacent de geler le débat au cours des six semaines qui précèdent le référendum.

Premièrement, il est peu probable que les médias algériens promeuvent une réflexion publique complète et élargie à propos de la Charte. La presse parlée, contrôlée par l'Etat, a jusqu'à présent largement passé sous silence les critiques visant la proposition d'amnistie générale et la gestion du problème des “disparus” par l'Etat. Certains quotidiens privés algériens ont fait du bien meilleur travail, publiant des critiques et des questions sur le projet d'amnistie mais le nombre de leurs lecteurs est limité et ils continuent à être confrontés à des pressions de la part des autorités. Depuis la réélection du Président Bouteflika en avril 2004, le gouvernement a poursuivi en justice un certain nombre de directeurs de journaux, de journalistes et de caricaturistes pour des articles et des commentaires critiques envers le président et d'autres hauts fonctionnaires.

Deuxièmement, les Algériens continuent à vivre dans un état d'urgence qui dure depuis treize ans et limite les libertés civiles. Par exemple, la loi sur l'état d'urgence habilite le ministre de l'intérieur et les gouverneurs de chaque wilaya à interdire tout rassemblement public "susceptible de troubler l'ordre et la tranquillité publics."32 Les autorités ont empêché certaines organisations critiques envers le gouvernement, telles la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme, de tenir des rencontres dans des salles publiques. Le gouvernement a résisté aux appels lancés pour lever l'état d'urgence et il n'en est pas question dans la Charte, même si elle proclame que le terrorisme —prétendument à la base de la loi d'exception — a été largement vaincu: “Le terrorisme a été - par la grâce d’Allah le Tout-Puissant et le Miséricordieux - combattu puis maîtrisé sur l’ensemble du territoire national qui a enregistré un retour de la paix et de la sécurité.”

Troisièmement, le président lui-même décourage activement le débat en s'en prenant à ceux qui critiquent les principes de la Charte. Dans son discours du 14 août, à la veille de la divulgation du projet, il a parlé en ces termes:

Des voix connues ne manqueront pas de s’élever pour tenter de s’opposer à cette attente populaire légitime, à notre désir profond de paix, à notre quête de réconciliation nationale pour que l’Algérie retrouve la force de son unité nationale qui lui a permis de s’opposer à ses adversaires à travers les siècles.

Ces voix seront sans aucun doute les mêmes que celles qui, à l’intérieur et à l’extérieur, ont assisté hier silencieuses aux horribles tueries qui nous ont frappés dans notre chair et dans notre âme. Ce silence coupable hier les a disqualifiés de s’ériger aujourd’hui en censeurs de la volonté du peuple souverain, comme elles se sont retrouvées disqualifiées déjà, dans leurs vaines tentatives de se dresser contre la Concorde Civile.

Depuis que le plan a été rendu public, certains des plus proches alliés du Président ont adopté ce type de discours intimidant et semeur de discorde, notamment Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du Front de libération nationale, qui fait partie de la coalition au pouvoir. Encourageant vivement le oui, Belkhadem a déclaré à la télévision nationale le 21 août: “Certains individus ont des intérêts à nourrir le feu de la fitna pour que notre pays ne retrouve pas sa stabilité. Nous sommes plus que jamais interpellés pour mobiliser l’opinion publique contre ces voix à l’intérieur et à l’extérieur de l’Algérie.”33

Des gens honnêtes peuvent ne pas être d'accord sur les avantages et conditions d'une amnistie et sur la façon de réhabiliter les victimes après des années d'effusion de sang. Les Algériens doivent trouver leur propre formule, idéalement après un débat national libre, non précipité, qui permet à chacun d'être bien informé. Malheureusement, les attaques préventives du président à l'encontre de ceux qui pourraient critiquer la Charte jettent un froid dans le débat au lieu de le stimuler.

Même si le débat national et le référendum devaient se dérouler dans des circonstances idéales, ils ne peuvent devenir des instruments visant à priver les victimes de violations des droits humains et d'autres Algériens des droits qui leur sont internationalement reconnus. Ces droits ne peuvent être soumis à un vote à la majorité, aussi libre et démocratique soit-il.



[30] Au cours de l'été 2004, la Commission ad hoc sur les disparus a convoqué les familles une par une pour qu'elles répondent oralement à une série de questions reprises dans un questionnaire écrit, notamment: “Quels sont les vœux de la famille du disparu?” et “La famille du disparu accepterait-elle une indemnisation susceptible de lui être proposée par l’Etat?” Le président de la commission, Ksentini, a déclaré à Human Rights Watch dans un entretien qui s'est déroulé le 15 juin 2005 que 5.300 questionnaires avaient été complétés. Il a annoncé que soixante-sept pour cent des personnes interrogées avaient dit qu'elles accepteraient les indemnisations de l'Etat. La façon dont ces entretiens ont été menés a provoqué la colère de nombreux défenseurs des  “disparus.” Des membres de deux organisations, SOS Disparus et l'Association nationale des familles des disparus, ont confié à Human Rights Watch, lors d'entretiens à Alger les 14 et 15 juin 2005, que les fonctionnaires qui avaient convoqué les familles avaient insisté sur un “oui” ou “non” pour répondre à la question complexe des indemnités, avaient mis la pression sur certaines personnes interrogées pour qu'elles répondent par l'affirmative, avaient sommé les épouses de “disparus” de compléter le questionnaire dans certains cas lorsque les mères refusaient de signer, et avaient refusé de fournir aux familles une copie de leur questionnaire signé. Voir aussi le communiqué conjoint de SOS Disparus et du Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie, “Le dossier des Disparitions forcées n’est pas soluble dans l’indemnisation,” 28 juillet 2004 [en ligne] www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/collectif_indemnisations.htm (consulté le 26 août 2005). Lors de son entretien du 15 juin 2005 avec Human Rights Watch, Ksentini a confirmé que la commission n’avait pas donné aux familles une copie de leur questionnaire signé mais il a nié le fait que des pressions avaient été exercées sur des personnes interrogées. Il a ajouté que le questionnaire n'était qu'un simple formulaire « à valeur indicative » et qu'il n'engageait en aucune manière les personnes interrogées. Mais pour justifier une approche du problème axée sur les indemnités et pour faire valoir que les défenseurs des “disparus” qui insistent surtout sur le droit des familles à la vérité et la justice ne représentent pas la majorité des familles, il a invoqué que le recensement aurait permis de constater que deux-tiers des familles étaient en faveur d'une indemnisation.

[31] Loi n° 97-07 du 6 mars 1997, en ligne en français sur www.lexalgeria.net/elect.htm.

[32] Décret présidentiel 92-44 du 9 février1992, portant instauration de l'état d'urgence, Article 7.

[33] Cité dans Naïma Hamidache, « Belkhadem à propos de la Charte: ‘Le projet est appelé à devenir une loi’», l’Expression, 23 août 2005.


<<précédente  |  index  |  suivant>>Septembre 2005